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Full text of "Les Caractères de La Bruyère : édition annotée"

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4 


-i./ 


LES    CARACTERES 


t' 


i^ro 


LA    BRUYÈRE 

ÉDITION    ANNOTÉE 
PAR 

JULES     LEVALLOIS 


Tome 


^kf 


PARIS 

LIBRAIRIE    DE    LA    SOCIÉTÉ    BIBLIOGRAPHIQUE 
195,    Boulevard   Saint-Germg 


I  îo3 

JbL 


INTRODUCTION 


I 


^#^ntre  nos  grands  moralistes  français,  il  existe 
^^'^''  plus  d'un  trait  de  ressemblance.  Presque 
^:^^^  tous  écrivent,  soit  vers  la  fin  de  leur  siècle, 
au  moment  où  les  espérances  baissent,  où  les  regrets 
s'accentuent,  soit  après  l'une  de  ces   secousses   poli- 

•  tiques  ou  sociales  dans  lesquelles  apparaissent  et  se 
laissent  en  quelque  s:rte  toucher  du   doigt,    les   fai- 

^  blesses,  les  inconséquences,  les  misères  de  l'humanité. 
Montaigne  et  La  Rochefaucauld  ont  traversé  la 
guerre  civile  ;  Joubert  a  vu  la  Terreur  ;  Vauvenar- 

-  gués,  mort  jeune  en  des  temps  paisibles,  fait  seul  ex- 
ception. Il  a  par  moments  de  l'enthousiasme  et  de  la 
flamme.  La  tristesse  que  l'on  remarque  en  plus  d'un 
endroit  de  ses  Pensées  lui  vient  de  ses  circonstances 
personnelles,  de  sa  carrière  brisée,  de  sa  mauvaise 
santé,  plutôt  que  de  l'expérience.  La  Bruyère  a  vu 
les  grandeurs  de  Louis  XIV.  Il  les  a  senties  et  com- 
prises ;  nul  n'a  parlé  plus  dignement  que  lui  des  écri- 
vains, des  militaires,  des  hommes  d'État  qui  ont 
illustré  ce  règne,  et  le  souverain  lui-même  a  été  no- 
blement célébré  par  cette  plume  intègre. 

T.  I.  I. 


INTRODUCTION. 


Mais  si  les  splendeurs  ont  frappé  le  moraliste,  elles 
ne  l'ont  point  ébloui.  Il  a  eu  sous  les  yeux  ce  que 
Montaigne  n'avait  pas  connu,  ce  dont  Pascal  s'est 
détourné,  ce  que  La  Rochefoucauld  a  entrevu  :  la 
cour  et  la  ville,  c'est-à-dire  la  vie  sociale  concentrée  et 
comme  condensée  dans  un  espace  restreint.  Aucune 
des  délicatesses,  aucun  des  raffinements  auxquels  se 
complaît  une  élite  ne  lui  a  échappé,  mais  le*  jeu  des 
passions,  l'âpreté  des  intérêts,  "l'oubli  ou  la  perver- 
sion de  certains  sentiments  n'ont  pu  tromper  sa  péné- 
tration. Ajoutez  à  cela  que  La  Bruyère  était  né 
presque  au  milieu  du  siècle  (août  1645)  ^^  que  s'il  lui 
a  été  donné  d'en  admirer  l'éclat,  il  ne  s'est  pas  fait  la 
moindre  illusion  sur  les  signes  avant-coureurs  de  la 
décadence.  Les  sociétés  ou  du  moins  les  formes  sous 
lesquelles  elles  se  manifestent  vieillissent  vite.  Le 
moraliste  a  constaté  ce  phénomène  autour  de  lui  ; 
évidemment  il  en  a  souffert. 

La  curiosité  moderne  est  insatiable.  Elle  a  voulu 
savoir  au  juste  ce  qu'il  y  avait  de  personnel  chez  La 
Bruyère  dans  sa  tendance  à  la  tristesse.  Certes,  les 
écrivains  du  temps  de  Louis  XIV  étaient  moins  do- 
minés que  ceux  de  nos  jours  par  les  conditions  maté- 
rielles de  la  vie,  par  le  plus  ou  moins  de  fortune,  le 
plus  ou  moins  de  surbordination  extérieure.  Ils  s'y 
montraient  sensibles  cependant,  n'étant  point  d'im- 
palpables et  célestes  créatures.  La  biographie  de 
Corneille  estlà  pour  le  prouver.  Seulement,  sur  ce  cha- 
pitre, toujours  délicat,  parfois  douloureux,  les  moins 
favorisés  observaient  une  rigoureuse  discrétion.  S'ils 
s'ouvraient,  si  un  cri  leur  échappait,  c'est  que  la  cir- 
constance était  pressante  et  le  péril  urgent.  Les  quel- 


INTRODUCTION. 


ques  indications  cparses  dans  les  Caraclùrs  et  qui 
font  allusion  à  la  modeste  position  de  La  Bruyère  ne 
sauraient  ctre  considérées  comme  des  documents. 
L'auteur  n'a  pas  tenu  à  ce  qu'ils  fussent  plus  clairs  et 
plus  significatifs.  Mais  nous  autres,  gens  du  xxx'^' 
siècle,  nous  avons  voulu  connaître  ce  qui  paraissait 
vouloir  se  dérober.  Longtemps  les  recherches  ont  été 
vaines,  infructueuses.  A  la  fin,  la  patience  des  érudits 
a  triomphé  de  tous  les  obstacles.  Grâce  aux  récents 
travaux  de  MM.  AUaire,  dans  une  série  d'articles  au 
Cûirespondant,  et  Gustave  Servois,  dans  la  magistrale 
Notice  placée  en  tète  des  Grands  écrivains  de  la 
France  (i),  cette  vie  si  fermée,  si  cachée,  est  aujour- 
d'hui pénétrée  à  jour.  On  sait  de  La  Bruyère  bien 
autre  chose  que  ce  qu'il  nous  a  dit  de  lui-même,  et 
de  ses  parents,  grands  parents,  ancêtres,  beaucoup 
plus  peut-être  qu'il  n'en  savait,  et  infiniment  plus  à 
coup  sûr  qu'il  ne  lui  aurait  convenu  de  nous  en 
apprendre. 

Il  a  parlé,  par  manière  de  plaisanterie,  d'un  certain 
baron  des  Croisades,  Geoffroy  de  La  Bruyère,  dont 
il  se  réclamait  comme  d'un  noble  aïeul  ;  mais  il  s'est 
gardé  de  nous  entretenir  de  son  véritable  trisaïeul, 
Jean,  l'apothicaire,  l'un  des  membres  les  plus  ardents 
du  Conseil  des  Seiie,  ni  de  son  bisaïeul,  Matliias, 
lieutenant  civil  de  la  vicomte  et  prévôté  de  Paris, 
non  moins  fougueux  ligueur.  L'un  et  l'autre  s'étaient 
tellement  compromis  qu'ils  furent  obligés  de  quitter 
la  France  à  Tavènement  de  Henri  IV,  et  que  la  plu- 
part de  lebrs  biens  furent  confisqués.   Ils  sont  fort 


(I)  Chez  Hachette. 


INTRODUCTIOy. 


soupçcniiés  d'avoir  trempé  ccn:me  complices  dans 
l'irrestaticn  et  la  mcrt  du  président  Brisson.  L'his- 
tcire  de  la  fortune  des  La  Bruyère  est  très  compliquée 
et  passe  par  plus  d'une  phase.  Laborieusement  ac- 
quise à  l'origine,  défaite  par  ceux-ci,  relevée  par 
ceux-là,  elle  atteignit,  non  pas  à  ce  que  l'on  appelait 
alors  la  richesse,  mais  à  ce  que  nous  nommerions 
l'aisance. 

«  Un  capital  de  I2.cxx)  francs,  et  les  revenus  que 
l'on  pouvait  tirer  des  fonctions  de  contrôleur  des 
rentes  de  la  ville  de  Paris,  telle  était  la  fortune  des 
parents  de  La  Bruyère,  au  moment  de  leur  mariage. 
Sur  huit  enfants,  ils  devaient  en  élever  cinq,  et  le  bud- 
get du  contrôleur  eût  été  peut-être  insuffisant,  si  son 
frère  cadet,  Jean,  auquel  étaient  échus  des  domaines 
en  Vendcmcis  et  qui  avait  acquis  une  aSsez  belle 
fortune  mobilière,  n'avait  pris  place  à  son  foj-er  et 
allégé  les  charges  de  la  maison  en  les  partageant  (i).» 

Les  comptes  que  rendit  à  ses  enfants  Elisabeth 
de  La  Bruyère  en  1676,  nous  initient  à  toutes  les 
dépenses  d'intérieur  pendant  une  période  d'au  moins 
quatre  ans,  et  nous  montrent  le  futur  moraliste  me- 
nant grand  train,  aj'ant  des  gens,  des  chevaux,  un 
carrosse  et  occupant  une  chambre  carrelée  à  neuf, 
ornée  d'une  belle  pièce  de  tapisserie  de  Flandre  à 
verdure,  qu'il  avait  achetée  1.4CO  livres  à  la  vente 
des  meubles  de  son  oncle. 

C'est  pendant  cette  période  de  large  aisance,  de 
fortune  relative,  que  La  Bmyère,  reçu  avocat,  mais 
qui  parait   n'avoir  jamais    plaidé,  acheta  (1675)  ^^"^^ 


(i)  Notice  biographique. 


INTRODUCTION. 


charge  de  trésorier  général  de  France  au  bureau  des 
finances  de  la  généralité  de  Caen.  Cette  charge,  qui 
coûtait  environ  24.000  livres,  en  rapportait  par  an 
2.350.  Elle  n'était  pas  bien  assujettissante,  puisque 
pendant  treize  ou  quatorze  ans  qu'il  fut  titulaire,  La 
Bruyère  ne  fit  qu'un  seul  voyage  à  Caen,  et  encore 
ce  fut  pour  son  installation. 

De .  1684  à  1686,  il  cumula  cette  fonction  avec 
celle  de  professeur  d'histoire  auprès  du  duc  de  Bour- 
bon, petit-fils  du  grand  Condé.  Ses  appointements 
étaient  de  1.500  livres  par  an.  On  les  pa3'ait  du  reste 
d'une  manière  assez  irrégulière.  Ils  demeurèrent  tels 
jusqu'en  décembre  1686,  où  la  mort  du  prince.de 
Condé  amena  'de  grands  changements  dans  la  mai- 
son et  mit  fin-  aux  leçons  que  recevait  le  duc  de 
Çourbon.  La  Bruyère  cependant  fut  conservé  près  de 
la  famille,  à  laquelle  on  l'attacha  en  qualité  d'homme 
de  lettres,  avec  mille  écus  de  pension  et  le  logement 
aussi  bien  à  Paris  et  à  Versailles  qu'à  Chantilly.  Il 
se  défaisait  à  la  même  époque  de  son  office  de  tré- 
sorier. 

Les  inventaires  qui  furent  dressés  à  ses  divers  lo- 
gements au  moment  de  sa  mort  (1696)  nous  le  mon- 
trent dans  une  honorable  médiocrité.  'N'oublions  pas 
que  les  Caractères  ne  lui  rapportaient  rien,  puisqu'il 
en  avait  abandonné  les  bénéfices  à  la  fille  de  son 
libraire,  Michallet.  Assurément  la  situation  du  philo- 
sophe ne  fut  jamais  précaire,  il  ne  connut  ni  le  besoin 
ni  l'inquiétude  du  pain  quotidien,  mais,  sauf  pendant 
un  court  espace  de  temps,  la  vie  facile  et  agréable, 
la  vie  aimable,  comme  il  la  qualifie  quelque  part,  lui 
fut  refusée.  Il  en  prit  son  parti  et  même  se  vanta  de 


IXTRODUCTION'. 


son  désintcressement.  De  sûrs  indices  permettent 
pourtant  de  croire  qu'il  se  serait  bien  accommodé 
d'un  meilleur  sort. 

On  arrive  plus  ou  moins  pour  les  choses  du  passé 
où  les  chiffres  jouent  un  rôle  à  reconstituer  le  vrai, 
tout  au  moins  le  vraisemblable,  en  fouillant  les  ar- 
chives nationales,  départementales,  voire  même  les 
greffes  des  cours  d'appel  et  les  études  de  notaires. 
En  ce  qui  touche  les  relations  intimes,  les  rapports 
d'homme  à  homme,  les  nuances  de  la  condition 
sociale,  les  bonnes  grâces  du  supérieur  pour  les 
subordonnés,  les  timidités  de  l'inférieur  envers  le  maî- 
tre, il  est  bien  plus  difficile  d'arriver  à  un  résultat  po- 
sitif, à  une  certitude  quelconque.  Ainsi,  après  tout  ce 
qu'on  a  écrit,  imprimé,  après  tout  ce  que  nous  avons. 
lu  sur  le  séjour  de  La  Bruyère  dans  la  maison  4e 
Condé,  nous  ne  savons  point  encore  au  juste  sur  quel 
pied  il  s'y  trouvait.  Nous  en  sommfs  toujours  à  nous 
demander  si  son  humeur  ne  fut  point  altérée  par  les 
caprices  qu'il  dut  essuyer  et  les  sacrifices  d'amour- 
propre  auxquels  il  fut  contraint  de  se  résigner. 

Les  Condé  passent  pour  avoir  été  des  compagnons 
peu  endurants  et  des  patrons  mal  commodes.  On  con- 
naît la  tragique  anecdote  de  Santeul,  empoisonné  par 
M.  le  Duc  avec  du  tabac  jeté  dans  un  verre  de  vin  d'Es- 
pagne en  manière  de  divertissement.  Nous  n'avons, 
il  est  vrai,  de  ce  fait  d'autre  garant  que  Saint-Simon, 
et  celui-ci  est  bien  emporté,  bien  passionné,  bien 
excessif.  La  Monnoye,  qui  a  rédigé  un  récit  détaillé 
de  la  mort  de  Santeul,  garde  le  silence  sur  ce  point 
essentiel.  N'importi,  l'impression  fâcheuse  n'en  est 
pas  moins  produite.  Ce  qui  est  certain,  c'est  que  les 


INTRODUCTION. 


Condé,  charmants  quand  ils  le  voulaient  et  même 
séduisants,  étaient  d'humeur  inégale,  bizarre,  impé- 
rieuse, impatiente  de  toute  contradiction. 

Les  arcliives  de  Chantilly,  obligeamment  ouvertes 
aux  récents  biographes  par  M.  le  duc  d'Aumale,  con- 
tiennent un  certain  nombre  de  lettres  adressées  au 
grand  Condé  par  La  Bruyère  pendant  qu'il  concou- 
rait'à  l'instruction  du  duc  de  Bourbon.  Les  premières 
manquent.  Quelques-unes  sont  fort  intéressantes. 
Nous  signalerons  particulièrement  celle  du  9  février 
1685.  On  y  voit  que  le  professeur  d'histoire,  de  géo- 
graphie et  de  philosophie  s'était  plaint  au  grand-père 
de  l'inattention,  de  l'indocilité  de  son  élève.  Mon- 
sieur le  Prince  avait  averti  sur-le-champ  le  père, 
monsieur  le  Duc. 

«  Une  lettre  que  votre  Altesse  a  écrite  il  y  a  bien 
quinze  jours  à  Monsieur  le  Duc  a  fait  ici  le  mieux  du 
monde  :  je  m'en  suis  trouvé  soulagé  par  un  renou- 
vellement d'attention  qui  m'a  fait  deviner.  Monsei- 
gneur, que  vous  aviez  parlé  sur  le  ton  qu'il  faut,  et 
Monsieur  le  Duc  me  l'a  confirmé.  Dès  que  l'applica- 
tion tombera,  je  vous  en  avertirai  ingénument,  car  je 
sens  de  la  peine  à  tromper  ceux  qui  se  reposent  sur 
moi  de  quelques  soins  et  je  ne  commencerai  point 
par  votre  Altesse  Sérénissime  à  faire  un  effort  qui  me 
coûte  et  qui  lui  déplaise.  Je  voudrais  de  toute  mon 
inclination  avoir  six  grandes  heures  par  jour  à  bien 
employer  auprès  de  son  Altesse.  Je  vous  annoncerais 
d'étranges  progrès,  du  moins  pour  mon  fait  et  sur  les 
choses  qui  me  regardent.  Et  si  j'avais  l'honneur  d'être 
chargé  de  tout,  comme  j'ai  eu  le  plaisir  de  le  croire, 
j'en  répondrais  aussi  sûrement;  mais  j'ai  des  collègues, 


12  IXTRODUCriOX. 


et  qui  font  mieux  que  moi  et  avec  autant  de  zèle. 
Vous  devez  du  moins  être  très  persuadé,  M  msei- 
gneur,  que  le  peu  de  temps  que  j'use  auprès  de  Mon- 
sieur le  duc  de  Bourbon  lui  est  fort  utile,  qu'il  sait  très 
bien  ce  que  je  lui  ai  appris,  qu'il  n'est  pas  aisé  même 
de  le  mieux  savoir,  et  que  je  viserai  toujours  à  ce  qu'il, 
emporte  de  toutes  mes  études  ce  qu'il  y  a  de  moins 
épineux  et  qui  convient  davantage  à  un  grand  prince.» 

N'eût-il  que  cette  lettre  sous  les  yeux  —  et  il  y 
en  a  plusieurs  autres  dans  le  même  sens  —  un  ob- 
servateur pénétrant  se  tiendrait  édifié  relativement 
à  quelques-unes  des  déceptions  probables  de  La 
Bruyère.  Son  élève  lui  échappait  par  la  distraction  et 
l'indiscipline.  De  plus,  il  ne  pouvait,  comme  il  s'en 
était  flatté,  imprimer  de  l'unité  à  l'éducation.  Enfin, 
on  ne  semblait  pas  en  haut  lieu  tenir  suffisamment 
compte  de  ses  efforts,  de  son  zèle,  de  ce  qu'on  pour- 
rait appeler  sans  outrer  l'expression  sa  conscience 
préceptorale. 

Tout  cela  blessait  d'autant  plus  La  Bruyère  que 
(c'est  un  trait  noté  chez  lui  par  plusieurs  contempo- 
rains) il  avait  le  désir  et  comme  la  fureur  de  se  rendre 
agréable.  Son  empressement  et  ses  avances  ne  le 
servaient  guère  auprès  des  familiers  de  la  maison.  Sa 
gaité  même,  naturelle  ou  affectée,  lui  nuisait.  Galand, 
l'arrangeur  des  Mille  et  une  nuits,  a  consigoé  dans 
son  Journal  intime  le  propos  suivant  :  «  M.  Fougères, 
officier  de  la  maison  de  Condé  depuis  plus  de  trente 
ans,  disait  que  M.  de  La  Bruyère  n'était  pas  un 
homme  de  conversation,  et  qu'il  lui  prenait  des  sail- 
lies de  danser  et  de  chanter,  mais  fort  désagréable- 
ment.   » 


IXTRODUCTION.  I5 


Un  autre  témoignage  dans  le  môme  sens,  fort 
curieux  vraiment  et  dont  on  doit  la  découverte  à  un 
spirituel' érudit,  enlevé  trop  tôt  au  monde  des  lettres, 
Edouard  Fournier,  est  celui  de  Valincour,  si  connu 
comme  ami  de  Racine  et  de  Despréaux.  Interrogé  en 
1725  par  le  président  Bouliier, -sur  l'impression  per- 
sonnelle qu'il  avait  reçue  et  gardée  de  La  Bruyère, 
Valincour  lui  écri^■ait  : 

«  La  Bruyère  pensait  profondément  et  plaisam- 
ment, deux  choses  qui  se  trouvent  rarement  en- 
semble. Il  avait  non  seulement  l'air  de  Vulteius  (i), 
mais  celui  de  Vespasien,/fl«>w  mVfn/w  (2),'  et  toutes 
les  fois  qu'on  le  voyait,  on  était  tenté  de  lui  dire  : 
Utere  lactuds  et  viollibus... 

«  C'était  un  bonhomme  dans  le  fond,  mais  que  la 
crainte  de  paraitre  pédant  avait  jeté  dans  un  autre 
ridicule  opposé,  qu'on  ne  saurait  définir  ;  en  sorte 
que  pendant  tout  le  temps  qu'il  a  passé  chez  M.  le 
Duc,  où  il  est  mort,  on  s'y  est  toujours  moqué  de  lui.» 

Il  ne  faudrait  pas  abuser  de  ce  dernier  mot.  Les 
saillies  de  La  Bruyère  ou,  comme  nous  dirions  au- 
jourd'hui, ses  singularités,  ses  excentricités,  pouvaient 
faire  sourire  un  instant,  son  extrême  désir  de  plaire  et 
d'amuser,  pouvait  donner  un  moment  d'impatience, 
mais  cela  ne  touchait  pas  au  fond,  n'enlevait  rien 
à  la  profonde  estime  qui  s'attachait  à  sa  personne  et 
à  son  talent.  On  sait  d'ailleurs  qu'il  avait  la   réplique 

(i)  Voir  dans  les  Epîtres  d'Horace  la  septième  du  pre- 
mier livre. 
(2)  Martial,  livrelll,  éplgramme  LXXXIX. 


14  INTRODUCTION. 


vive  et  que  les  railleurs  n'ont  jamais  eu  à  se  louer  de 
lui  avoir  fait  la  guerre. 

Cette  situation  morale,  sociale  valait  assurément 
la  peine  d'être  étudiée  et  méritait  qu'on  y  regardât  de 
près.  Nous  l'avons  fait  en  toute  liberté  d'esprit  et  en 
nous  gardant  des  exagérations  de  diverses  sortes. 
Evidemment,  La  Bruyère  n'a  pas  eu  beaucoup  à  se 
louer  de  la  fortune  et  il  a  eu  quelquefois  à  se  plaindre 
de' sa  condition.  Ce  n'est  pas  une  raison  pour  le 
transformer  en  mécontent,  en  révolté. 

Nous  prêtons  trop  volontiers  les  modernes  suscep- 
tibilités démocratiques  à  des  hommes  qui  n'avaient 
ni  nos  habitudes  ni  nos  sentiments.  Une  subor- 
dination librement  acceptée  chez  des  personnes 
que  leur  naissance  mettait  dans  un  rang  à  part 
et  à  l'égard  desquelles  une  idée  de  comparaison 
ne  pouvait  même  s'éveiller,  non  .seulement  ne 
présentait  rien  de  blessant,  mais  était  considérée 
comme  fort  honorable.  «  Les  Altesses  à  qui  je 
suis,  »  écrivait  sans  sourciller  La  Bruyère  à  Buss}- 
Rabutin,  et  celui-ci  lui  répondait  tout  aussi  naturelle- 
ment. «  Vous  avez  un  mérite  qui  pourrait  se  passer 
de  la  protection  des  Altesses,  et  la  protection  de  ces 
Altesses  pourrait  bien,  à  mon  avis,  faire  recevoir 
l'homme  du  monde  le  moins  recommandable.  Jugez 
combien  vous  auriez  paru  avec  elles  et  avec  vous- 
même  si  vous  les  aviez  employées.  » 

Il  s'agissait  d'une  candidature  à  l'Académie  fran- 
çaise, candidature  qui  n'avait  pas  réussi,  et  l'on  voit 
que  La  Bruyère,  auquel  nous  n'avons  point  à  faire  des 
leçons  de  dignité,  s'était  gardé  de  recourir  à  un  pa- 
tronage imposant,  dont  le  poids  trop  décisif  en  sa 


INTRODUCTION.  I5 


faveur  lui  eût  été  reproché.  Mais  cela  ne  l'empêchait 
nullement  de  manifester  une  juste  fierté  en  rappelant 
qu'il  était  attaché  à  l'une  des  premières  maisons  de 
France. 


Il 


L'incontestable  tristesse  qui  règne  dans  les  Carac- 
Icrcs  est  impersonnelle  au  sens  le  plus  vrai  du  mot, 
c'est-cà-dire  qu'elle  n'est  produite  chez  l'écrivain  ni 
par  des  froissements  extérieurs  ni  par  un  douloureux 
retour  sur  lui-même.  Assurément,  l'observation  cons- 
tante de  l'humanité  n'est  pas  faite  pour  éveiller  des 
pensées  joyeuses.  La  gravité  quelque  peu  sombre  des 
moralistes  est  presque  passée  en  proverbe.  C'est  une 
vérité  que  nous  ne  songeons  pas  à  nier,  mais  au  fait 
général  peuvent  s'ajouter  des  particularités  qui  l'éclai- 
rent.  Ainsi,  en  ce  qui,  touche  La  Bruyère,  le  cours 
même  de  sa  vie,  sa  chronologie  intellectuelle  et  mo- 
rale, si  l'on  consent  à  nous  passer  cette  expression, 
suffit  à  rendre  compte  de  sa  disposition  intérieure. 

De  la  vingtième  à  la  trentième  année,  il  a  vu  éclore 
des  œuvres  étincelantes,  quelques-unes  parfaites  : 
Andromagiie,  Britannicus,  le  Misanthrope,  le  Lutrin, 
l'Art  poétique.  Les  Oraisons  funèbres  de  la  reine  d'An- 
gleterre et  de  la  duchesse  d'Orléans.' Une  cour  d'une 
politesse  accomplie,  une  floraison  extraordinaire 
d'hommes  de  talent  et  de  vertu,  des  succès  glorieux, 
des  merveilles  inouies  ont  frappé,  ravi,  ébloui  son 
esprit.  L'impression  qu'il  a  reçue  s'est  emparée  de 
son  âme,  s'y  est  gravée  en  traits   ineffaçables.  Mais 


l6  INTRODUCTION. 


rien  ne  dure  en  un  même  degré  de  perfection.  Tout 
s'altère,  se  corrompt  ;  tout  vieillit.  Les  merveilles 
deviennent  plus  rares,  les  succès  plus  contestés,  les 
grands  écrivains  meurent  ou  se  taisent,  les  honnêtes 
gens  se  divisent  sur  des  questions  secondaires  et  se 
découragent, la  gourmandise,  le  jeu,  les  mœurs  libres 
et  violentes  se  glissent  à  la  cour,  s'y  acclimatent. 
L'astre  royal  n'est  pas  voilé  encore  ;  pourtant  des 
nuages  courent  déjà  sous  le  ciel  bleu,  troublant  sa 
sérénité  ;  un  commencement  de  nuit  s'annonce. 

En  1687,  époque  où  parait  la  première  édition  des 
Caractères,  l'heure  des  revers  irréparables  n'a  pas 
sonné.  On  peut  cependant,  dès  lors,  prévoir  les 
inconstances  de  la  fortune.  Pour  emprunter  un  exem- 
ple à  notre  siècle,  La  Bruyère  est  dans  la  situation 
d'un  homme  dont  la  forte  mamrité  se  serait  écoulée 
entre  la  campagne  d'Italie  et  la  retraite  de  Moscou. 
Vers  1810  ou  181 1,  la  fatigue,  le  relâchement,  l'épui- 
sement qui  partout  se  révèlent  font  pressentir  le  dé- 
sastre :  il  est  dans  l'air. 

Quelques-uns  se  consolent  des  tristesses  du  présent 
ou  du  moins  tâchent  de  les  oublier  en  rêvant  d'un 
meilleur  avenir.  Fénelon,  Vauban,  Saint-Simon,  qui 
confirment  sur  tant  de  points  les  affligeantes  peintures 
du  moraliste,  ont  chacun  leur  projet  ou,  si  l'on  veut, 
leur  chimère  à  laquelle  ils  se  rattachent  :  Fénelon 
entrevoit  une  Salente  où  le  duc  de  Bourgogne  lui 
permettra  d'appliquer  ses  théories  ;  Vauban  se  flatte 
de  convertir  ministres  et  courtisans  à  ses  vues  de 
réformes.  Saint-Simon  estime  que  tout  ira  bien 
poun'U  qu'on  rende  au.x  ducs  et  pairs  la  préséance  qui 
leur  est  due;  La  Bruyère  ne  nourrit  d'illusions  d'au- 


INTRODUCTION.  I7 


cun  genre.  Son  idéal  est  dans  un  présent  qu'il  vou- 
drait retenir  et  qui  s'enfuit,  non  dans  un  avenir  qui  ne 
lui  inspire  ni  confiance  ni  attrait. 

Cela  est  aussi  exact  dans  l'ordre  littéraire  et  philo- 
sophique qu'au  point  de  vue  politique  et  social.  La 
bête  noire  de  La  Bruyère,  l'objet  de  son  aversion 
déclarée,  c'est  l'écrivain  qui  prépare  l'avènement  du 
siècle  futur,  qui  en  a  les  défauts  et  les  qualités,  les 
aspirations,  les  tendances,  la  tactique,  —  Fontenelle. 
L'objet  au  contraire  de  son  admiration  passionriée, 
inaltérable,  c'est  Bossuet.  Je  ne  me  réfère  pas  seule- 
ment aux  paroles  magnifiques  que  l'on  trouve  dans 
les  Caractcres-  sur  l'évêque  de  Meaux.  Un  passage 
d'une  lettre  au  prince  de  Condé,  à  propos  de  l'Oraison 
funèbre  de  la  princesse  Palatine  (août  1685),  montre 
combien  La  Bruyère  portait  d'intérêt  à  tout  ce  qui 
concernait  l'illustre  prélat. 

«  Je  n'ai  pu  entendre  l'oraison  funèbre  de  Monsieur 
de  Meaux,  à  cause  de  l'enterrement  de  ma  mère,  qui 
se  rencontra  le  jour  même  de  cette  cérémonie.  Je 
vous  fais.  Monseigneur,  mes  remerciments  très  hum- 
bles, et  avec  un  très  grand  respect,  des  bontés  que 
Votre  Altesse  daigne  me  marquer  sur  cette  perte 
dans  sa  dernière  lettre.  Pour  l'action  de  Monsieur  de 
Meaux,  elle  a  passé  ici  et  à  Paris  pour  l'une  des  plus 
belles  qu'il  ait  faites  et  même  que  Ton  puisse  faire. 
Il  y  eut  de  très  beaux  traits,  fort  hardis,  et  le  su- 
blime y  régna  en  bien  des  endroits  ;  elle  fut  pronon- 
cée en  maître  et  avec  beaucoup  de  dignité.  Elle  sera 
imprimée  :  c'est  Monsieur  le  Duc  et  Madame  la 
Duchesse  qui  l'ont  souhaité.  J'ai  marqué  à  Monsieur 
de  Meaux  l'endroit  de  votre   lettre  où  vous  vous   y 


INTRODUCTION. 


intcressez.  J'ai  mené  un  vrai  deuil  d'avoir  échappé 
au  plaisir  d'entendre  une  si  belle  pièce  faite  d'ailleurs 
sur  un  sujet  où  j'entre  si  fort  et  par  devoir  et  par 
inclination.   » 

Bien  que  La  Bruyère  ait  parlé  avec  quelque  irré- 
vérence de  plusieurs  écrivains  aujourd'hui  hors  de  pair, 
entre  autres  de  Pierre  Corneille  et  de  La  Fontaine,  il 
n'est  pas  un  de  nos  classiques  du  x\tl^  siècle  devant 
lequel  son  goût  ne  s'incline  et  même,  par  moments, 
ne  se  prosterne.  Si  le  portraitiste  s'est  égayé  en 
crayonnant  leur  physionomie,  le  critique  leur  rend 
pleine  et  haute  justice.  Peut-être  même,  avec  ces 
exagérations  que  nous  avons  notées  dans  sa  nature, 
va-t-il  beaucoup  plus  loin  qu'on  ne  le  lui  demanderait. 
■  Il  pousse  l'admiration  jusqu'au  découragement.  «Tout 
est  dit  et  l'on  vient  trop  tard  ;  »  les  Caractères  s'ou- 
vrent par  ces  mots  que  nous  avons  appris  dès  le  col- 
lège. Ce  n'est  malheureusement  point  une  vame 
formule,  une  affectation  de  lettré,  qui  se  déclare  in- 
digne pour  se  mieux  faire  valoir  ensuite.  L'auteur 
dédaigne  ces  détours  et  ces  poses.  Sa  modestie  trop 
réelle  ne  lui  a  pas  toujours  été  une  bonne  conseil- 
lère. 

Persuadé  qu'il  ne  saurait  égaler  ses  devanciers  et 
qu'il  ne  fallait  même  pas  en  concevoir  l'ambition, 
La  Bruyère  a  du  moins  voulu  faire  autrement.  De  là, 
ce  qu'on  a  justement  nommé  sa  manière.  Pascal, 
Bossuet,  Fénelon  sont  naturels  ;  La  Bruyère  est  ma- 
niéré. Nous  entendons  par  là  qu'il  a,  pour  noter  ses 
observations,  pour  exprimer  sa  pensée,  pour  en  tra- 
duire les  nuances,  un  tour  subtil,  extrêmement  ingé- 
nieux et  qui  n'est  qu'à  lui,  un  tour  inimitable,  je  n'j- 


ÎXTRODUCnOK.  19 


contredis  pas,  quoiqu'il  ait  donné  à  plus  d'un  la 
tentation  de  l'imiter.  Au  bout  du  compte,  il  a  ce 
que  nous  nommons  dans  le  langage  courant  :  un 
procédé. 

On  hésite  vraiment  quand  on  parle  d'un  prosateur 
qui  a  pris  place  auprès  des  plus  célèbres,  que  des 
esprits  sévères  ont  proclamé  un  maître  et  plus  d'une 
fois  présenté  comme  un  modèle,  d'un  écrivain,  pour 
lequel  on  se  sent  autant  de  goût  que  d'adnliration,  à 
énoncer  quelques  réserves,  à  faire  quelques  restric- 
tions, et  lorsqu'on  rencontre  une  autorité  dont  on 
puisse  s'appuyer,  on  ne  néglige  pas  de  la  citer. 

«  Qii'est-ce  dans  les  lettres  qu'un  grand  écrivain 
qui  n'est  pas  un  homme  de  génie?  écrit  M.  Nisard  dans 
son  Histoire  de  la  littérature  française.  Là  où  le  fond 
des  choses  n'est  pas  à  la  fois  juste  et  relevé,  il  n'y  a 
pas  de  grand  écrivain  ;  mais  il  peut  y  avoir  un  très 
habile  homme  qui  veut  cacher  aux  autres,  et  peut- 
être  à  lui-même,  la  faiblesse  de  ses  pensées.  C'est  de 
La  Bruyère,  quand  il  n'est  pas  cet  habile  homme, 
que  Boileau  disait  ce  mot  souvent  cité  :  «  Qu'il  ne 
«  manquerait"  rien  à  Maximiliert,  si  la  nature  l'avait 
«  fait  aussi  agréable  qu'il  a  envie  de  l'être.    » 

«  Un  peu  par  faiblesse,  un  peu  par  l'extrême  diffi- 
culté pour  le  moraliste  de  se  tenir  entre  le  raffiné  et 
le  commun,  La  Bruyère  tantôt  cherche  à  parer,  pour 
les  déguiser,  des  préceptes  de  sagesse  banale  qu'il  n'a 
pas  su  éviter,  et  tantôt  s'éblouit  de  la  finesse  de  ses 
vues.  Toujours  occupé  du  soin  de  plaire  au  lecteur, 
il  se  défie  de  la  variété  naturelle  de  son  sujet,  et  il 
prodigue  les  artifices  pour  diversifier  la  variété  elle- 
même.   » 


IXTRODUCTIOX. 


Le  mcme  critique  dit  plus  loin,  avec  une  parfaite 
justesse  : 

«  Certains  portraits  de  La  Bruyère  sont  excessifs, 
moins  encore  par  l'exagération  que  par  le  trop  grand 
nombre  des  traits  :  chaque  original  en  porte  plus  que 
sa  charge  :  ce  sont  les  Hercules  du  ridicule. 

«  Le  besoin  de  plaire  au  public  a  fait  sortir  La 
Bruyère  des  limites  de  son  art.  Il  l'avoue  dans  une 
note  sur  le  portrait  de  Ménalque  le  distrait,  où 
l'excès  de  longueur  choque  d'autant  plus  qu'il  s'agit 
du  type  mtnie  de  la  pétulance,  de  défaut  de  suite, 
de  la  mobilité,  de  l'absence.  «  Ceci,  dit-il,  est 
moins  un  caractère  particulier  qu'un  recueil  de  faits 
de  distraction  ;  ils  ne  sauraient  être  en  trop  grand 
nombre  s'ils  sont  agréables  ;  car,  les  goûts  étant 
différents,  on  a  à  choisir.  »  Raison  spécieuse  et 
qui  n'est  pas  d'un  maître  de  l'art.  La  Bruyère  donne 
l'exemple,  trop  souvent  imité,  des  théories  imagi- 
nées par  les  écrivains  pour  se  mettre  en  paix  sur 
leurs  défauts.  L'art  ne  consiste  pas  à  contenter  tous 
les  goûts,  en  flattant  les  uns  par  ce  qui  choque  les 
autres,  mais  à  faire  que  les  goûts  les  plus  différents 
soient  d'accord  de  la  justesse  d'une  pensée,  de  la 
beauté  d'une  expression,  de  la-  vérité  d'une  pein- 
ture.  » 

Une  des  causes  de  ce  manque  de  mesure  dans  le 
ton,  de  ce  défaut  de  proportions,  de  cette  surcharge 
de  traits,  est  la  façon  même  dont  La  Bruyère  a  com- 
posé son  livre.  Il  a  procédé  par  additions,  par  re- 
touches, ayant  toujours  quelque  chose  à  compléter, 
ne  croyant  jamais  avoir  assez  dit  ni  assez  bien  dit. 
Montaigne,  que  l'auteur  des  Caractères  lisait  beau- 


IXTRODUCTION. 


coup  el  qu'en  deux  ou  trois  endroits  il  a  fort  habile- 
ment pastiché,  avait  fait  ainsi,  mais  dans  un  intérêt 
de  stratégie  etpour  accoutumer  le  public  aux  hardiesses 
des  Essais.  On  a  pensé  qu'une  même  prudence  avait 
suggéré  à  La  Bruyère  ces  augmentations  qui  venaient 
grossir  le  volume  à  chaque,  édition.  Nous  estimons, 
quant  à  nous,  qu'elles  ont  été  causées  par  le  scrupule 
littéraire,  l'amour  de  la  perfection,  l'insatiable  re- 
cherche du  mieux.  A  remanier  sans  cesse,  l'écrivain  a 
quelquefois  risqué  de  gâter  ses  meilleures  pages.  Cela 
est  surtout  sensible  dans  les  morceaux  étendus,  où 
toutes  les  finesses,  toutes  les  ruses  de  la  ponctuation 
ne  parviennent  pas  à  dissimuler  le  placage  et  ne  sau- 
raient suppléer  à  la  brièveté  du  souffle-. 

C'est  assez  insister  sur  les  défauts.  Les  beautés  sont 
nombreuses  et  grandes.  Elles  ont  du  premier  coup 
mérité  le  succès,  et  la  durée  des  Caractùres  prouve 
que  l'auteur  ne  s'était  pas  égaré  en  des  exceptions  et 
n'avait  que  très  peu  accordé  à  la  fantaisie.  Qi-iand  on 
relit  ce  livre  à  deux  siècles  de  distance,  on  est  émer- 
veillé de  voir  comme  les  originaux  qui  le  peuplent 
sont  encore  vivants.  Il  y  a  beaucoup  à  parier  qu'ils 
seront  immortels.  Nous  les  rencontrons  tous  les  jours; 
nous  les  coudoyons  dans  la  rue;  nous  les  apercevons 
même  quelquefois  dans  notre  miroir  en  nous  y  regar- 
dant bien.  On  comprend  vraiment  qu'en  imprimant 
son  discours  de  réception  à  l'Académie  française,  où 
il  fut  admis  en  .695,  le  moraliste  se  soit  rendu  ce 
témoignage  dans  sa  préface  :  «  Qu'on  me  permette, 
ici  une  vanité  sur  mon  ouvrage  :  je  suis  presque  dis- 
posé à  croire  qu'il  faut  que  mes  peintures  expriment 
bien  l'homme  en  général,  puisqu'elles  ressemblent  à 


INTRODUCTION. 


taut  de  particuliers,  et  que  chacun  y  croit  voir  ceux 
de  sa  ville  ou  de  sa  province.  » 

Il  a  raison  de  se  décerner  cet  éloge,  et  quand  une 
louange  pareille  est  méritée  par  un  livre  de  morale,  ce 
livre  est  classé  d'emblée  dans  les  ouvrages  qui  ne 
doiAent  point  périr.  La  Bruyère  l'a  si  bien  senti  qu'il 
s'est  voué  pour  ainsi  dire  aux  Qtractà-es,  ne  cherdmnt 
point  à  tenter  la  fortune  dans  quelque  autre  genre. 

On  assure  qu'il  avait  travaillé  à  des  Dialogues  sur 
le  Ouiétlsme.  Ces  Dialogues  se  trouvent  au  tome  II* 
de  La  Bruyère  des  Grands  écrivains  de  la  France  (i), 
où  tout  le  monde  peut  les  lire.  Il  y  en  a  neuf,  dont 
les  deux  derniers  sont  d'un  théologien  aventureux 
nommé  EUies  Du  Pin.  Quelle  part  le  moraliste,  four- 
voyé sur  un  terrain  qui  n'était  pas  le  sien  et  faisant 
de  la  casuistique  en  amateur,  a-t-il  prise  aux  sept  autres 
dialogues  ?  C'est  ce  qu'il  est  bien  difficile  de  détermi- 
ner. Les  deux  premiers  dialogues  sont  assez  piquants, 
écrits  sans  éclat,  dans  la  bonne  moyenne  de  la  langue 
du  xvu^ siècle.  L'auteur,  quel  qu'il  soit,  possède  à  fond 
les  Provinciales  et  s'exerce  à  les  imiter.  Le  début 
agréable  ne  se  soutient  pas  ;  on  tombe  bientôt  dans  des 
digressions  et  des  subtilités,  où  la  plume  d'Ellies  Du 
Pin  se  fait  trop  exclusivement  sentir.  En  somme,  la 
publication  de  ces  Dialogues  sur  le  Ouiétistne,  tels  que 
nous  les  possédons,  aurait  peu  servi  la  réputation  de 
La  Bruyère;  il  est  bon  d'ajouter  que  ce  prosateur  scru- 
puleux ne  les  aurait  probablement  pas  mis  au  jour 
.dans  cet  état  d'imperfection. 

La  force  et  la  santé  :  voilà  les  deux  qualités  domi- 


(i)  Chez  Hachette. 


IKTRODUCTIOX. 


nantes  des  Caractères,  ce  qui  fait  qu'on  peut  et  qu'on 
doit  les  placer  entre  les  mains  de  la  jeunesse.  Mon- 
taigne, dans  sa  solitude  épicurienne,  a  du  maniaque  ; 
La  Rochefoucauld  n'est  qu'un  sceptique,  un  désabusé, 
confit  en  amertume  et  en  égoïsme  ;  Vauvenargue, 
plus  tard,  sera  un  éloquent  et  doux  valétudinaire.  La 
Bruyère  est  un  homme  de  complexion  robuste  et 
saine,  qui  ne  craint  pas  plus  de  célébrer  la  verta  que 
de  blâmer  le  vice.  Son  livre  respire  le  courage,  la 
fratichise,  l'honnêteté.  On  ne  le  lit  jamais  sans  profit; 
à  toutes  les  époques,  à  tous  les  âges,  on  y  trouve  de 
bons  conseils,  et  il  est  toujours  de  saison. 


Jules  Levallois. 


LES    CARACTERES 


LES     MŒURS     DE     CE     SIECLE 


f^e  rends  au  public  ce  qu'il  m'a  prêté  ,  j'ai  em- 
I  f^  prunté  de  lui  la  matière  de  cet  ouvrage  :  il 
est  juste  que,  l'ayant  achevé  avec  toute  l'at- 
tention pour  la  vérité  dont  je  suis  capable,  et  qu'il 
mérite  de  moi,  je  lui  en  fasse  la  restitution.  Il  peut 
regarder  avec  loisir  ce  portrait  que  j'ai  fait  de  lui 
d'après  nature,  et  s'il  se  connaît  quelques-uns  des 
défauts  que  je  touche,  s'en  corriger.  C'est  l'unique  fin 
que  l'on  doit  se  proposer  en  écrivant,  et  le  succès 
aussi  que  l'on  doit  moins  se  promettre.  Mais  comme 
les  hommes  ne  se  dégoûtent  point  du  vice,  il  ne  faut 
pas  aussi  se  lasser  de  le  leur  reprocher  :  ils  seraient 
peut-être  pires  s'ils  venaient  à  manquer  de  censeurs 
ou  de  critiques  ,  c'est  ce  qui  fait  que  l'on  prêche  et 
que  l'on  écrit.  L'orateur  et  l'écrivain  ne  sauraient 
vaincre  la  joie  qu'ils  ont  d'être  applaudis  ;  mais  ils 
devraient  rougir  d'eux-mêmes  s'ils  n'avaient  cherché, 
par  leurs  discours  et  par  leurs  écrits,  que  des  éloges  ; 
outre  que  l'approbation  la  plus  sûre  et  la  moins  équi- 
voque est  le  changement  de  rtiœurs  et  la  réformation 
de  ceux  qui  les  Usent  ou  qui  les  écoutent.  On  ne  doit 


LES   CARACTERES    DE 


parler,  en  ne  doit  écrire  que  pour  l'instruction,  et 
s'il  arrive  que  l'en  plaise,  il  ne  faut  pas  néanmoins 
s'en  repentir,  si  cela  sert  à  insinuer  et  à  faire  recevoir 
les  vérilés  qui  doivent  instaure.  Quand  donc  il  s'est 
glissé  dans  un  livre  quelques  pensées  ou  quelques 
réflexions  qui  n'ont  ni  le  feu,  ni  le  tour, ni  la  vivacité 
des  autres, bien  qu'elles  semblent  y  être  admises  pour 
la  variété,  pour  délasser  l'esprit,  pour  le  rendre  plus 
présent  et  plus  attentif  à  ce  qui  va  suivre,  à  moins  que 
d'ailleurs  elles  ne  soient  sensibles,  familières,  instruc- 
tives, accommodées  au  simple  peuple,  qu'il  n'est  pas 
permis  de  négliger,  le  lecteur  peut  les  condamner,  et 
l'auteur  les  doit  proscrire  :  voilà  la  règle.  Il  y  en  a 
une  autre,  et  que  j'ai  intérêt  que  l'on  ^  euille  suivre  ; 
qui  est  de  ne  pas  perdre  mon  titre  de  vue,  et  de  pen- 
ser toujours,  et  dans  toute  la  lecture  de  cet  ouvrage, 
que  ce  sont  les  caractères  ou  les  mœurs  de  ce  siècle 
que  je  décris  ;  car,  bien  que  je  les  tire  souvent  de  la 
cour  de  France  et  des  hommes  de  ma  nation,  on  ne 
peut  pas  néanmoins  les  restreindre  à  une  seule  cour, 
ni  les  renfern-icr  en  un  seul  pays,  sans  que  mon  livre 
ne  perde  beaucoup  de  son  étendue  et  de  son  utilité, 
ne  s'écarte  du  plan  que  je  me  suis  fait  d'y  peindre  les 
hommes  en  général,  comme  des  raisons  qui  entrent 
dans  l'ordre  des  chapitres,  et  dans  une  certaine  suite 
insensible  des  réflexions  qui  les  composent.  Après 
cete  précaution  si  nécessaire,  et  dont  on  pénètre 
assez  les  conséquences,  je  crois  pouvoir  protester 
contre  tout  chagrin,  toute  plainte,  toute  maligne 
interprétation,  toute  fausse  application  et  toute  cen- 
sure, contre  les  froids  plaisants  et  les  lecteurs  mal 
intentionnés.  Il  faut  savoir  lire,  et  ensuite  se  taire, 
ou  pouvoir  rapporter  ce  qu'on  a  lu,  et  ni  plus  ni 
moins  que  ce  qu'on  a  lu  ;  et  si  en  le  peut  quelque- 
fois, ce  n'est  pas  assez,  il  faut  encore  le  vouloir  faire; 
Sans  ces  conditions  qu'un  auteur  exact  et  scrupuleux 


26  LES   CARACTÈRES   DE   LA   BRUYÈRE. 

est  en  droit  d'exiger  de  certains  esprits  pour  l'unique 
récompense  de  son  travail,  je  doute  qu'il  doive  con- 
.  tinuer  d'écrire,  s'il  préfère  du  moins  sa  propre  satis- 
faction à  l'utilité  de  plusieurs  et  au  zèle  de  la  vérité. 
J'avoue  d'ailleurs  que  j'ai  balancé  dès  l'année  1690, 
et  avant  la  cinquième  édition,  entre  l'impatience  de 
donner  à  m  on  livre  plus  de  rondeur  et  une  meilleure 
forme  par  de  nouveaux  caractères,  et  la  crainte  de 
faire  dire  à  quelques-uns  :  Ne  finiront-ils  point  ces 
caractères,  et  ne  verrons-nous  jamais  autre  chose  de 
cet  écrivain  ?  Des  gens  sages  me  disaient  d'une  part  : 
La  matière  est  solide,  utile,  agréable,  inépuisable  , 
vivez  longtemps,  et  traitez-la  sans  interruption  pen- 
dant que  vous  vivrez  ;  que  pourriez-vous  faire  de 
mieux  ?.  Il  n'y  a  point  d'année  que  les  folies  des 
hommes  ne  puissent  vous  fournir  un  volume.  D'au- 
tres, avec  beaucoup  de  raison,  me  faisaient  redouter 
les  caprices  de  la  multitude  et  la  légèreté  du  public, 
de  qui  j'ai  néanmoins  de  si  grands  sujets  d'être  con- 
tent, et  ne  manquaient  pas  de  me  suggérer  que,  per- 
sonne presque  depuis  trente  années  ne  lisant  plus  que 
pour  lire,  il  fallait  aux  hommes,  pour  les  amuser,  de 
nouveaux  chapitres  et  un  nouveau  titre  ;  que  cette 
indolence  avait  rempH  les  boutiques  et  peuplé  le 
monde  depuis  tout  ce  temps  de  livres  froids  et  en- 
nuyeux, d'un  mauvais  style  et  de  nulle  ressource, 
sans  règles  et  sans  la  moindre  justesse,  contraires  aux 
mœurs  et  aux  bienséances,  écrits  avec  précipitation, 
et  lus  de  même,  seulement  par  leur  nouveauté  ;  et 
que  si  je  ne  savais  qu'augmenter  un  livre  raisonnable, 
le  mieux  que  je  pouvais  faire  était  de  me  reposer.  Je 
pris  alors  quelque  chose  de  ces  deux  avis  si  opposés, 
et  je  gardai  un  tempérament  qui  les  rapprochait  :  je 
ne  feignis  point  d'ajouter  quelques  nouvelles  remar- 
ques à  celles  qui  avaient  déjà  grossi  du  double  la  pre- 
mière édition   de  mon  ouvrage  :   mais   afin  que  le 


LES  CARACTÈRES  DE  LA  BRUYÈRE. 


public  ne  fût  point  obligé  de  parcourir  ce  qui  était 
ancien  pour  passer  à  ce  qu'il  y  avait  de  nouveau,  et 
qu'il  trouvât  sous  ses  j'eux  ce  qu'il  avait  seulement 
envie  de  lire,  je  pris  soin  de  lui  désigner  cette  seconde 
augmentation  par  une  marque  particulière,  je  crus 
aussi  qu'il  ne  serait  pas  inutile  de  lui  distinguer  la  pre- 
mière augmentation  par  une  autre  marque  plus  sim- 
ple, qui  serv'it  à  lui  montrer  le  progrès  de  mes  carac- 
tères, et  à  aider  son  choix  dans  la  lecture  qu'il  en 
voudrait  faire  (i)  ,  et-comme  il  pouvait  craindre  que 
ce  progrès  n'allât  à  l'infini,  j'ajoutais  à  toutes  ces 
exactitudes  une  promesse  sincère  de  ne  plus  rien 
hasarder  en  ce  genre.  Que  si  quelqu'un  m'accuse 
d'avoir  manqué  à  ma  parole,  en  insérant  dans  les  trois 
éditions  qui  ont  suivi  un  assez  grand  nombre  de  nou- 
velles remarques,  il  verra  du  moins  qu'en  les  con- 
fondant avec  les  anciennes  par  la  suppression  entière 
de  ces  différences,  qui  se  voient  par  apostille,  j'ai 
moins  pensé  à  lui  faire  lire  rien  de  nouveau,  qu'à 
laisser  peut-être  à  la  postérité  un  ouvrage  de  moeurs 
plus  complet,  plus  fini  et  plus  régulier.  Ce  ne  sont 
point  au  reste  des  maximes  que  j'ai  voulu  écrire  :  elles 
sont  comme  des  lois  dans  la  morale  ;  et  j'avoue  que 
je  n'ai  ni  assez  d'autorité,  ni  assez  de  génie  pour  faire 
le  législateur.  Je  sais  même  que  j'aurais  péché  contre 
l'usage  des  maximes,  qui  veut  qu'à  la  manière  des 
oracles  elles  soient  courtes  et  concises.  Quelques- 
unes  de  ces  remarques  le  sontj  quelques  autres  sent 
plus  étendues  :  on  pense  les  choses  d'une  manière 
différente  et  on  les  explique  par  un  tour  aussi  tout 
différent,    par  une  sentence,   par  un   raisonnement, 


(i)  Ces  marques  étaient  des  pieds  de  mouche  entre  de 
doubles  parenthèses.  On  les  a  supprimées  depuis  long- 
temps, et  La  Bruyère  lui-même,  comme  on,le  voit,  y  avait 
en  partie  renoncé.  {Note  de  r éditeur.) 


28        LES  CAHACTÉRFS  DE  LA  BRUYÈRE. 

par  une  mctaphore  ou  quelque  autre  figure,  par  un 
parallèle,  par  une  simple  comparaison,  par  un  fait 
tout  entier,  par  un  Seul  trait,  par  une  description,  par 
une  peinture  :  de  là  procède  la  longueur  ou  la  briè- 
veté de  mes  réflexions.  Ceux  enfin  qui  font  des  ma- 
ximes veulent  être  crus  ;  je  consens  au  contraire  que 
l'on  dise  de  moi  que  je  n'ai  pas  quelquefois  bien 
remarqué,  pourvu  que  l'on  remarque  mieux. 


I 

DES    OUVRAGES    DE   l'eSPRIT. 


out  est  dit,  et  l'on  vient  trop  tard  depuis  plus 
'-''^-de  sept  mille  ans  qu'il  y  a  des  hommes,  et  qui 


I  pensent.  Sur  ce  qui  concerne  les  mœurs,  le 
plus  beau  et  le  meilleur  est  enlevé  :  l'on  ne  fait  que 
glaner  après  les  anciens  et  les  habiles  d'entre  les 
modernes. 

Il  faut  chercher  seulement  à  penser  et  à  parler  juste, 
sans  vouloir  amener  les  autres  à  notre  goût  et  à  nos 
sentiments  :  c'est  une  trop  grande  entreprise. 

C'est  un  métier  que  de  fc.ire  un  livre  comme  de 
faire  une  pendule.  Il  faut  plus  que  de  l'esprit  pour  être 
auteur.  Un  magistrat  allait  par  son  mérite  à  la  pre- 
mière dignité  ;  il  était  homme  délié  et  pratique  dans 
les  affaires  ;  il  a  fait  imprimer  un  ouvrage  moral  qui 
est  rare  par  le  ridicule.  Il  n'est  pas  si  aisé  de  se  faire 
un  nom  par  un  ouvrage  parfait  que  d'en  faire  valoir 


_ES    CARACTERES    DE   LA    BRUYERE. 


un  médiocre  par  le  nom  qu'on  s'est  déjà  acquis.  Un 
ouvrage  satirique  ou  qui  contient  des  faits,  qui  est 
donné  en  feuilles  sous  le  manteau  aux  conditions 
d'être  rendu  de  même  ,  s'il  est  médiocre,  passe  pour 
merveilleux  :  l'impression  est  l'écueil.  Si  l'on  ôte  de 
beaucoup  d'ouvrages  de  morale  l'avertissement  au 
lecteur,  l'épitre  dédicatoire,  la  préface,  la  table,  les 
approbations,  il  reste  à  peine  assez  de  pages  pour 
mériter  le  nom  de  livre. 

Il  y  a  de  certaines  choses  dont  la  médiocrité  est 
insupportable  :  la  poésie,  la  musique,  la  peinture,  le 
discours  public.  Quel  supplice  que  celui  d'entendre 
déclamer  pompeusement  un  froid  discours,  ou  pro- 
noncer de  médiocres  vers  avec  toute  l'emphase  d'un 
mauvais  poète  ? 

Certains  poètes  sont  sujets  dans  le  dramatique  à  de 
longues  suites  de  vers  pompeux,  qui  semblent  forts, 
élevés  et  remplis  de  grands  sentiments.  Le  peuple 
écoute  avidement,  les  yeux  élevés  et  la  bouche 
ouverte,  croit  que  cela  lui  plait,  et  à  mesure  qu'il  y 
comprend  moins,  l'admire  davantage  ;  il  n'a  pas  le 
temps  de  respirer,  il  a  à  peine  celui  de  se  récrier  et 
d'applaudir.  J'ai  cru  autrefois,  et  dans  ma  première 
jeunesse,  que  ces  endroits  étaient  clairs  et  intelligibles 
pour  les  acteurs,  pour  le  parterre  et  l'amphitliéâtre, 
que  leurs  auteurs  s'entendaient  eux-mêmes  ;  et  qu'avec 
toute  l'attention  que  je  donnais  à  leur  récit,  j'avais  tort 
de  n'y  rien  entendre  :  je  suis  détrompé. 

L'on  n'a  guère  vu  jusques  à  présent  un  chef-d'œuvre 
d'esprit  qui  soit  l'ouvrage  de  plusieurs  :  Homère  a  fait 
Vlliade,  Virgile  VEnéide,  Tite-Live  ses  Décades,  et 
l'Orateur  romain  ses  Oraisons. 

T.  I.  2 


LES   CARACTERES   DE   LA  BRVn'ÈRE. 


Il  y  a  dans  l'art  un  point  de  perfection  comme  de 
bonté  ou  de  maturité  dans  la  nature  :  celui  qui  le  sent 
et  qui  l'aime  a  le  goût  parfait  ;  celui  qui  ne  le  sent  pas 
et  qui  aime  en  deçà  ou  au  delà  a  le  goût  défectueux. 
Il  y  a  donc  un  bon  et  un  mauvais  goût,  et  l'on  dispute 
des  goûts  avec  fondement. 

Il  y  a  beaucoup  plus  de  vivacité  que  de  goût  parmi 
les  hommes  ;  ou,  pour  mieux  dire,il  y  a  peu  d'hommes 
dont  l'esprit  soit  accompagné  d'un  goût  sûr  et  d'une 
critique  judicieuse. 

La  vie  des  héros  a  enrichi  l'histoire,  et  l'histoire  a 
embelli  les  actions  des  héros  ;  ainsi  je  ne  sais  qui  sont 
plus  redevables,  ou  ceux  qui  ont  écrit  l'histoire  à  ceux 
qui  leur  en  ont  fourni  une  si  noble  matière,  ou  ces 
grands  hommes  à  leurs  historiens. 

Amas  d'épithètes,  mauvaises  louanges:  ce  sont  les 
faits  qui  louent  et  la  manière  de  les  raconter. 

Tout  l'esprit  d'un  auteur  consiste  à  bien  définir  et  à 
bien  peindre.  Moïse(i),  Homère,  Platon,  Virgile,  Ho- 
race, ne  sont  au-dessus  des  autres  écrivains,  que  par 
leurs  expressions  et  leurs  images.  Il  faut  exprimer  le 
vrai  pour  écrite  naturellement,  fortement,  délicate- 
ment. 

On  a  dû  faire  du  style  ce  qu'on  a  fait  de  l'architec- 
ture. On  a  entièrement  abandonné  l'ordre  gotlaique 
que  la  barbarie  avait  introduit  pour  les  palais  et  pour 
les  temples,  on  a  rappelé  le  dorique,  l'ionique  et  le 
corintliien:  ce  qu'on  ne  voyait  plus  que  dans  les  ruines 
de  l'ancienne  Rome  et  dans  la  vieille  Grèce,  devenu 

(i)  Quand  même  on  ne  le  considère  que  comme  un 
honoine  qui  a  écrit.  {Note  de  l' auteur.) 


LES    C.VRACTERES   DE   LA  BRUYERE. 


moderne,  éclate  dans  nos  portiques  et  dans  nos  péri- 
.  styles.  De  même,  on  ne  saurait,  en  écrivant,  rencon- 
trer le  parfait,  et,  s'il  se  peut,  surpasser  les  anciens 
que  par  leur  imitation. 

Combien  de  siècles  se  sont  écoulés  avant  que  les 
hommes,  dans  les  sciences  et  dans  les  arts,  aient  pu 
revenir  au  goût  des  anciens  et  reprendre  enfin  le 
simple  et  le  namrel  ! 

On  se  nourrit  des  anciens  et  des  habiles  modernes  ; 
on  les  presse,  on  en  tire  le  plus  que  l'on  peut,  on  en 
renfle  ses  ouvrages  ;  et  quand  enfin  l'on  est  auteur  et 
que  l'on  croit  marcher  tout  seul,  on  s'élève  contre 
eux,  on  les  maltraite,  semblable  à  ces  enfants,  drus  et 
forts  d'un  bon  lait  qu'ils  ont  sucé,  qui  battent  leur 
nourrice. 

Un  auteur  moderne  prouve  ordinairement  que  les 
anciens  nous  sont  inférieurs  en  deux  manières,  par 
raison  et  par  exemple  :  il  tire  la  raison  de  son  goût 
particulier  et  l'exemple  de  ses  ouvrages.  Il  avoue  que 
les  anciens,  quelque  inégaux  et  peu  corrects  qu'ils 
soient,  ont  de  beaux  traits  ;  il  les  cite,  et  ils  sont  si 
beaux  qu'ils  font  lire  sa  critique. 

Quelques  habiles  prononcent  en  faveur  des  anciens 
contre  les  modernes  ;  mais  ils  sont  suspects  et  sem- 
blent juger  en  leur  propre  cause,  tant  leurs  ou%Tages 
sont  faits  sur  le  goût  de  l'antiquité  :  on  les  récuse. 

L'on  de^'rait  aimer  à  lire  ses  ouvrages  à  ceux  qui 
en  savent  assez  pour  les  corriger  et  les  estimer.  Ne 
vouloir  être  ni  conseillé  ni  corrigé  sur  son  ouvrage  est 
un  pédantisme.  Il  faut  qu'un  auteur  reçoive  avec  une 
égale  modestie  les  éloges  et  la  critique  que  l'on  fait  de 
ses  ouvrages. 


LES  CARACTÈRES  DE  LA  BRUYÈRE. 


Entre  toutes  les  différentes  expressions  qui  peuvent 
rendre  une  seule  de  nos  pensées,  il  n'y  en  a  qu'une 
qui  soit  la  bonne  :  on  ne  la  rencontre  pas  toujours 
en  parlant  ou  en  écrivant.  Il  est  vrai  néanmoins 
qu'elle  existe,  que  tout  ce  qui  ne  l'est  point  est  faible 
et  ne  satisfait  point  un  homme  d'esprit  qui  veut  se 
faire  entendre. 

Un  bon  auteur,  et  qui  écrit  avec  soin,  éprouve 
souvent  que  l'expression  qu'il  cherchait  depuis  long- 
temps sans  la  connaitre,  et  qu'il  a  enfin  trouvée,  est 
celle  qui  était  la  plus  simple,  la  plus  naturelle,  qui 
semblait  devoir  se  présenter  d'abord  et  sans  efforts. 

Ceux  qui  écrivent  par  humeur  sont  sujets  à  retou- 
cher à  leurs  ouvrages  ;  comme  elle  n'est  pas  tou- 
jours fixe  et  qu'elle  varie  en  eux  selon  les  occasions, 
ils  se  refroidissent  bientôt  pour  les  expressions  et  les 
termes  qu'ils  ont  le  plus  aimés. 

La  même  justesse  d'esprit  qui  nous  fait  écrire  de 
bonnes  choses  nous  fait  appréhender  qu'elles  ne  le 
soient  pas  assez  pour  mériter  d'être  lues.  Un  esprit 
médiocre  croit  écrire  divinement  ;  un  bon  esprit  croit 
écrire  raisonnablement. 

«  L'on  m'a  engagé,  dit  Ariste,  à  lire  mes  ouvrages 
à  Zoïle,  je  l'ai  fait  ;  ils  l'ont  saisi  d'abord,  et, 
avant  qu'il  ait  eu  le  loisir  de  les  trouver  mauvais,  il 
les  a  loués  modestement  en  ma  présence,  et  il  ne 
les  a  pas  loués  depuis  devant  personne  ;  je  l'excuse 
et  je  n'en  demande  pas  davantage  à  un  auteur  ;  je 
le  plains  même  d'avoir  écouté  de  belles  choses  qu'il 
n'a  point  faites.  » 

Ceux  qui  par  leur  condition  se  trouvent  exempts 
de  la   jalousie  d'auteur,  ont  ou  des  passions  ou  des 


LES  CARACTERES  DE  LA  BRUYERE.       35 

besoins  qui  les  distraient  et  les  rendent  froids  sur  les 
conceptions  d'autrui  ;  personne  presque,  par  la  dis- 
position de  son  esprit,  de  son  cœur  et  de  sa  fortune, 
n'est  en  état  de  se  livrer  au  plaisir  que  donne  la  per- 
fection d'un  ouvrage. 

Le  plaisir  de  la  critique  nous  ôte  celui  d'être  vive- 
ment touchés  de  très  belles  choses. 

Bien  des  gens  vont  jusques  à  sentir  le  mérite  d'un 
manuscrit  qu'on  leur  lit,  qui  ne  peuvent  se  déclarer 
en  sa  faveur  jusques  à  ce  qu'ils  aient  vu  le  cours  qu'il 
aura  dans  le  monde  par  l'impression,  ou  quel  sera  son 
sort  parmi  les  habiles  :  ils  ne  hasardent  point  leurs 
suffrages,  et  ils  veulent  être  portés  par  la  foule  et 
entraînés  par  la  multitude.  Ils  disent  alors  qu'ils  ont 
les  premiers  approuvé  cet  ouvrage  et  que  le  public 
est  de  leur  avis.  Ces  gens  laissent  échapper  les  plus 
belles  occasions  de  nous  convaincre  qu'ils  ont  de  la 
capacité  et  des  lumières,  qu'ils  savent  juger,  trouver 
bon  ce  qui  est  bon,  et  meilleur  ce  qui  est  meilleur. Un 
bel  ouvrage  tombe  entre  leurs  mains,  c'est  un  premier 
ouvrage,  l'auteur  ne  s'est  pas  encore  fait  un  grand 
nom,  il  n'a  rien  qui  prévienne  en  sa  faveur  ;  il  ne 
s'agit  point  de  faire  sa  cour  ou  de  flatter  les  grands 
en  applaudissant  à  ses  écrits.  On  ne  vous  demande 
pas,  Zélotes,  de  vous  récrier  :  Gest  un  chef-d'œuvre 
de  l'esprit  ;  l'humanité  ne  va  pas  plus  loin  ;  c'est  jusqu'où 
la  parole  humaine  peut  s'élever  ;  on  ne  juchera  à  l'avenir 
du  goût  de  quelqu'un  qu'à  proportion  qu'il  en  aura  pour 
cette  pièce  :  phrases  outrées,  dégoûtantes,  qui  sentent 
la  pension  ou  l'abbaye,  nuisibles  à  cela  même  qui  est 
louable  et  qu'on  veut  louer  :  que  ne  disiez-vous  seu- 
lement, voilà  un  bon  livre  !  Vous  le  dites,  il  est  vrai, 


34       LES  CARACTÈRES  DE  LA  BRUYÈRE. 

avec  toute  la  France,  avec  les  étrangers  comme  avec 
vos  compatriotes,  quand  il  est  imprimé  par  toute 
l'Europe,  et  qu'il  est  traduit  en  plusieurs  langues  :  il 
n'est  plus  temps. 

Quelques-uns  de  ceux  qui  ont  lu  un  ouvrage  en 
rapportent  certains  traits  dont  ils  n'ont  pas  compris 
le  sens,  et  qu'ils  altèrent  encore  par  tout  ce  qu'ils  y 
mettent  du  leur  ;  et  ces  traits,  ainsi  corrompus  et 
défigurés,  qui  ne  sont  autre  chose  que  leurs  propres 
pensées  et  leurs  expressions,  il  les  exposent  à  la  cen- 
sure, soutiennent  qu'ils  sont  mauvais,  et  tout  le 
monde  convient  qu'ils  sont  mauvais  :  mais  l'endroit 
de  l'ouvrage  que  ces  critiques  croient  citer,  et  qu'en 
effet  ils  ne  citent  point,  n'en  est  pas  pire. 

«  Que  dites-vous  du  livre  d'Hermodore  ?  —  Qu'il 
est  mauvais,  répond  Anthime.  —  Qu'il  est  mauvais  ? 

—  Qu'il  est  tel,  continue-t-il,  que  ce  n'est  pas  un 
livre,  ou  qui  mérite  du  moins  que  le  monde  en  parle. 

—  Mais  l'avez-vous  lu  ?  —  Non,  dit  Anthitije.  »  Que 
n'ajoute-t-il  que  Fulvie  et  Mélanie  l'ont  condamné 
sans  l'avoir  lu,  et  qu'il  est  ami  de  Fulvie  et  de 
Mélanie. 

Arsène,  du  plus  haut  de  son  esprit,  contemple  les 
hommes  ;  et  dans  l'éloignement  d'où  il  les  voit, 
il  est  comme  effraj-é  de  leur  petitesse.  Loué, 
exalté  et  porté  jusqu'aux  cieux  par  de  certaines  gens 
qui  se  sont  promis  de  s'admirer  réciproquement,  il 
croit,  avec  quelque  mérite  qu'il  a,  posséder  tout  celui 
qu'on  peut  avoir,  et  qu'il  n'aura  jamais  :  occupé  et 
rempli  de  ses  sublimes  idées,  il  se  donne  à  peine  le 
loisir  de  prononcer  quelques  oracles  :  élevé  par  son 
caractère  au-dessus  des  jugements  humains,  il  aban- 


LES  CARACTERES  DE  LA  BRUYERE. 


donne  aux  âmes  communes  le  mérite  d'une  vie  suivie 
et  uniforme  :  et  il  n'est  responsable  de  ses  incons- 
tances qu'à  ce  cercle  d'amis  qui  les  idolâtrent.  Eux 
seuls  savent  juger,  savent  penser,  savent  écrire, 
doivent  écrire.  Il  n'y  a  point  d'autre  ouvrage  d'esprit 
si  bien  reçu  dans  le  monde,  et  si  universellement 
goûté  des  honnêtes  gens,  je  ne  dis  pas  qu'il  veuille 
approuver,  mais  qu'il  daigne  lire  :  incapable  d'être 
corrigé  par  cette  peinture  qu'il  ne  lira  point. 

Théocrine  sait  des  choses  assez  inutiles  ;  il  a  des 
sentiments  toujours  singuliers  ;  il  est  moins  profend 
que  méthodique  ;  il  n'exerce  que  sa  mémoire  ;  il  est 
abstrait,  dédaigneux,  et  il  semble  toujours  rire  en 
lui-même  de  ceux  qu'il  croit  ne  le  valoir  pas.  Le 
hasard  fait  que  je  lui  lis  mon  ouvrage  ;  il  l'écoute. Est- 
il  lu,  il  me  parle  du  sien.  Et  du  vôtre,  me  direz-vous, 
qu'en  pense-t-il  ?  Je  vous  l'ai  déjà  dit,  il  me  parle  du 
sien. 

Il  n'y  a  point  d'ouvrage  si  accompli  qui  ne  fondit 
tout  entier  au  milieu  de  la  critique,  si  son  auteur 
voulait  en  croire  tous  les  censeurs,  qui  ôtent  chacun 
l'endroit  qui  leur  plaît  le  moins.  C'est  une  expérience 
faite,  que  s'il  se  trouve  dix  personnes  qui  effacent 
d'un  livre  une  expression  ou  un  sentiment,  l'on  en 
fournit  aisément  un  pareil  nombre  qui  les  réclame  : 
ceux-ci  s'écrient  :  pourquoi  supprimer  cette  pensée  ? 
elle  est  neuve,  eUe  est  belle,  et  le  tour  en  'est  admi- 
rable ;  et  ceux-là  affirment  au  contraire,  ou  qu'ils 
auraient  négligé  cette  pensée  ou  qu'ils  lui  auraient 
donné  un  autre  tour.  Il  y  a  un  terme,  disent  les  uns, 
dans  votre  ouvrage,  qui  est  rencontré,  et  qui  peint 
la  chose  au  naturel  :  il  y  un  mot,  disent  les  autres, 


LES   CARACTÈRES   DE   LA   BRUYÈRE; 


qui  est  hasardé,  et  qui  d'ailleurs  ne  signifie  pas  assez 
ce  que  vous  voulez  peut-être  faire  entendre  :  et  c'est 
du  même  trait  et  du  même  mot  que  tous  ces  gens 
s'expliquent  ainsi  :  et  tous  sont  connaisseurs  et  pas- 
sent pour  tels.  Quel  autre  parti  pour  un  auteur,  que 
d'oser  pour  lors  être  de  l'avis  de  ceux  qui  l'approu- 
vent ? 

Un  auteur  sérieux  n'est  pas  obligé  de  remplir  son 
esprit  de  toutes  les  extravagances,  de  toutes  les  sale- 
tés, de  tous  les  mauvais  mots  que  l'on  peut  dire,  et 
de  toutes  les  ineptes  applications  que  l'on  peut  faire  au 
sujet  de  quelques  endroits  de  son  ouvrage,  et  encore 
moins  de  les  supprimer.  Il  est  convaincu  que,  quelque 
scrupuleuse  exactitude  que  l'on  ait  dans  sa  manière 
d'écrire,  la  raillerie  froide  des  mauvais  plaisants  est 
un  mal  inévitable,  et  que  les  meilleures  choses  ne 
leur  servent  souvent  qu'à  leur  faire  rencontrer  une 
sottise. 

Si  certains  esprits  vifs  et  décisifs  étaient  crus,  ce 
serait  encore  trop  que  les  termes  pour  exprimer  les 
sentiments  :  il  faudrait  leur  parler  par  signes,  ou, 
sans  parler,  se  faire  entendre.  Quelque  soin  qu'on 
apporte  à  être  serré  et  concis,  et  quelque  réputation 
qu'on  ait  d'être  tel,  ils  vous  trouvent  diffus.  Il  faut 
leur  laisser  tout  à  suppléer,  et  n'écrire  que  pour  eux 
seuls  ;  ils  conçoivent  une  période  par  le  mot  qui  la 
commence,  et  par  une  période  tout  un  chapitre  :  leur 
avez-vous  lu  un  seul  endroit  de  l'ouvrage,  c'est  assez, 
ils  sont  dans  le  fait  et  entendent  l'ouvrage.  Un  tissu 
d'énigmes  leur  serait  une  lecture  divertissante,  et 
c'est  une  perte  pour  eux  que  ce  style  estropié  qui  les 
enlève  soit  rare,   et  que  peu  d'écrivains  s'en  accom- 


LES  CARACTÈRES  DE  LA  BRUYÈRE.       37 

modent.  Les  comparaisons  tirées  d'un  fleuve  dont  le 
cours,  quoique  rapide,  est  égal  et  uniforme,  ou  d'un 
embrasement  qui,  poussé  par  les  vents,  s'épand  au 
loin  dans  une  forêt,  où  il  consume  les  chênes  et  les 
pins,  ne  leur  fournissent  aucune  idée  de  l'éloquence. 
Montrez-leur  un  feu  grégeois  qui  les  surprenne,  ou 
un  éclair  qui  les  éblouisse,  ils  vous  quittent  du  bon 
et  du  beau. 

Quelle  prodigieuse  distance  entre  un  bel  ouvrage 
et  un  ouvrage  parfait  ou  régulier,  je  ne  sais  s'il  s'en 
est  encore  trouvé  de  ce  dernier  genre.  Il  est  peut- 
être  moins  difficile  aux  rares  génies  de  rencontrer  le 
grand  et  le  sublime,  que  d'éviter  toute  sorte  de  fautes. 
Le  Gd  n'a  eu  qu'une  voix  pour  lui  à  sa  naissance, 
qui  a  été  celle  de  l'admiration  :  il  s'est  vu  plus  fort 
que  l'autorité  et  la  politique,  qui  ont  tenté  vainement 
de  le  détruire  ;  il  a  réuni  en  sa  faveur  des  esprits  tou- 
jours partagés  d'opinions  et  de  sentiments,  les  grands 
et  le  peuple  :  ils  s'accordent  tous  à  le  savoir  de 
mémoire  et  à  prévenir  au  théâtre  les  acteurs  qui  le 
récitent.  Le  Cid  enfin  est  l'un  des  plus  beaux  poèmes 
que  l'on  puisse  faire,  et  l'une  des  meilleures  critiques 
qui  aient  été  faites  sur  aucun  sujet  est  celle  du  Cid. 

Quand  une  lecture  vous  élève  l'esprit ,  et  qu'elle 
vous  inspire  des  sentiments  nobles  et  courageux,  ne 
cherchez  pas  une  autre  règle  pour  juger  de  l'ouvrage, 
il  est  bon  et  fait  de  main  d'ouvrier. 

Capys,  qui  s'érige  en  juge  du  beau  style,  et  qui 
croit  écrire  comme  Bouhours  et  Rabutin,  résiste  à  la 
voix  du  peuple,  et  dit  tout  seul  que  Damis  n'est  pas 
un  bon  auteur^  Damis  cède  à  la  multitude  et  dit  ingé- 
nument avec  le  public  que  Capys  est  un  froid  écrivain. 


5 8  LES   CARACTÈRES   DE   LA   BRUYÈRE. 

Le  devoir  du  nouvelliste  est  de  dire  :  il  y  a  un  tel 
livre  qui  court,  et  qui  est  imprimé  chez  Cramoisy,  en 
tel  caractère  ;  il  est  bien  relié  et  en  beau  papier  :  il  se 
vend  tant  :  il  doit  savoir  jusques  à  l'enseigne  du 
libraire  qui  le  débite  ;  sa  folie  est  d'en  vouloir  faire  la 
critique.  Le  sublime  du  nouvelliste  est  le  raisonne- 
ment creux  sur  la  politique.  Le  nouvelliste  se  couche 
le  soir  tranquillement  sur  une  nouvelle  qui  se  cor- 
rompt la  nuit,  et  qu'il  est  obligé  d'abandonner  le 
matin  à  son  réveil. 

Le  philosophe  consume  sa  vie  à  observer  les 
hommes,  et  il  use  ses  esprits  à  en  démêler  les  vices  et 
le  ridicule  :  s'il  donne  quelque  tour  à  ses  pensées,  c'est 
moins  par  une  vanité  d'auteur,  que  pour  mettre  une 
vérité  qu'il  a  trouvée  dans  tout  le  jour  nécessaire  pour 
faire  l'impression  qui  doit  servir  à  son  dessein.  Quel- 
ques lecteurs  croient  néanmoins  le  payer  avec  usure 
s'ils  disent  magistralement  qu'ils  ont  lu  son  Tnre  et 
qu'il  y  a  de  l'esprit  ;  mais  il  leur  renvoie  tous  leurs 
éloges  ,  qu'il  n'a  pas  cherchés  par  son  travail  et  par 
ses  veilles.  Il  porte  plus  haut  ses  projets  et  agit  pour 
une  fin  plus  relevée  :  il  demande  des  hommes  un  plus, 
grand  et  un  plus  rare  succès  que  les  louanges,  etj 
même  que  les  récompenses,  qui  est  de  les  rendre! 
meilleurs. 

Les  sots  lisent  un  livre  et  ne  l'entendent  point  :  les 
esprits  médiocres  croient  l'entendre  parfaitement  :  les 
grands  esprits  ne  l'entendent  quelquefois  pas  tout 
entier  :  ils  trouvent  obscur  ce  qui  est  obscur,  comme 
ils  trouvent  clair  ce  qui  est  clair.  Les  beau.K  esprits 
veulent  trouver  obscur  ce  qui  ne  l'est  point,  et  ne  pas 
entendre  ce  qui  est  fort  intelligible. 


LES  CARACTERES  DE  LA  BRUYERE.        39 


Un  auteur  cherche  vainement  à  se  faire  admirer  par 
son  ouvrage.  Les  sots  admirent  quelquefois,  mais  ce 
sont  des  sots.  Les  personnes  d'esprit  ont  en  elles  les 
semences  de  toutes  les  vérités  et  de  tous  les  senti- 
ments ;  rien  ne  leur  est  nouveau  ;  elles  admirent  peu, 
elles  approuvent. 

Je  ne  sais  si  l'on  pourra  jamais  mettre  dans  des 
lettres  plus  d'esprit,  plus  de  tour,  plus  d'agrément, 
plus  de  style  que  l'on  en  voit  dans  ceUes  de  Balzac  et 
de  Voiture.  Elles  sont  vides  de  sentiments  qui  n'ont 
régné  que  depuis  leur  temps,  et  qui  doivent  aux 
femmes  leur  naissance.  Ce  sexe  va  plus  loin  que  le 
nôtre  dans  ce  genre  d'écrire,  elles  trouvent  sous  leur 
plume  des  tours  et  des  expressions  qui  s^u^'ect  ea 
nous  ne  sont  l'effet  que  d'un  long  travail  et  d'une 
pénible  recherche  :  elles  sont  heureuses  dans  le  choix 
des  termes  qu'elles  placent  si  juste  que,  tout  connus 
qu'ils  sont,  ils  ont  le  charme  de  la  nouveauté,  et  sem- 
blent être  faits  seulement  pour  l'usage  où  elles  les 
mettent.  Il  n'appartient  qu'à  elles  de  faire  lire  dans  un 
seul  mot  tout  un  sentiment,  et  de  rendre  délicatement 
une  pensée  qui  est  délicate.  Elles  ont  un  enchaînement 
de  discours  inimitable,  qui  se  suit  naturellement,  et 
qui  n'est  lié  que  par  le  sens.  Si  les  femmes  étaient 
toujours  correctes,  j'oserais  dire  que  les  lettres  de  quel- 
ques-unes d'entre  elles  seraient  peut-être  ce  q^e  nous 
avons  dans  notre  langue  de  mieux  écrit. 

Il  n'a  manqué  à  Térence  que  d'être  moins  froid  ; 
quelle  pureté,  quelle  exactitude, quelle  politesse, quelle 
élégance  ,  quels  caractères  !  Il  n'a  manqué  à  Molière 
que  d'éviter  le  jargon  et  le  barbarisme,  et  d'écrire  pu- 
rement ;  quel  feu,  quelle  naïveté,  quelle  source  de  la 


40       LES  CARACTÈRES  DE  LA  BRUYÈRE. 

bonne  plaisanterie, quelle  imitation  des  mœurs,quel]es 
images  et  quel  fléau  du  ridicule  !  mais  quel  homme 
on  aurait  pu  faire  de  ces  deux  comiques  ! 

J'ai  lu  Malherbe  et  Théophile.  Ils  ont  tous  deux 
connu  la  nature,  avec  cette  différence  que  le  premier, 
d'un  style  plein  et  uniforme,  montre  tout  à  la  fois  ce 
qu'elle  a  de  plus  beau  et  de  plus  noble;  de  plus  naïf  et 
de  plus  simple  :  il  en  fait  la  peinture  ou  l'histoire. 
L'autre,  sans  choix,  sans  exactitude,  d'une  plume 
libre  et  inégale,  tantôt  charge  ses  descriptions,  s'ap- 
pesantit sur  les  détails  :  il  fait  une  anatomie  ;  tantôt 
il  feint,  il  exagère,  il  passe  le  vrai  dans  la  nature  :  il 
en  fait  le  roman. 

Ronsard  et  Balzac  ont  eu,  chacun  dans  leur  genre, 
assez  de  bon  et  de  mauvais  pour  former  après  eux  de 
très  grands  hommes  en  vers  et  en  prose. 

Marot,  par  son  tour  et  par  son  style,  semble  avoir 
écrit  depuis  Ronsard  ;  il  n'y  a  guère,  entre  ce  premier 
et  nous,  que  la  différence  de  quelques  mots. 

Ronsard  et  les  auteurs  ses  contemporains  ont  plus 
nui  au  style  qu'ils  ne  lui  ont  servi.  Ils  l'ont  retardé 
dans  le  chemin  de  la  perfection,  ils  l'ont  exposé  à  la 
manquer  pour  toujours  et  à  n'y  plus  revenir.  Il  est 
étonnant  que  les  ouvrages  de  Marct,  si  naturels  et  si 
faciles,  n'aient  su  faire  de  Ronsard,  d'ailleurs  plein  de 
verve  et  d'entliousiasme,  un  plus^  grand  poète  que 
Ronsard  et  que  Marot  ;  et,  au  contraire,  que  Belleau, 
jcdelle  et  du  Bartas  aient  été  sitôt  suivis  d'un  Racan 
et  d'un  Malherbe  ;  et  que  notre  langue,  à  peine  cor- 
rompue, se  soit  vue  réparée. 

Deux  écrivains,  dans  leurs  ouvrages,  ont  blâmé 
Montaigne,  que  je  ne  crois  pas,  aussi  bien  qu'eux,. 


I 


LES  CARACTERES  DE  LA  BRUYÈRE.       4I 

exempt  de  toute  sorte  de  blâme  ;  il  paraît  que  tous 
deux  ne  l'ont  estimé  en  nulle  manière.  L'un  ne  pen- 
sait pas  assez  pour  goûter  un  auteur  qu;  pense  beau- 
coup ;  l'autre  pense  trop  subtilement  pour  s'accom- 
moder des  pensées  qui  sont  naturelles. 

Un  style  grave,  sérieux,  scrupuleux,  va  fort  loin  ; 
on  lit  Amyot  et  Coefleteau  ;  lequel  lit-on  de  leurs 
contemporains  ?  Balzac,  pour  les  termes  et  pour  l'ex- 
pression, est  moins  vieux  que  Voiture  ;  mais  si  ce 
dernier,  pour  le  tour,  pour  l'esprit  et  pour  le  naturel 
n'est  pas  moderne,  et  ne  ressemble  en  rien  à  nos 
écrivains,  c'est  qu'il  leur  a  été  plus  facile  de  le  négli- 
ger que  de  l'imiter  ;  et  que  le  petit  nombre  de  ceux 
qui  courent  après  lui  ne  peut  l'atteindre. 

Les  connaisseurs,  ou  ceux  qui,  se  croyant  tels,  se 
donnent  voix  délibérative  et  décisive  sur  les  spectacles, 
se  cantonnent  aussi,  et  se  divisent  en  des  partis  con- 
traires, dont  chacun,  poussé  par  un  tout  autre  intérêt 
que  par  celui  du  public  ou  de  l'équité,  admire  un  cer- 
tain poème  eu  une  certaine  musique,  et  siffle  toute 
autre.  Ils  nuisent  également  par  cette  chaleur  à  dé- 
fendre leurs  préventions,  et  à  la  faction  opposée,  et  à 
leur  propre  cabale  :  ils  découragent  par  mille  contra- 
dictions les  poètes  et  les  musiciens, retardent  les  pro- 
grès des  sciences  et  des  arts,  en  leur  ôtant  le  fruit 
qu'ils  pourraient  tirer  de  l'émulation  et  de  la  liberté 
qu'auraient  plusieurs  excellents  maîtres  de  faire,  cha- 
cun dans  leur  genre  et  selon  leur  génie,  de  très  beaux 
ouvrages. 

D'où  vient  que  l'on  rit  si  librement  au  théâtre,  et 
que  l'on  a  honte  d'y  pleurer  ?  Est-il  moins  dans  la 
nature  de  s'attendrir  sur  le  pitoyable  que  d'éclater  sur 

T.  I.  3 


42       LES  CARACTÈRES  DE  LA  BRUYÈRE. 

le  ridicule  ?  Est-ce  l'altération  des  traits  qui  nous  re- 
tient ?  Elle  est  plus  grande  dans  un  rire  immodéré 
que  dans  la  plus  amére  douleur  ;  et  l'on  détourne  son 
visage  pour  rire  comme  pour  pleurer  en  la  présence 
des  grands  et  de  tous  ceux  que  l'on  respecte.  Est-ce 
une  peine  que  l'on  sent  à  laisser  voir  que  Ton  est 
tendre,  et  à  marquer  quelque  faiblesse,  surtout  en  un 
sujet  faux,  et  dont  il  semble  que  l'on  soit  la  dupe  ? 
Mais  sans  citer  les  personnes  graves  ou  les  esprits 
forts  qui  trouvent  'du  faible  dans  un  rire  excessif 
comme  dans  les  pleurs,  et  qui  se  les  défendent  égale- 
ment, qu'attend-on  d'une  scène  tragique  ?  qu'elle 
fasse  rire  ?  et  d'ailleurs  la  vérité  n'y  règne-t-elle  pas 
aussi  vivement  par  ses  images  que  dans  le  comique  ? 
l'âme  ne  va-t-elle  pas  jusqu'au  vrai  dans  l'un  et  l'autre 
genre  avant  que  de  s'émouvoir  ?  est-elle  même  si 
aisée  à  contenter  ?  ne  lui  faut-il  pas  encore  le  vrai- 
semblable ?  Comme  donc  ce  n'est  point  une  chose 
bizarre  d'entendre  s'élever  de  tout  un  ampliithéâtre 
un  rire  universel  sur  quelque  endroit  d'une  comédie, 
et  que  cela  suppose  au  contraire  qu'il  est  plaisant  et 
très  naïvement  exécuté,  aussi  l'extrême  violence  que 
chacun  se  fait  à  contraindre  ses  larmes  et  le  mauvais 
rire  dont  on  veut  les  couvrir  prouvent  clairement  que 
l'effet  naturel  du  grand  tragique  serait  de  pleurer  tout 
franchement  et  de  concert  à  la  vue  l'un  de  l'autre,  et 
sans  autre  embarras  que  d'essuyer  ses  larmes  :  outre 
qu'après  être  convenu  de  s'y  abandonner,  on  éprou- 
verait encore  qu'il  y  a  souvent  moins  lieu  de  craindre 
de  pleurer  au  théâtre  que  de  s'y  morfondre. 

Le  poème  tragique  vous  serre  le  cœur  dès  son  com- 
mencement, vous  bisse  à  peine  dans  tout  son  progrès 


lES  CARACTERES  DE  LA  BRUYERE.       43 

la  liberté  de  respirer  et  le  temps  de  vous  remettre  ; 
ou  s'il  vous  donne  quelque  relâche,  c'est  peur  vous 
replonger  dans  de  nouveaux  abîmes  et  dans  de  nou- 
velles alarmes.  Il  vous  conduit  à  la  terreur  par  la  pitié, 
ou  réciproquement  à  la  pitié  par  le  terrible  ;  vous 
mène  par  les  larmes,  par  les  sanglots,  par  l'incer- 
titude, par  l'espérance,  par  la  crainte,  par  les  sur- 
prises et  par  l'horreur,  jusqu'à  la  catastrophe.  Ce  n'est 
donc  pas  un  tissu  de  jolis  sentiments,  de  déclarations 
tendres,  d'entretiens  galants,  de  portraits  agréables, 
de  mots  doucereux,  ou  quelquefois  assez  plaisants 
pour  faire  rire,  suivi  à  la  vérité  d'une  dernière  scène 
où  les  mutins  n'entendent  aucune  raison,  et  où,  pour 
la  bienséance,  il  y  a  enfin  du  sang  répandu,  et  quel- 
que maDieureux  à  qui  il  en  coûte  la  vie. 

Ce  n'est  point  assez  que  les  moeurs  du  tliéâtre  ne 
soient  point  mauvaises,  il  faut  encore  qu'elles  soient 
décentes  et  instructives.  Il  peut  y  avoir  un  ridicule  si 
bas,  si  grossier,  ou  même  si  fade  et  si  indifférent, 
qu'il  n'est  ni  permis  au  poète  d'y  faire  attention,  ni 
possible  aux  spectateurs  de  s'en  divertir.  Le  paysan  ou 
l'ivrogne  fournit  quelques  scènes  à  un  farceur  ;  il 
n'entre  qu'à  peine  dans  le  vrai  comique  ;  comment 
pourrait-il  faire  le  fonds  ou  l'action  principale  de  la 
comédie  ?  Ces  caractères,  dit-on,  sont  naturels  : 
ainsi  par  cette  règle  on  occupera  bientôt  tout  l'am- 
phithéâtre -d'un  laquais  qui  siffle,  d'un  malade  dans 
sa  garde-/obe,  d'un  homme  ivre  qui  dort  ou  qui 
vomit  :  y  a-t-il  rien  de  plus  naturel  ?  C'est  le  propre 
d'un  efféminé  de  se  lever  tard,  de  passer  une  partie 
du  jour  à  sa  toilette,  de  se  voir  au  miroir,  de  se 
parfumer,  de  se  mettre  des  mouches,  de  recevoir  des 


44       LES  CARACTÈRES  DE  LA  BRUYÈRE. 

billets  et  d'y  faire  réponse  :  mettez  ce  rôle  sur  la 
scène,  plus  longtemps  vous  le  ferez  durer,  un  acte, 
deux  actes,  plus  il  sera  naturel  et  conforme  à  son 
original  ;  mais  plus  aussi  il  sera  froid  et  insipide. 

Il  semble  que  le  roman  et  la  comédie  pourraient 
être  aussi  utiles  qu'ils  sont  nuisibles  :  l'on  y  voit  de 
si  grands  exemples  de  constance,  de  vertu,  de  ten- 
dresse et  de  désintéressement,  de  si  beaux  et  de  si 
parfaits  caractères,  que  quand  une  jeune  personne 
jette  de  là  sa  vue  sur  tout  ce  qui  l'entoure,  ne  trouvant 
que  des  sujets  indignes  et  fort  au-dessous  de  ce 
qu'elle  vient  d'admirer;  je  m'étonne  qu'elle  soit 
capable  pour  eux  de  la  moindre  faiblesse. 

Corneille  ne  peut  être  égalé  dans  les  endroits  où  il 
excelle  ;  il  a  pour  lors  un  caractère  original  et  ini- 
mitable :  mais  il  est  inégal.  Ses  premières  comédies 
sont  sèches,  languissantes  et  ne  laissaient  pas  espérer 
qu'il  dût  ensuite  aller  si  loin,  comme  ses  dernières 
font  qu'on  s'étonne  qu'il  ait  pu  tomber  de  si  haut. 
Dans  quelques-unes  de  ses  meilleures  pièces,  il  y  a 
des  fautes  inexcusables  contre  les  mœurs,  un  style  de 
déclamateur  qui  arrête  l'action  et  la  fait  languir,  des 
négligences  dans  les  vers  et  dans  l'expression  qu'oui 
ne  peut  comprendre  en  un  si  grand  homme.  Ce  qu'il! 
y  a  eu  en  lui  de  plus  éminent,  c'est  l'esprit,  qu'il 
avait  sublime,  auquel  il  a  été  redevable  de  certains 
vers  les  plus  heureux  qu'on  ait  jamais  lus  ailleurs, 
de  la  conduite  de  son  théâtre,  qu'il  a  quelquefois  ha- 
sardée contre  les  règles  des  anciens,  et  enfin  de  ses 
dénouements,  car  il  ne  s'est  pas  toujours  assujetti  au 
goût  des  Grecs  et  à  leur  grande  simphcité.  Il  a  aimé, 
au  contraire,  à  charger  la  scène  d'cN  énements  dont  il 


LES  CARACTERES  DE  LA  BRUYERE. 


est  presque  toujours  sorti  avec  succès  :  admirr.ble 
surtout  par  l'extrême  variété  et  le  peu  de  rapport  qui 
se  trouve  pour  le  dessein  entre  un  si  grand  nombre  _ 
de  poèmes  qu'il  a  composés.  Il  semble  qu'il  y  ait  plus 
de  ressemblance  dans  ceux  de  Racine,  et  qu'ils  y  ten- 
dent un  peu  plus  à  une  même  chose;  mais  il  est 
égal,  soutenu,  toujours  le  même  partout,  soit  pour 
le  dessein  et  la  conduite  de  ses  pièces,  qui  sont  justes, 
régulières,  prises  dans  le  bon  sens  et  dans  la  nature, 
soit  pour  la  versification,  qui  est  correcte,  riche  dans 
ses  rimes, élégante,  nombreuse,  harmonieuse  :  exact 
imitateur  des  anciens,  dont  il  a  suivi  scrupuleusement 
la  netteté  et  la  simplicité  de  l'action,  à  qui  le  grand 
et  le  merveilleux  n'ont  pas  même  manqué,  ainsi  qu'à 
Corneille,  ni  le  touchant  ni  le  pathétique.  Quelle 
plus  grande  tendresse  que  celle  qui  est  répandue  dans 
tout  le  Cid,  dans  Folyeuzte  et  dans  les  Horascs  ? 
Quelle  grandeur  ne  se  remarque  point  en  Mithridate, 
en  Porus  et  en  Burrlius  ?  Ces  passions  encore  favo- 
rites des  anciens,  que  les  tragiques  aimaient  à  exciter 
sur  les  théâtres,  et  qu'on  nomme  la  terreur  et  la 
pitié,  ont  été  connues  de  ces  deux  poètes  :  Oreste, 
dans  V Aiuiromaqiie  de  Racine,  et  Phèdre,  du  même 
auteur,  comme  l'Œdipe  et  les  Horaces  de  Corneille, 
en  sont  la  preuve.  Si  cependant  il  est  permis  de  faire 
entre  eux  quelque  comparaison,  et  de  les  marquer 
l'un  et  l'autre  par  ce  qu'ils  ont  eu  de  propre  et  par 
qui  éclate  le  plus  ordinairement  dans  leurs  ouvrages, 
peut-être  qu'on  pourrait  parler  ainsi  :  Corneille  nous 
assujettit  à  ses  caractères  et  à  ses  idées.  Racine  se 
conforme  aux  nôtres  ;  celui-là  peint  les  hommes 
comme  ils  devraient  être,  celui-ci  les  neint  tels  qu'ils 


46         ,        LES   CA;:IACTÉRES   de   la   EilUYÈUE. 

sont.  Il  y  a  plus  dans  le  premier  de  ce  que  l'on 
admire  et  de  ce  que  l'on  doit  même  imiter  ;  il  y  a 
plus  dans  le  second  de  ce  que  l'on  reconnaît  dans  les 
autres  ou  de  ce  que  l'on  éprouve  dans  soi-même. 
L'un  élève,  étonne,  maîtrise,  instruit  ;  l'autre  plait, 
remue,  touche,  pénètre.  Ce  qu'il  y  a  de  plus  beau, 
de  plus  noble  et  de  plus  impérieux  dans  la  raison  est 
manié  par  le  premier,  et  par  l'autre  ce  qu'il  y  a  de 
plus  flatteur  et  de  plus  délicat  dans  la  passion.  Ce 
sont,  dans  celui-là,  des  maximes,  des  règles,  des  pré- 
ceptes ;  et,  dans  celui-ci,  du.  goût  et  des  sentiments. 
L'on  est  plus  occupé  aux  pièces  de  Corneille  ;  l'on 
est  plus  ébranlé  et  plus  attendri  à  celles  de  Racine. 
Corneille  est  plus  moral.  Racine  plus  naturel.  Il 
semble  que  l'un  imite  Sophocle;  et  que  l'autre  doit 
plus  à  Euripide. 

Le  peuple  appelle  éloquence  la  facilité  que  quel- 
ques-uns ont  de  parler  seuls  et  longtemps,  jointe  à 
l'emportement  du  geste,  à  l'éclat  de  la  voix  et  à  la 
force  des  poumons.  Les  pédants  ne  l'admettent  aussi 
que  dans  le  discours  oratoire,  et  ne  la  distinguent  pas 
de  l'entassement  des  figures,  de  l'usage  des  grands 
mots  et  de  la  rondeur  des  périodes.  Il  semble  que  la 
logique  est  l'art  de  convaincre  de  quelque  vérité,  et 
l'éloquence  un  don  de  l'âme,  lequel  nous  rend  maî- 
tres du  cœur  et  de  l'esprit  des  autres,  qui  fait  que  nous 
leur  inspirons  ou  que  nous  leur  persuadons  tout  ce 
qui  nous  plait.  L'éloquence  peut  se  trouver  dans  les 
entretiens  et  dans  tout  genre  d'écrire.  Elle  est  rare- 
ment où  on  la  cherche,  et  elle  est  quelquefois  où  on 
ne  la  cherche  point.  L'éloquence  est  au  sublime  ce 
que  le  tout  est  à  sa  partie.  < 


LES   CARACTÈRES   DE   LA   BRUYÈRE.  47 

Qu'est-ce  que  le  sublime  ?  Il  ne  parait  pas  qu'on 
l'ait  défini.  Est-ce  une  figure  ?  nait-il  des  figures  ou 
du  moins  de  quelques  figures  ?  Tout  genre  d'écrire 
reçoit-il  le  sublime,  ou  s'il  n'y  a  que  les  grands  sujets 
qui  en  soient  capables  ?  Peut-il  briller  autre  chose 
dans  l'égljgue  qu'un  bon  naturel,  et,  dans  les  lettres 
familières  comme  dans  les  conversations,  qu'une 
grande  délicatesse  ?  Ou  plutôt,  le  naturel  et  le  délicat 
ne  sont-ils  pas  le  sublime  des  ouvrages  dont  ils  font 
la  perfection  ?  Qu'est-ce  que  le  sublime  ?  Où  entre  le 
sublime  ? 

Les  sj'nonymes  ^ont  plusieurs  dictions  ou  plu- 
sieurs phrases  différentes  qui  signifient  une  même 
chose.  L'antithèse  est  une  opposition  de  deux  vérités 
qui  se  donnent  du  jour  l'une  à  l'autre.  La  métaphore 
ou  la  comparaison  emprunte  d'une  chose  étrangère 
une  image  sensible  et  naturelle  d'une  vérité.  L'hyper- 
bole exprinie  au-delà  de  la  vérité  pour  ramener  l'esprit 
à  la  mieux  connaître.  Le  sublime  ne  peint  que  la 
vérité,  mais  en  un  sujet  noble  ;  il  la  peint  tout  en- 
tière, dans  sa  cause  et  dans  son  effet  ;  il  est  l'expres- 
sion ou  l'image  la  plus  digne  de  cette  vérité.  Les  es- 
prits médiocres  ne  trouvent  point  l'unique  expression, 
et  usent  de  sjmonymes.  Les  jeunes  gens  sont  éblouis 
de  ré:lat  de  l'antithèse,  et  s'en  servent.  Les  esprits 
justes,  et  qui  aiment  à  faire  des  images  qui  soient 
précises,  donnent  naturellement  dans  la  comparaison 
et  la  métaphore.  Les  esprits  vifs,  pleins  de  feu,  et 
qu'une  vaste  imagination  emporte  hors  des  règles  et 
de  la  justesse,  ne  peuvent  s'assouvir  de  l'hyperbole. 
Pour  le  sublime,  il  n'y  a  même  entre  les  grands 
génies  que  les  plus  élevés  qui  en  soient  capables. 


48       LES  CARACrèRES  DE  LA  BRUYÈRE. 

Tout  ccrivain,  pour  écrire  nettement,  dDÏt  se 
mettre  à  la  place  de  ses  lecteurs,  examiner  son 
propre  ouvrage  comme  quelque  chose  qui  lui  est 
nouveau,  qu'il  lit  pour  la  première  fois,  où  il  n'a 
nulle  part,  et  queTauteur  aurait  soumis  à  sa  critique, 
et  se  persuader  ensuite  qu'on  n'est  pas  entendu  seu- 
lement à  cause  que  l'on  s'entend  soi-même,  mais 
parce  qu'on  est  en  effet  intelligible.  L'on  n'écrit  que 
pour  être  entendu  ;  mais  il  faut,  du  moins  en  écrivant, 
faire  entendre  de  belles  choses.  L'on  doit  avoir  une 
diction  pure  et  user  de- termes  qui  soient  propres,  il 
est  vrai  ;  mais  il  faut  que  ces  terrrtes  si  propres  expri- 
ment des  pensées  nobles,  vives,  solides,  et  qui  ren- 
ferment un  très  beau  sens.  C'est  faire  de  la  pureté  et 
de  la  clarté  du  discours  un  mauvais  usage  que  de  les 
faire  servir  à  une  matière  aride,  infructueuse,  qui  est 
sans  sel,  sans  utilité,  sans  nouveauté.  Que  sert  "aux 
lecteurs  de  comprendre  aisément  et  sans  peine  des 
choses  frivoles  et  puériles,  quelquefois  fades  et  com- 
munes, et  d'être  moins  incertains  de  la  pensée  d'un 
auteur  qu'ennu3-és  de  son  ouvrage  ? 

Si  l'on  jette  quelque  profondeur  dans  certains 
écrits,  si  l'on  affecte  une  finesse  de  tour,  et  quelque- 
fois une  trop  grande  délicatesse,  ce  n'est  que  par  la 
bonne  opinion  qu'on  a  des  lecteurs. 

L'on  a  cette  incommodité  à  essuyer  dans  la  le:ture 
des  livres  faits  par  des  gens  de  parti  et  de  cabale,  que 
l'on  n'y  voit  pas  toujours  la  vérité.  Les  faits  y  sont 
déguisés,  les  raisons  réciproques  n'y  SDnt  point  rap- 
portées dans  toute  leur  force,  ni  avec  une  entière 
exactitude  ;  et,  ce  qui  use  la  plus  longue  patience,  il 
faut  lire  un  grand  nombre  de  termes  durs  et  injurieux 


LES   CAR.VCTERES    DE   LA   BRUYERE.  .      JX) 

que  se  disent  des  liDiiimes  graves,  qui,  d'un  point  de 
doctrine  ou  d'un  fait  contesté,  se  font  une  querelle 
personnelle.  Ces  ouvrages  ont  cela  de  particulier 
qu'ils  ne  méritent  ni  le  cours  prodigieux  qu'ils  ont 
pendant  un  certain  temps,  ni  le  profond  oubli  où  ils 
tombent  lorsque  le  feu  et  la  division  venant  à  s'étein- 
dre, ils  deviennent  des  almanaçhs  de  l'autre   année. 

La  gloire  ou  le  mérite  de  certains  hommes  est  de 
bien  écrire  ;  et  de  quelques  autres  c'est  de  n'écrire 
point.  L'on  écrit  régulièrement  depuis  vingt  années  ; 
l'on  est  esclave  de  la  construction  ;  l'on  a  enrichi  la 
■  langue  de  nouveaux  mots,  secoué  le  joug  du  lati- 
nisme, et  réduit  le  style  à"  la  phrase  purenlent  fran- 
çaise ;  l'on  a  presque  retrouvé  le  nombre  que  Mal- 
herbe et  Balzac  avaient  les  premiers  rencontré,  et  que 
tant  d'auteurs  depuis  eux  ont  laissé  perdre.  L'on  a 
mis  enfin  dans  le  discours  tout  l'ordre  et  toute  la  net- 
teté dont  il  est  capable  ;  cela  conduit  insensiblement 
à  y  mettre  de  l'esprit. 

Il  y  a  des  artisans  ou  des  habiles  dont  l'esprit  est 
aussi  vaste  que  l'art  et  la  science  qu'ils  professent  ; 
ils  lui  rendent  avec  avantage,  par  le  génie  et  par  l'in- 
vention,- ce  qu'ils  tiennent  d'elle  et  de  ses  principes  ; 
ils  sortent  de  l'art  pour  l'ennoblir,  s'écartent  des 
règles,  si  elles  ne  les  conduisent  pas  au  grand  et  au 
sublime  ;  ils  marchent  seuls  et  sans  compagnie,  mais 
ils  vont  fort  haut  et  pénètrent  fort  loin,  toujours  sûrs 
et  confirmés  par  le  succès  des  avantages  que  l'on  tire 
quelquefois  de  l'irrégularité.  Les  esprits  justes,  doux, 
modérés,  non  seulement  ne  les  atteignent  pas,  ne  les 
admirent  pas,  mais  ils  ne  les  comprennent  point,  et 
voudraient  encore  moins  les   imiter.  Ils  demeurent 


50  :  PS  c.\RACTi';;r.:.s  nr.  !.a  iîruyjcxi'. 

tranquilles  dans  retendue  de  leur  sphère,  vont  jus- 
qnes  à  un  certain  point  qui  fait  les  bornes  de  leur 
capacité  et  de  leurs  lumières  ;  ils  ne  vont  pas  plus 
loin,  parce  qu'ils  ne  voient  rien  au  delà.  Ils  ne  peu- 
vent au  plus  qu'être  les  premiers  d'une  seconde  classe, 
et  exceller  dans  le  médiocre.  Il  y  a  des  esprits,  si 
j'ose  le  dire,  inférieurs  et  subalternes,  qui  ne  semblent 
faits  que  pour  être  le  recueil,  le  registre  ou  le  maga- 
sin de  toutes  les  productions  des  autres  génies.  Ils 
sont  plagiaires,  traducteurs,  coiiipilateurs  ;  ils  ne 
pensent  point,  ils  disent  ce  que  les  auteurs  ont  pensé, 
et  comme  le  choix  des  pensées  est  invention,  ils  l'ont 
mauvais,  peu  juste,  ce  qui  les  détermine  plutôt  à 
rapporter  beaucoup  de  choses  que  d'excellentes  cho- 
ses ;  ils  n'ont  rien  d'original  et  qui  soit  à  eux  ;  ils  ne 
savent  que  ce  qu'ils  ont  appris  et  ils  n'apprennent 
que  ce  que  tiut  le  monde  veut  bien  ignorer  :  une 
science  vaine,  aride,  dénuée  d'agrément  et  d'utilité, 
qui  ne  tombe  point  dans  la  conversation,  qui  est  hors 
de  commerce,  semblable  à  une  monnaie  qui  n'a 
point  de  cours.  On  est  tout  à  la  fois  étonné  de  leur 
lecture  et  ennuyé  de  leur  entretien  ou  de  leurs  ou- 
vrages. Ce  sont  ceux  que  les  grands  et  le  vulgaire 
confondent  avec  les  savants  et  que  les  sages  renvoient 
au  pédantisme. 

La  critique  souvent  n'est  pas  une  science  ;  c'est  un 
métier,  où  il  faut  plus  de  santé  que  d'esprit,  plus  de 
travail  que  de  capacité,  plus  d'habitude  que  de  génie. 
Si  elle  vient  d'un  homme  qui  ait  moins  de  discerne- 
ment que  de  lecture,  et  qu'elle  s'exerce  sur  de  cer- 
tains chapitres,  elle  corrompt  les  lecteurs  et  l'écrivain. 

Je  conseille  à  un  auteur  né  copiste,  et  qui  a  l'ex- 


LES  CARACTÈRES  DE  LA  BRUYERE.       5I 

trCnie  modestie  de  travailler  d'après  quelqu'un,  de  ne 
se  choisir  pour  exemplaires  que  ces  sortes  d'ouvrages 
où  il  entre  de  l'esprit,  de  l'imagination,  ou  même  de 
l'érudition.  S'il  n'atteint  pas  à  ses  originaux,  du 
moins  il  en  approche  et  il  se  fait  lire.  Il  doit  au  con- 
traire éviter  comme  un  écueil  de  vouloir  imiter  ceux 
qui  écrivent  par  humeur,  que  le  cœur  fait  parler,  à 
qui  il  inspire  les  termes  et  les  figures,  et  qui  tirent, 
pour  ainsi  dire,  de  leurs  entrailles  tout  ce  qu'ils  expri- 
ment sur  le  papier.  Dangereux  modèles  et  tout  pro- 
pres à  faire  tomber  dans  le  froid,  dans  le  bas  et  dans 
le  ridicule  ceux  qui  s'ingèrent  de  les  suivre.  En  effet, 
je  rirais  d'un  homme  qui  voudrait  sérieusement  parler 
mon  ton  de  voix,  ou  me  ressembler  de  visage. 

Un  homme  né  chrétien  et  français  se  trouve  con- 
traint dans  la  satire  ;  les  grands  sujets  lui  sont  dé- 
fendus, il  les  entame  quelquefois,  et  se  détourne  en- 
suite sur  de  petites  choses  qu'il  relève  par  la  beauté 
de  son  génie  et  de  son  style. 

Il  faut  éviter  le  style  vain  et  puéril,  de  peur  de 
ressembler  à  Dorillas  et  Handburg  (i).  L'on  peut  au 
contraire,  en  une  sorte  d'écrits,  hasarder  de  certaines 
expressions,  user  de  termes  transposés  et  qui  peignent 
vivement,  et  plaindre  ceux  qui  ne  sentent  pas  le  plai- 
sir qu'il  y  a  à  s'en  servir  ou  à  les  entendre.  Celui  qui 
n'a  égard  en  écrivant  qu'au  goût  de  son  siècle,  songe 
plus  à  sa  personne  qu'à  ses  écrits.  Il  faut  toujours 
tendre  à  la  perfection  ;  et  alors  cette  justice  qui  nous 
est  quelquefois  refusée  par  nos  contemporains,  la 
postérité  sait  nous  la  rendre. 

(i)  Varillas  et  Maimbourg,  historiens  justement  décriés. 
(Ed.) 


•52       lES  CARACTÈRES  DE  l.A  BRUYÈRE. 

Il  ne  faut  poijit  mettre  un  ridicule  où  il  n'y  en  a 
peint  ;  c'est  se  gâter  le  goût,  c'est  corrompre  son 
jugement  et  celui  des  autres.  Mais  le  ridicule  qui  est 
quelque  part,  il  faut  1'}'  voir,  l'en  tirer  avec  grâce,  et 
d'une  manière  qui  plaise  et  qui  instruise.  Horace  ou 
Despréaux  l'a  dit  avant  vous.  Je  le  crois  sur  votre 
parole,  mais  je  l'ai  dit  comme  mien.  Ne  puis-je  pas 
penser  après  eux  une  chose  vraie,  et  que  d'autres 
encore  penseront  après  moi  ? 


DU    MERITE    PERSONNEL. 

Qui  peut  avec  les  plus  rares  talents  et  le  plus 
excellent  mérite,  n'être  pas  convaincu  de  son 
inutilité,  quand  il  considère  qu'il  laisse,  en  mourant, 
un  monde  qui  ne  se  sent  pas  de  sa  perte,  et  où  tant 
de  gens  se  trouvent  pour  le  remplacer  ? 

De  bien  des  gens  il  n'y  a  que  le  nom  qui  vale  (i) 
quelque  chose.  Quand  vous  les  voyez  de  fort  près, 
c'est  moins  que  rien,  de  loin  ils  imposent.  Tout 
persuadé  que  je  suis  que  ceux  que  l'on  choisit  pour  de 
différents  emplois, chacun  selon  son  génie  et  sa  profes- 
sion, font  bien,  je  me  hasarde  de  dire  qu'il  se  peut  faire 
qu'il  y  ait  au  monde  plusieurs  personnes  connues  ou 
inconnues,  que  l'on  n'emploie  pas,  qui  feraient  très 
bien;  et  je  suis  induit  à  ce  sentiment  par  le  meneilleux 
succès  de  certaines  gens  que  le  hasard  seul  a  placées, 
et  de  qui  jusques  alors  on  n'avait  pas  attendu  de  fort 

(i)  Texte  conforme  aux  éditions  originales.  (Ed.) 


LES  CARACTERES  DE  LA  BRUYERE. 


grandes  choses.  Combien  d'hommes  admirables,  et 
qui  avaient  de  très  beaux  génies  sont  morts  sans 
qu'on  en  ait  parlé!  Combien  vivent  encore  dont  on  ne 
parle  point  et  dont  on  ne  parlera  jamais  !  Qiielle 
horrible  peine  a  un  homme  qui  est  sans  preneurs  et 
sans  cabale,  qui  n'est  engagé  dans  aucun  corps, 
mais  qui  est  seul,  et  qui  n'a  que  beaucoup  de  mérite 
pour  toute  recommandation,  de  se  faire  jour  à  travers 
l'obscurité  où  il  se  trouve,  et  de  venir  au  niveau  d'un 
fat  qui  est  en  crédit  !  Personne  presque  ne  s'avise  de 
lui-même  du  mérite  d'un  autre.  Les  hommes  sont 
trop  occupés  d'eux-mêmes  pour  avoir  le  loisir  de 
pénétrer  ou  de  discerner  les  autres  ;  de  là  vient 
qu'avec  un  grand  mérite  et  une  plus  grande  mo- 
destie l'on  peut  être  longtemps  ignoré. 

Le  génie  et  les  grands  talents  manquent  souvent, 
quelquefois  aussi  les  seules  occasions  :  tels  peuvent 
être  loués  de  ce  qu'ils  ont  fait,  et  tels  de  ce  qu'ils 
auraient  fait.  Il  est  moins  rare  de  trouver  de  l'esprit 
que  des  gens  qui  se  servent  du  leur,  ou  qui  fassent 
valoir  celui  des  autres,  et  le  mettent  à  quelque  usage. 
Il  y  a  plus  d'outils  que  d'ouvriers,  et  de  ces  der- 
niers plus  de  mauvais  que  d'excellents  ;  que  pensez- 
vous  de  celui  qui  veut  scier  avec  un  rabot,  et  qui 
prend  sa  scie  pour  raboter  ? 

Il  n'y  a  point  au  monde  un  si  pénible  métier  que 
celui  de  se  faire  un  grand  nom.  La  vie  s'achève  que 
l'on  a  à  peine  ébauché  son  ouvrage. 

Que  faire  d'Égésippe  qui  demande  un  emploi  ?  Le 
mettra-t-on  dans  les  finances  ou  dans  les  troupes  ? 
Cela  est  indifférent,  et  il  faut  que  ce  soit  l'intérêt  seul 
qui  en  décide,  car  il  est  aussi  capable  de    manieir  de 


54       I-ES  CARACTÈRES  DE  LA  BRUYÈRE^ 

l'argent,  ou  de  dresser  des  comptes,  que  de  porter 
les  armes.  Il  est  propre  à  tout,  disent  ses  amis  ;  ce 
qui  signifie  toujours  qu'il  n'a  pas  plus  de  talents  pour 
une  chose  que  pour  une  autre,  ou  en  d'autres  termes, 
qu'il  n'est  propre  à  rien.  Ainsi  la  plupart  des  hommes, 
occupés  d'eux  seuls  dans  leur  jeunesse,  corrom- 
pus par  la  paresse  ou  par  le  plaisir,  croient  fausse- 
ment, dans  un  âge  plus  avancé,  qu'il  leur  suffit  d'être 
inutiles  ou  dans  l'indigence,  afin  que  la  république  (i) 
soit  engagée  à  les  placer  ou  à  les  secourir  ;  et  ils 
profitent  rarement  de  cette  leçon  très  importante, 
que  les  hommes  devraient  employer  les  premières 
années  de  leur  vie  à  devenir  tels  par  leurs  études  et 
par  leur  travail,  que  la  république  elle-même  eût 
besoin  de  leur  industrie  et  de  leurs  lumières  ;  qu'ils 
fussent  comme  une  pièce  nécessaire  à  tout  son  édi- 
fice ;  et  qu'elle  se  trouvât  portée  par  ses  propres 
avantages  à  faire  leur  fortune  ou  à  l'embellir. 

Nous  devons  travailler  à  nous  rendre  très  dignes 
de  quelque  emploi  :  le  reste  ne  nous  regarde  point  ; 
c'est  l'affaire  des  autres.  Se  faire  valoir  par  des  choses 
qui  ne  dépendent  point  des  autres,  mais  de  soi 
seul,  ou  renoncer  à  se  faire  valoir  ;  maxime  inesti- 
mable et  d'une  ressource  infinie  dans  la  pratique, 
utile  aux  faibles,  aux  vertueux,  à  ceux  qui  ont  de 
l'esprit,  qu'elle  rend  maîtres  de  leur  fortune  ou  de 
leur  repos  ;  pernicieuse  pour  les  grands  ;  qui  dimi- 
nuerait leur  cour,  ou  plutôt  le  ïiombre  de  leurs 
esclaves  ;  qui  ferait  tomber  leur  morgue  avec  une 
partie  de  leur  autorité,  et  les  réduirait  presque  à 
leurs  entremets  et  à  leurs  équipages  ;  qui  les  priverait 

(i)  L'État  ;  respublica.  (Éd.) 


LES   CARACTÈRES   DE   LA   BRUVÈRE.  S) 

du  plaisir  qu'ils  sentent  à  se  faire  prier,  presser, 
solliciter,  à  faire  attendre  ou  à  refuser,  à  promettre 
et  à  ne  pas  donner  ;  qui  les  traverserait  dans  le  goût 
qu'ils  ont  quelquefois  à  mettre  les  sots  en  vue  et  à 
anéantir  le  mérite  quand  il  leur  arrive  de  le  discer- 
ner ;  qui  bannirait  des  cours  les  brigues,  les  cabales, 
les  mauvais  offices,  la  bassesse,  la  flatterie,  la  fourbe- 
rie ;  qui  ferait  d'une  cour  orageuse,  pleine  de  mou- 
vements et  d'intrigues,  comme  une  pièce  comique 
ou  même  tragique,  dont  les  sages  ne  seraient  que  les 
spectateurs;  qui  remettrait  de  la  dignité  dans  les  diffé- 
rentes conditions  des  hommes,  et  de  la  sérénité  sur 
leur  visage  ;  qui  étendrait  leur  liberté,  qui  réveillerait 
en  eux  avec  les  talents  naturels  l'habimde  du  travail 
et  de  l'exercice,  qui  les  exciterait  à  l'émulation,  au 
désir  de  la  gloire,  à  l'amour  de  la  vertu,  qui,  au  lieu 
de  courtisans  vils,  inquiets,  inutiles,  souvent  onéreux 
à  la  république,  en  ferait  ou  de  sages  économes,  ou 
d'excellents  pères  de  famille,  ou  des  juges  intègres, 
ou  de  grands  capitaines,  ou  des  orateurs,  ou  des  plii- 
iDsophes,  et  qui  ne  leur  attirerait  à  tous  nul  autre 
inconvénient  que  celui  peut-être  de  laisser  à  leurs 
héritiers  moins  de  trésors  que  de  bons  exemples. 

Il  faut  en  France  beaucoup  de  fermeté  et  une 
grande  étendue  d'esprit  pour  se  passer  des  charges  et 
des  emplois,  et  consentir  ainsi  à  demeurer  chez  soi 
et  à  ne  rien  faire.  Personne  presque  n'a  assez  de  mé- 
rite pour  jouer  ce  rôle  avec  dignité  ni  assez  de  fond 
pour  remplir  le  vide  du  temps,  sans  ce  que  le  vul- 
gaire appelle  des  affaires.  Il  ne  manque  cependant  à 
l'oisiveté  du  sage  qu'un  meilleur  nom  ;  et  que  méditer, 
parler,  lire,  et  être  tranquille  s'appelât  travailler. 


50  LES   CAI^ACVÈRES   DE   LA   BRUYERE. 

Un  homme  de  mérite,  et  qui  est  en  place,  n'est 
jamais  incommode  par  sa  vanité  :  il  s'étourdit  moins 
du  poste  qu'il  occupe  qu'il  n'est  humilié  par  un  plus 
grand  qu'il  ne  remplit  pas,  et  dont  il  se  croit  digne  : 
plus  capable  d'inquiétude  que  de  fierté  ou  de  mépris 
pour  les  autres,  il  ne  pèse  qu'à  soi-même. 

Il  coûte  à  un  homme  de  mérite  de  faire  assidûment 
sa  cour,  mais  par  une  raison  bien  opposée  à  celle 
que  l'on  pourrait  croire.  Il  n'est  point  tel  sans  une 
grande  modestie,  qui  l'éloigné  de  penser  qu'il  fasse 
le  moindre  plaisir  aux  princes,  s'il  se  trouve  sur  leur 
passage,  se  poste  devant  leurs  yeux  et  leur  montre 
son  visage.  Il  est  plus  proche  de  se  persuader  qu'il  les 
importune,  et  il  a  besoin  de  toutes  les  raisons  tirées  de 
l'usage  et  de  son  devoir  pour  se  résoudre  à  se  mon- 
trer. Celui  au  contraire  qui  a  bonne  opinion  de  soi, 
et  que  le  vulgaire  appelle  un  glorieux,  a  du  goût  à  5e 
faire  voir,  et  il  fait  sa  cour  avec  d'autant  plus  de  con- 
fiance, qu'il  est  incapable  de  s'imaginer  que  les 
grands  dont  il  est  vu  pensent  autrement  de  sa  per- 
sonne, qu'il  fait  lui-même. 

Un  honnête  homme  se  paye  par  ses  mains  de  l'ap- 
plicadon  qu'il  a  à  son  devoir  par  le  plaisir  qu'il  sent  à 
le  faire,  et  se  désintéresse  sur  les  éloges,  l'estime  et 
la  reconnaissance  qui  lui  manquent  quelquefois.  Si 
j'osais  faire  une  comparaison  entre  deux  conditions 
tout  à  fait  inégales,  je-  dirais  qu'un  homme  de  cœur 
pense  à  remplir  ses  devoirs,  à  peu  près  comme  le 
couvreur  songe  à  couvrir  ;  ni  l'un  ni  l'autre  ne  cher- 
chent à  exposer  leur  vie,  ni  ne  sont  détournés  par  le 
péril  :  la  mort  pour  eux  est  un  inconvénient  dans  le 
métier  et  jamais  un  obstacle.   Le  premier  aussi  n'est 


LES  CARACTÈRES  DE  LA  BRUYÈRE.        57 

guère  plus  vain  d'avoir  paru  à  la  tranchée,  emporté 
un  ouvrage  ou  forcé  un  retranchement,  ,que  celui-ci 
d'avoir  monté  sur  de  hauts  combles  ou  sur  la  pointe 
d'un  clocher.  Ils  ne  sont  tous  deux  appliqués  qu'à 
bien  faire,  pendant  que  le  fanfaron  travaille  à  ce  que 
l'on  dise  de  lui  qu'il  a  bien  fait. 

La  modestie  est  au  mérite  ce  que  les  ombres  sont 
aux  figures  dans  un  tableau  :  elle  lui  donne  de  la  force 
et  du  relief.  Un  extérieur  simple  est  l'habit  des 
hommes  vulgaires,  il  est  taillé  pour  eux  et  sur  leur 
mesure  :  mais  c'est  une  parure  pour  ceux  qui  ont 
rempli  leur  vie  de  grandes  actions  :  je  les  compare  à 
une  beauté  négligée,  mais  plus  piquante. 

Certains  hommes  contents  d'eux-mêmes,  de  quel- 
que action  ou  de  quelque  ouvrage  qui  ne  leur  a  pas 
mal  réussi,  et  ayant  ouï  dire  que  la  modestie  sied  bien 
aux  grands  hommes,  osent  être  modestes,  contrefont 
les  simples  et  les  naturels  ;  semblables  à  ces  gens 
d'une  taille  médiocre  qui  se  baissent  aux  portes  de 
peur  de  se  heurter. 

Votre  fils  est  bègue,  ne  le  faites  pas  monter  sur  la 
tribune.  Votre  fille  est  née  pour  le  monde,  ne  l'en- 
fermez pas  parmi  les  vestales.  Xantlius,  votre  aft'ran- 
■chi,  est  faible  et  timide,  ne  différez  pas,  retirez-le  des 
légions  et  de  la  milice.  Je  veux  l'avancer,  dites-vous: 
comblez-le  de  biens,  surchargez-le  de  terres,  de  titres 
et  de  possessions,  servez-vous  du  temps,  nous  vivons 
dans  un  siècle  où  elles  lui  feront  plus  d'honneur  que 
la  vertu.  Il  m'en  coûterait  trop,  ajoutez-vous.  Parlez- 
vous  sérieusement,  Crassus  ?  Songez-vous  que  c'est 
une  goutte  d'eau  que  vous  puisez  du  Tibre  pour  enri- 
chir  Xanthus  que  vous  aimez,   et  pour   pré\'enir  les  ■ 


s  8  LES   CARACTÈRES   DE   LA   BRUYÈRE. 

honteuses  suites  d'un  engagement  où  il  n'est  pas 
propre  ?       , 

Il  ne  faut  regarder  dans  ses  amis  que  la  seule  vertu 
qui  nous  attache  à  eux,  sans  aucun  examen  de  leur 
bonne  ou  de  leu'r  mauvaise  fortune  ;  et  quand  on  se 
sent  capable  de  les  suivre  dans  leur  disgrâce,  il  faut 
les  cultiver  hardiment  et  avec  confiance  jusque  dans 
leur  plus  grande  prospérité. 

S'il  est  ordinaire  d'être  vivement  touché  des  choses 
rares,  pourquoi  le  sommes-nous  si  peu  de  la  vertu  ? 
S'il  est  heureux  d'avoir  de  la  naissance,  il  ne  l'est 
pas  moins  d'être  tel  qu'on  ne  s'informe  plus  si  vous 
en  avez. 

Il  apparaît  de  temps  en  temps  sur  la  face  de  la 
terre  des  hommes  rares,  exquis,  qui  brillent  par  leur 
vertu,  et  dont  les  qualités  éminentes  jettent  un  éclat 
prodigieux.  Semblables  à  ces  étoiles  extraordinaires 
dont  on  ignore  les  causes,  et  dont  on  sait  encore 
moins  ce  qu'elles  deviennent  après  avoir  disparu,  ils 
n'ont  ni  aïeuls  ni  descendants,  ils  composent  seuls 
toute  leur  race. 

Le  bon  esprit  nous  découvre  notre  devoir,  notre 
engagement  à  le.  faire  ;  et  s'il  y  a  du  péril,  avec  péril  : 
ils  inspire  le  courage,  ou  il  y  supplée. 

Quand  on  excelle  dans  son  art,  et  qu'on  lui  donne 
toute  la  perfection  dont  il  est  capable,  l'on  en  sort 
en  quelque  manière  ;  et  l'on  s'égale  à  ce  qu'il  y  a  de 
plus  noble  et  de  plus  relevé.  V***  est  un  peintre,  C*** 
un  musicien,  et  l'auteur  de  Pyranie  (i)  est  un  poète  : 
mais  Mignard  est  Mignard,  LuUi  est  Lulli,  et  Cor- 
neille est  Corneille. 

(i)  Pradon.  (Ed.) 


LES  CARACTÈRES  DE  LA  BRUYÈRE.       59 

Un  homme  libre,  et  qui  n'a  point  de  femme,  s'il  a 
quelque  esprit,  peut  s'élever  au-dessus  de  sa  fortune, 
se  mêler  dans  le  monde,  et  aller  de  pair  avec  les  plus 
honnêtes  gens  :  cela  est  moins  facile  à  celui  qui  est 
engagé  :  il  semble  que  le  mariage  met  tout  le  monde 
dans  son  ordre. 

Après  le  mérite  personnel,  il  faut  l'avouer,  ce  sont 
les  éminentes  dignités  et  les  grands  titres  dont  les 
hommes  tirent  plus  de  distinction  et  plus  d'éclat  ;  et 
qui  ne  sait  être  un  Erasme  doit  penser  à  être  évêque. 
Quelques-uns,  pour  étendre  leur  renommée,  entas- 
sent sur  leurs  personnes  des  pairies,  des  colliers 
d'ordre,  des  primaties,  la  pourpre,  et  ils  auraient 
besoin  d'une  tiare  :  mais  quel  besoin  a  Trophime 
d'être  cardinal  ? 

L'or  éclate,  dites-vous,  sur  les  habits  de  Philémon; 
il  éclate  de  même  chez  les  marchands.  Il  est  habillé 
des  plus  belles  étoffes  :  le  sont-elles  moins  toutes 
déployées  dans  les  boutiques  et  à  la  pièce  ?  Mais  la 
broderie  et  les  ornements  y  ajoutent  encore  la  magni- 
ficence :  je  loue  donc  le  travail  de  l'ouvrier.  Si  on  lui 
demande  quelle  heure  il  est,  il  tire  une  montre  qui  est 
un  chef-d'œuvre  :  la  garde  de  son  épée  est  un  onyx  : 
il  a  au  doigt  un  gros  diamant  qu'il  fait  briller  aux 
yeux  et  qui  est  parfait  :  il  ne  lui  manque  aucune  de 
ces  curieuses  bagatelles  que, l'on  porte  sur  soi  autant 
pour  la  vanité  que  pour  l'usage  ;  et  il  ne  se  refuse 
non  plus  toute  sorte  de  parure  qu'un  jeune  homme 
qui  a  épousé  une  riche  vieille.  Vous  m'inspirez  enfin 
de  la  curiosité,  il  faut  voir  du  moins  des  choses  si 
précieuses  :  envoyez-moi  cet  liabit  et  ces  bijoux  de 
Philémon,  je  vous  quitte  de  la  personne.  Tu  tu  trom- 


60  LES    CARACTÈRF.S    DE   LA   URUYÈRE. 

pes,  Philémon,  si  avec  ce  carrosse  brillant,  ce  grand 
nombre  de  coquins  qui  te  suivent  et  ces  six  bétes  qui 
te  traînent,  tu  penses  que  l'on  t'en  estime  davantage. 
L'on  écarte  tout  cet  attirail  qui  t'est  étranger  pour 
pénétrer  jusques  à  toi,  qui  n'es  qu'un  fat.  Ce  n'est  pas 
qu'il  faut  quelquefois  pardonner  à  celui  qui,  avec  un 
grand  cortège,  un  habit  riche  et  un  magnifique  équi- 
page, s'en  croit  plus  de  naissance  et  plus  d'esprit  :  il 
lit  cela  dans  la  contenance  et  dans  les  yeux  de  ceux 
qui  lui  parlent. 

Un  homme  à  la  cour,  et  souvent  à  la  ville,  qui  a 
un  long  manteau  de  soie  ou  de  drap  de  Hollande, 
une  ceinture  large  et  placée  haut  sur  l'estomac,  le 
soulier  de  maroquin,  la  calotte  de  môme,  d'un  beau 
grain,  un  collet  bien  fait  et  bien  empesé,  les  cheveux 
arrangés  et  le  teint  vermeil,  qui  avec  cela  se  souvient 
de  quelques  distinctions  métaphysiques,  cela  s'appelle 
un  docteur.  Une  personne  humble  qui  est  ensevehe 
dans  le  cabinet,  qui  a  médité,  cherché,  consulté,  con- 
fronté, lu  ou  écrit  pendant  toute  sa  vie,  est  un  homme 
docte. 

Chez  nous,  le  soldat  est  brave  ;  et  l'homme  de 
robe  est  savant  :  nous  n'allons  pas  plus  loin.  Chez  les 
Romains,  l'homme  de  robe  était  brave  ;  et  le  soldat 
était  savant  :  un  Romain  était  tout  ensemble  et  le 
soldatet  l'homme  de  robe.  Il  semble  que  le  héros  est 
d'un  seul  métier,  qui  est  celui  de  la  guerre  ;  et  que  le 
grand  homme  est  de  tous  les  métiers  :  ou  de  la  robe, 
ou  de  l'épée,  ou  du  cabinet,  ou  de  la  cour  ;  l'un  et 
l'autre  mis  ensemble  ne  pèsent  pas  un  homme  de 
bien.  Dans  la  guerre,  la  distinction  entre  le  héros  et 
le  grand  homme  est  délicate  :    toutes  les  vertus  mili- 


LES   CARACTÈRES    DE   LA   BRUYÈRE.  6l 

taires  font  l'un  et  l'autre.  Il  semble  néanmoins  que 
le  premier  soit  jeune,  entreprenant,  d'une  haute 
valeur,  ferme  dans  les  périls,  intrépide  ;  que  l'autre 
excelle  par  un  grand  sens,  par  une  vaste  prévoj-ance, 
par  une  haute  capacité  et  par  une  longue  expérience. 
Peut-être  qu'Alexandre  n'était  qu'un  hércs,  et  que 
César  était  un  grand  homme. 

iEmile  (ï)  était  né  ce  que  les  plus  grands  hommes 
ne  deviennent  qu'à  force  de  règles,  de  méditation  et 
d'exercice.  Il  n'a  eu  dans  ses  premières  années  qu'à 
remplir  des  talents  qui  étaient  naturels  et  qu'à  se  livrer 
à  son  génie.  Il  a  fait,  il  a  agi  avant  que  de  savoir,  ou 
plutôt  il  a  su  ce  qu'il  n'avait  jamais  appris  ;  dirai-je 
que  les  jeux  de  son  enfance  ont  été  plusieurs  victoires? 
Une  vie  accompagnée  d'un  extrême  bonheur  joint  à 
une  longue  expérience  serait  illustre  par  les  seules 
actions  qu'il  avait  achevées  dès  sa  jeunesse.  Toutes 
les  occasions  de  vaincre  qui  se  sont  depuis  offertes,  il 
les  a  embrassées  ;  et  celles  qui  n'étaient  pas,  sa  vertu 
et  s -in  étoile  les  ont  fait  naître  :  admirable  même  et 
par  les  choses  qu'il  a  faites  et  par  celles  qu'il  aurait  pu 
faire.  On  l'a  regardé  comme  un  homme  incapable  de 
céder  à  l'ennemi,  de  plier  sous  le  nombre  ou  sous  les 
obstacles  ;  comme  une  âme  du  premier  ordre,  pleine 
de  ressources  et  de  lumières,  qui  voj'ait  encore  où 
personne  ne  voyait  plus  ;  comme  celui  qui,  à  la  tête 
des  légions,  était  pour  elles  un  présage  de  la  victoire, 
et  qui  valait  seul  plusieurs  légions  ;  qui  était  grand 
dans  la  prospérité,  plus  grand  quand  la  fortune  lui  a 
été  contraire  :  (  la  levée  d'un  siège,  une  retraite  l'ont 
plus  ennobli  que  ses  triomphés;  l'on  ne  met  qu'après 

(l)  Le  grand  Condé.  (Ed.) 


62  LES    CARACTÈRES   DE   LA    BRUYi-RE. 

les  batailles  gagnces  et  les  villes  prises;)  qui  était 
rempli  de  gloire  et  de  modestie,  on  lui  a  entendu 
dire  :  je  fuyais,  avec  la  mOme  grâce  qu'il  disait  : 
NOUS  LES  BATTLMES  ;  un  homme  dévoué  à  l'Etat,  à  sa 
famille,  au  chef  de  sa  famille,  sincère  pour  Dieu  et 
pour  les  hommes,  autant  admirateur  du  mérite  que 
s'il  lui  eût  été  moins  propre  et  moins  familier,  un 
homme  vrai,  simple,  maganime,  à  qui  il  n'a  manqué 
que  les  moindres  vertus. 

Les  enfants  des  dieux  (i),  pour  ainsi  dire,  se  tirent 
des  règles  de  la  nature  et  en  sont  comme  l'exception. 
Ils  n'attendent  presque  rien  du  temps  et  des  années. 
Le  mérite  chez  eux  devance  l'âge.  Ils  naissent  ins- 
truits et  ils  sont  plus  tôt  des  hommes  parfaits  que  le 
commun  des  hommes  ne  sort  de  l'enfance. 

Les  vues  courtes,  je  veux  dire  les  esprits  bornés 
et  resserrés'dans  leur  petite  sphère,  ne  peuvent  com- 
prendre cette  yniversalité  de  talents  que  l'on  remarque 
quelquefois  dans  un  même  sujet  ;  où  ils  voient 
l'agréable,  ils  en  excluent  le  sohde  ;  où  ils  croient 
découvrir  les  grâces  du  corps,  l'agilité,  la  souplesse, 
la  dextérité,  ils  ne  veulent  plus  y  admettre  les-  dons 
de  l'âme,  la  profondeur,  la  réflexion,  la  sagesse  : 
ils  ôtent  de  l'iiistoire  de  Socrate  qu'il  ait  dansé. 

Il  n'y  a  guère  d'homme  si  accompli  et  si  nécessaire 
aux  siens,  qu'il  n'ait  de  quoi  se  faire  moins  regretter. 

Un  homme  d'esprit  et  d'un  caractère  simple  et 
droit  peut  tomber  dans  quelque  piège  ;  il  ne  pense 
pas  que  personne  veuille  lui  en  dresser  et  le  choisir 
pour  être  sa  dupe  ;  cette  confiance  le  rend  moins  pré- 
cautionné et  les  mauvais  plaisants  l'entament  par  cet 

(i)  Fils,  petits-fils,  issus  de  rois.  (Ed.) 


lES  CARACTÈRES  DE  LA  BRUYÈRE.       65 

endroit.  Il  n'y  a  qu'à  perdre  pour  ceux  qui  en  vien- 
draient à  une  seconde  charge,  il  n'est  trompé  qu'une 
f-is. 

J'éviterai  avec  Soin  d'oftenser  personne,  si  je  suis 
équitable,  mais  sur  toutes  choses  un  homme  d'esprit, 
si  j'aime  le  moins  du  monde  mes  intérêts. 

Il  n'y  a  rien  de  si  délié,  de  si  simple  et  de  si  im- 
perceptible, où  il  n'entre  des  manières  qui  nous  décè- 
lent. "Un  sot  n'entre,  ni  ne  sort,  ni  ne  s'assied,  ni  ne 
se  lève,  ni  ne  se  tait,  ni  n'est  sur  ses  jambes  comme 
un  homme  d'esprit. 

Je  connais  Mopse  d'une  visite  qu'il  m'a  rendue  sans 
me  connaître.  Il  prie  des  gens  qu'il  ne  connait  point 
de  le  mener  chez  d'autres  dont  il  n'est  pas  connu  ;  il 
écrit  à  des  femmes  qu'il  connait  de  vue  ;  il  s'insinue 
dans  un  cercle  de  personnes  respectables  et  qui  ne 
savent  quel  il  est  ;  et  là,  sans  attendre  qu'on  l'inter- 
roge, ni  sans  sentir  qu'il  interrompt,  il  parle,  et  sou- 
vent, et  ridiculement.  Il  entre  une  autre  fois  dans  une 
assemblée,  se  place  où  il  se  trouve,  sans  nulle  atten- 
tion aux  autres  ni  à  soi-même  ;  on  l'ôte  d'une  place 
destinée  à  un  ministre,  il  s'assied  à  celle  du  duc  et 
pair.  Il  est  là  précisément  celui  dont  la  multitude  rit, 
et  qui  seul  est  grave  et  ne  rit  point.  Chassez  un  cliien 
du  fauteuil  du  roi,  il  grimpe  à  la  chaire  du  prédica- 
"teur,  il  regarde  le  monde  indiiïéremment  sans  embar- 
ras, sans  pudeur  :  il  n'a  pas,  non  plus  que  le  sot,  de 
quoi  rougir. 

Celse  est  d'un  rang  médiocre,  mais  des  grands  le 
souffrent  ;  il  n'est  pas  savant,  il  a  relation  avec  des 
savants  ;  il  a  peu  de  mérite,  mais  il  connait  des  gens 
qui  en  ont  beaucoup  ;  il  n'est  pas  habile,  mais  il  a 


64       LES  CARACTÈRES  DE  LA  BRUYÈRE. 

une  langue  qui  peut  servir  de  truchement  et  des  pieds 
qui  peuvent  le  porter  d'un  lieu  à  un  autre*  C'est  un 
homme  né  pour  les  allées  et  venues,  pour  écouter  des 
propositions  et  les  rapporter,  polir  en  faire  d'office, 
pour  aller  plus  loin  que  sa  commission  et  en  être 
désavoué,  pour  réconcilier  des  gens  qui  se  querellent 
à  leur  première  entrevue  ,  pour  réussir  dans  une 
affaire  et  en  manquer  mille,  pour  se  donner  toute  la 
gloire  de  la  réussite  et  pour  détourner  sur  les  autres  la 
haine  d'un  mauvais  succès.  Il  sait  les  bmits  communs, 
les  liistoriettes  de  la  ville,  il  ne  fait  rien,  il  dit  ou 
écoute  ce  que  les  autres  font,  il  est  nouvelliste  ;  il 
sait  même  le  secret  des  familles  ;  il  entre  dans  de  plus 
hauts  mystères,  il  vous  dit  pourquoi  celui-ci  est  cx'l  ' 
et  pourquoi  on  rappelle  cet  autre  ;  il  connaît  le  f  r  .; 
et  les  causes  de  la  brouillerie  des  deux  frères  et  de  la 
rupture  des  deux  ministres  :  n'a-t-il  pas  prédit  aux 
premiers  les  tristes  suites  de  leur  mésintelligence  " 
N'a-t-il  pas  dit  de  ceux-ci  que  leur  union  ne  seriit 
pas  longue?  n'était-il  pas  présent  à  de  certaines 
paroles  qui  furent  dites  ?  n'entra-t-il  pas  dans  une 
espèce  de  négociation  ?  le  voulut-on  croire  ?  fut-il 
écouté  ?  à  qui  parlez-vous  de  ces  choses  ?  qui  a  eu 
plus  de  part  que  Celse  à  toutes  ces  intrigues  de  cour  ? 
et  si  cela  n'était  pas  ainsi,  s'il  ne  l'avait  du  moins  ou 
rêvé  ou  imaginé,  songerait-il  à  vous  le  faire  croire  ? 
aurait-il  l'air  important  et  mystérieux  d'un  homme 
revêtu  d'une  ambassade  ? 

Ménippe  est  l'o'iseau  paré  de  divers  plumages  qui 
ne  sont  pas  à  lui  ;  il  ne  parle  pas,  il  ne  sent  pas, 
il  répète  des  sentiments  et  des  discours  ,  se  sert 
même  si  naturellement  de  l'esprit  des  autres,  qu'il  y 


TES  CARACTÈRES  DE  LA  BHUYÈRE.       6) 

est  le  premier  trempé,  et  qu'il  croit  souvent  dire  son 
goût  ou  expliquer  sa  pensée  lorsqu'il  n'est  que  l'écho 
de  quelqu'un  qu'il  vient  de  quitter.  C'est  un  homme 
qui  est  de  mise  un  quart-d'heure  de  suite,  qui  le  mo- 
ment d'après  baisse,  dégénère,  perd  le  peu  de  lustre 
qu'un  peu  de  mémoire  lui  donnait,  et  montre  la  corde; 
lui  seul  ignore  combien  il  est  au-dessous  du  sublimé 
et  de  l'héroïque  ;  et ,  incapable  de  savoir  jusqu'où 
l'on  peut  avoir  de  l'esprit,  il  croit  naïvement  que  ce 
qu'il  en  a  est  tout  ce  que  les  hommes  en  sauraient 
avoir  ;  aussi  a-t-il  l'air  et  le  maintien  de  celui  qui  n'a 
rien  à  désirer  sur  ce  chapitre,  et  qui  ne  porte  envie  à 
personne.  Il  se  parle  souvent  à  .soi-même,  et  il  ne 
s'en  cache  pas,ceux  qui  passent  le  voient;  et  il  semble 
toujours  prendre  un  parti,  ou  décider  qu'une  telle 
chose  est  sans  réplique.  Si  vous  le  saluez  quelquefois, 
c'est  le  jeter  dans  l'embarras  de  savoir  s'il  doit  rendre 
le  salut  ou  non  ;  et  pendant  qu'il  délibère,  vous  êtes 
déjà  hors  de  portée.  Sa  vanité  l'a  fait  honnête 
homme,  l'a  mis  au-dessus  de  lui-même,  l'a  fait  deve- 
nir ce  qu'il  n'était  pas.  L'on  juge  en  le  voyant  qu'il 
n'est  occupé  que  de  sa  personne,  qu'il  sait  que  tout 
lui  sied  bien,  et  que  sa  parure  est  assortie,  qu'il  croit 
que  tous  les  yeux  sont  ouverts  sur  lui,  et  que  les 
hommes  se  relayent  pour  le  contempler. 

Celui  qui,  logé  chez  soi,  dans  un  palais  avec  deux 
ppartem.ents  pour  les  deux  saisons,  vient  coucher  au 
Louvre  dans  un  entre-sol,  n'en  use  pas  ainsi' par  rtio- 
iestie.  Cet  autre  qui,  pour  consener  une  taille  fine, 
'abstient  de  vin  et  ne  fait  qu'un  seul  repas,  n'est  ni 
sobre  ni  tempérant  ;  et  d'un  troisième  qui,  importuné 

Il'un  ami  pauvre, lui  donne  enfin  quelque  secours,  l'on 
T.  I.  4 


(jd  LES   CARACTÈRES   DE   LA   BRUYÈRE. 

dit  qu'il  acheté  son  repos,  et  nullement  qu'il  est  libé- 
ral. Le  motif  seul  fait  le  mérite  des  actions  des 
hommes,  et  le  désintéressement  y  met  la  perfection. 

La  fausse  grandeur  est  farouche  et  inaccessible  ; 
comme  elle  sent  son  faible,  elle  se  cache,  ou  du 
moins  ne  se  montre  pas  de  front,  elle  ne  se  fait  voir 
qu'autant  qu'il  faut  pour  imposer  et  ne  paraître  point 
ce  qu'elle  est,  je  veux  dire  une  vraie  petitesse.  La 
véritable  grandeur  est  libre,  douce,  familière,  popu- 
laire. Elle  se  laisse  toucher  et  manier,  elle  ne  perd 
rien  à  être  vue  de  près  ;  plus  on  la  connaît,  plus  on 
l'admire.  Elle  se  courbe  par  bonté  vers  ses  inférieurs, 
et  revient  sans  effort  dans  son  naturel.  Elle  s'aban- 
donne quelquefois,  se  néglige,  se  relâche  de  ses 
avantages,  toujours  en  pouvoir  de  les  reprendre  et  de 
les  faire  valoir  ;  elle  rit,  joue  et  badine,  mais  avec 
dignité.  On  l'approche  tout  ensemble  avec  liberté  et 
avec  retenue.  Son  caractère  est  noble  et  facile  , 
inspire  le  respect  et  la  confiance,  et  fait  que  les 
princes  nous  paraissent  grands  et  très  grands,  sans 
nous  faire  sentir  que  nous  sommes  petits. 

Le  sage  guérit  de  l'ambition  par  l'ambition  même  ; 
il  tend  à  de  si  grandes  choses,  qu'il  ne  peut  se  borner 
à  ce  qu'on  appelle  des  trésors,  des  postes,  la  fortune 
et  la  faveur.  Il  ne  voit  rien  dans  de  si  faibles  avan- 
tages qui  soit  assez  bon  et  assez  solide  pour  rempHr'1 
son  cœur  et  pour  mériter  ses  soins  et  ses  désirs  ;  il  a 
même  besoin  d'efforts  pour  ne  les  pas  trop  dédaigner. 
Le  seul  bien  capable  de  le  tenter  est  cette  sorte  de 
gloire  qui  devrait  naitre  de  la  vertu  toute  pure  et 
toute  simple;  mais  les  hommes  ne  l'accordent  guère; 
€t  il  s'en  passe. 


LES  CARACTÈRES  DE  LA  BRUYÈRE.       67 

Celui-là  est  bon  qui  fait  du  bien  aux  autres  ;  s'il 
souffre  pour  le  bien  qu'il  fait,  il  est  très  bon  ;  s'il 
souffre  de  ceux  à  qui  il  a  fait  ce  bien,  il  a  une  si 
grande  bonté  qu'elle  ne  peut  être  augmentée  que 
dans  le  cas  où  ses  souffrances  viendraient  à  croître  ; 
et  s'il  en  meurt,  sa  vertu  ne  saurait  aller  plus  loin, 
elle  est  héroïque,  elle  est  parfaite. 


III 

DES   FEMMES. 

T  es  hommes  et  les  femmes  conviennent  rarement 
-'-^sur  le  mérite  d'une  femme  :  leurs  intérCts  sont 
trop  différents.  Les  femmes  ne  se  plaisent  peint  les 
unes  aux  autres  par  les  mêmes  agréments  qu'elles 
plaisent  aux  hommes  :  mille  manières  qu'allument 
dans  ceux-ci  les  grandes  passions,  forment  entre 
elles  l'aversion  et  l'antipathie.  Il  y  a  dans  quelques 
femmes  une  grandeur  artificielle  attachée  au  mouve- 
ment, des  yeux,  à  un  air  de  tête,  aux  façons  de  mar- 
cher, et  qui  ne  va  pas  plus  loin  ;  un  esprit  éblouis- 
sant qui  impose  et  que  l'on  n'estime  que  parce  qu'il 
n'est  pas  approfondi.  Il  y  a  dans  quelques  autres  une 
grandeur  simple,  naturelle,  indépendante  du  geste  et 
de  la  démarche,  qui  a  sa  source  dans  le  cœur  et  qui 
est  comme  une  suite  de  leur  haute  naissance  :  un  mé- 
rite paisible,  mais  sr.lide,  accompagné  de  mille  vertus 
qu'elles  ne  peuvent  couvrir  de  toute  leur  modestie, 
qui  échappent  et  qui  se  montrent  à  ceux  qui  ont  des 
veux.  J'ai  vu  souhaiter  d'être  fille,  et  une  belle  fille 


68  :e3  caractères  de  la  bruyère. 

depuis  treize  ans  jusqu'à  vingt-cieux,  et  après  cet  âge 
de  devenir  un  homme.  Quelques  jeunes  personnes  ne 
connaissent  point  assez  les  avantages  d'une  heureuse 
nature  et  combien  il  leur  serait  utile  de  s'y  abandon- 
ner. Elles  affaiblissent  ces  dons  du  ciel  si  rares  et  si 
fragiles  par  des  manières  affectées  et  par  une  mau- 
vaise imitation.  Leur  son  de  voix  et  leur  démarche 
sont  empruntés  :  elles  se  composent,  elles  se  recher- 
chent, regardent  dans  un  miroir  si  elles  s'éloignent 
assez  de  leur  naturel.  Ce  n'est  pas  sans  peine  qu'elles 
plaisent  moins.  Chez  les  femmes,  se  parer  et  se  farder 
n'est  pas,  je  l'avoue,  parler  contre  sa  pensée  ;  c'est 
plus  aussi  que  le  travestissement  et  la  mascarade,  où 
l'on  ne  se  donne  point  pour  ce  que  l'on  parait  être, 
mais  oia  l'on  pense  seulement  à  se  cacher  et  à  se  faire 
ignorer  :  c'est  chercher  à  imposer  aux  yeux  et  vou- 
loir paraître  selon  l'extérieur  contre  la  vérité  ;  c'est 
une  espèce  de  menterie.  Si  les  femmes  veulent  seule- 
ment être  belles  à  leurs  propres  yeux  et  se  plaire  à 
elles-mêmes,  elles  peuvent  sans  doute,  dans  la  ma- 
nière de  s'embellir,  dans  le  choix  des  ajustements 
et  d€  la  parure,  suivre  leur  goût  et  leur  caprice  :  mais 
si  c'est  aux  hommes  qu'elles  désirent  de  plaire,  si 
c'est  pour  eux  qu'elles  se  fardent  ou  qu'elles  s'enlumi- 
nent, j'ai  recueilli  les  voix,  et  je  leur  prononce,  de  la 
part  de  tous  les  hommes  ou  de  la  plus  grande  partie, 
que  le  blanc  et  le  rouge  les  rendent  affreuses  et  dé- 
goûtantes, que  le  rouge  seul  les  vieillit  et  les  déguise; 
qu'ils  haïssent  autant  les  voir  avec  de  la  céruse  sur 
le  visage  qu'avec  de  fausses  dents  en  la  bouche  et 
des  boules  de  cire  dans  les  mâchoires  ;  qu'ils  protes- 
tent  sérieusement   contre   tout  l'artifice   dont  elles 


LES  CARACTÈRES  DE  LA  BRUYÈRE.       69 

usent  pour  se  rendre  laides  ;  et  que  bien  loin  d'en 
répondre  devant  Dieu,  il  semble  au  contraire  qu'il 
leur  ait  réservé  ce  dernier  et  infaillible  moj^en  de 
guérir  des  femmes.  Si  les  femmes  étaient  telles  natu- 
rellement qu'elles  le  deviennent  par  artifice,  qu'elles 
perdissent  en  un  moment  toute  la  fraîcheur  de  leur 
teint)  qu'elles  eussent  le  visage  aussi  allumé  et  aussi 
plombé  qu'elles  se  le  font  par  le  rouge  et  par  la  pein- 
ture dont  elles  se  fardent,  elles  seraient  inconsolables. 

Une  femme  coquette  ne  se  rend  point  sur  la  pas- 
sion de  plaire  et  sur  l'opinion  qu'elle  a  de  sa  beauté. 
Elle  regarde  le  temps  et  les  années  comme  quelque 
chose  seulement  qui  ride  et  qui  enlaidit  les  autres 
femmes  :  elle  oublie  du  moins  que  l'âge  est  écrit  sur 
le  visage.  La  même  parure  qui  a  autrefois  embelli  sa 
jeunesse  défigure  enfin  sa  personne,  éclaire  les  défauts 
de  sa  vieillesse.  La  mignardise  et  l'aff'ectation  l'ac- 
compagnent dans  la  douleur  et  dans  la  fièvre.  Elle 
meurt  parée  et  en  rubans  de  couleur. 

Lise  entend  dire  d'une  autre  coquette  qu'elle  se 
moque  de  se  piquer  de  jeunesse  et  de  vouloir  user 
d'ajustements  qui  ne  conviennent  plus  à  une  femme 
de  quarante  ans.  Lise  les  a  accomplis,  mais  les  an- 
nées pour  elle  ont  moins  de  douze  mois  et  ne  la 
vieillissent  point.  Elle  le  croit  ainsi  :  et  pendant 
qu'elle  se  regarde  au  miroir,  qu'elle  met  du  rouge 
sur  son  visage  et  qu'elle  place  des  mouches,  elle 
convient  qu'il  n'est  pas  permis,  à  un  certain  âge,  de 
faire  la  jeune  et  que  Clarice  en  effet  avec  ses  mou- 
ches et  son  rouge  est  ridicule. 

L'agrément  est  arbitraire.  La  beauté  est  quelque 
chose  de  plus  réel  et  de  plus  indépendant  du  goût  et 


TES  CARACTÈRES  DE  I.A  BRUYÈRE. 


de  l'opinion.  L'on  peut  être  touché  de  certaines 
beautés  si  parfaites  et  d'un  mérite  si  éclatant  que  l'on 
se  borne  à  les  voir  et  à  leur  parler.  Une  belle  femme 
qui  a  les  qualités  d'un  honnête  homme  est  ce  qu'il  y 
a  au  monde  d'un  commerce  plus  délicieux  :  l'on 
trouve  en  elle  tout  le  mérite  des  deux  sexes. 

Une  femme  faible  est  celle  à  qui  l'on  reproche  une 
faute,  qui  se  la  reproche  à  elle-même,  dont  le  cœur 
combat  la  raison,  qui  veut  guérir,  qui  ne  guérira 
point,  ou  bien  tard.  Une  femme  inconstante  est  celle 
qui  n'aime  plus  ;  une  légère  celle  qui  déjà  en  aime 
un  autre  ;  une  volage  celle  qui  ne  sait  si  elle  aime  et 
ce  qu'elle  aime  ;  une  indifférente  celle  qui  n'aime 
rien. 

La  perfidie,  si  je  l'ose  dire,  est  un  mensonge  de 
toute  la  personne  :  c'est  dans  une  femme  l'art  de 
placer  un  mot  ou  une  action  qui  donne  le  change,  et 
quelquefois  de  mettre  en  œuvre  des  serments  et  des 
promesses  qui  ne  lui  coûtent  pas  plus  à  faire  qu'A 
violer.  Une  femme  infidèle,  si  elle  est  connue  pour 
telle  de  la  personne  intéressée,  n'est  qu'infidèle  ;  s'il 
la  croit  fidèle,  elle  est  perfide.  On  tire  ce  bien  de  la 
perfidie  des  femmes,  qu'elle  guérit  de  la  jalousie. 

Une  femme  est  aisée  à  gouverner  pourvu  que  ce 
soit  un  homme  qui  s'en  donne  la  peine.  Un  seul 
même  en  gouverne  plusieurs  :  il  cultive  leur 
esprit  et  leur  mémoire,  fixe  et  détermine  leur  reli- 
gion ;  il  entreprend  même  de  régler  leur  cœur.  Elles 
n'approuvent  et  ne  désapprouvent,  ne  louent  et  ne 
condamnent  qu'après  avoir  consulté  ses  yeux  et  son 
visage.  Il  est  le  dépositaire  de  leurs  joies  et  de  leurs 
chagrins,   de  leurs  désirs,  de  leurs  jalousies,  de  leurs 


LES    CAi^ACTKIlES   DE    LA   BRUYÈRE.  7I 

haines  et  de  leurs  amours.  Il  prend  soin  de  leurs 
affaires,  sollicite  leurs  procès  et  voit  leurs  juges  :  il 
leur  donne  son  médecin,  son  marchand,  ses  ou- 
vriers :  il  s'ingère  de  les  loger,  de  les  meubler  et  il 
ordonne  de  leur  équipage.  On  le  voit  avec  elles  dans 
leurs  carrosses,  dans  les  rues  d'une  ville  et  aux  pro- 
menades, ainsi  que  dans  leur  banc  à  un  sermon,  et 
dans  leur  loge  à  la  comédie.  Il  fait  avec  elles  les 
mêmes  visites,  il  les  accompagne  au  bain,  aux  eaux, 
dans  les  voilages  :  il  a  le  plus  commode  appartement 
chez  elles  à  la  campagne.  Il  vieillit  sans  déchoir  de 
son  autorité  ;  un  peu  d'esprit  et  beaucoup  de  temps 
à  perdre  lui  suffit  pour  la  conserver.  Les  enfants,  les 
héritiers,  la  bru,  la  nièce,  les  domestiques,  tout  eh 
dépend.  Il  a  commencé  par  se  faire  estimer,  il  finit 
par  se  faire  craindre.  Cet  ami  si  ancien,  si  nécessaire, 
meurt  sans  qu'on  le  pleure  ;  et  dix  femmes  dont  il 
était  le  tyran  héritent,  par  sa  mort,  de  la  liberté. 

Quelques  femm.es  ont  voulu  cacher  leur  conduite 
sous  les  dehors  de  la  modestie  ;  et  tout  ce  que  cha- 
cune a  pu  gagner  par  une  continuelle  affectation,  et 
qui  ne  s'est  jamais  démentie,  a  été  de  faire  dire  de 
soi  :  on  l'aurait  prise  pour  une  vestale.  C'est  dans  les 
femmes  une  preuve  violente  d'une  réputation  bien  nette 
et  bien  établie,  qu'elle  ne  soit  pas  même  effleurée  par 
la  familiarité  de  quelques-unes  qui  ne  leur  ressemblent 
point  ;  et  qu'avec  toute  la  pente  qu'on  a  aux  mali- 
gnes explications,  on  ait  recours  a  une  tout  autre 
raison  de  ce  commerce  qu'à  celle  de  la  convenance 
des  moeurs. 

Un  comique  outre  sur  la  scène  ses  personnages  ; 
un  poète  charge  ses  descriptions  ;  un  peintre  qui  fait 


LES   CARACTÈRES   DE   LA    BRUYÈRE. 


d'après  nature,  force  et  exagère  une  passion,  un  con- 
traste, des  attitudes  ;  et  celui  qui  copie,  s'il  ne  mesure 
au  compas  les  grandeurs  et  les  proportions,  grossit 
ses  figures,  donne  à  toutes  les  pièces  qui  entrent  dans 
l'ordonnance  de  son  tableau  plus  de  volume  que  n'en 
ont  celles  de  l'original  ;  de  même  la  pruderie  est  une 
imitation  de  la  sagesse. 

Il  y  a  une  fausse  modestie  qui  est  vanité  ;  une 
fausse  gloire  qui  est  légèreté  ;  une  fausse  grandeur 
qui  est  petitesse  ;  une  fausse  vertu  qui  est  hypocrisie; 
une  fausse  sagesse  qui  est  pruderie. 

Une  femme  prude  paye  de  maintien  et  de  paroles  ; 
une  femme  sage  paye  de  conduite.  Celle-là  suit  son 
humeur  et  sa  complexion,  celle-ci  sa  raison  et  son 
cœur.  L'une  est  sérieuse  et  austère,  l'autre  est,  dans 
diverses  rencontres,  précisément  ce  qu'il  faut  qu'elle 
soit.  La  première  cache  des  faibles  sous  de  plausibles 
dehors  ;  la  seconde  couvre  un  riche  fonds  sous  un 
air  Ubre  et  naturel.  La  pruderie  contraint  l'esprit,  ne 
cache  ni  l'âge  ni  la  laideur,  souvent  elle  les  suppose. 
La  sagesse  au  contraire  pallie  les  défauts  du  corps, 
ennoblit  l'esprit,  ne  rend  la  jeunesse  que  plus 
piquante,  et  la  beauté  que  plus  périlleuse. 

Pourquoi  s'en  prendre  aux  hommes  de  ce  que  les 
femmes  ne  sont  pas  savantes  ?  par  quelles  lois,  par 
quels  édits,  par  quels  rescrits  leur  a-t-on  défendu 
d'ouvrir  les  yeux  et  de  lire,  de  retenir  ce  qu'elles  ont 
lu,  et  d'en  rendre  compte  ou  dans  leur  conversation 
ou  par  leurs  ouvrages  ?  Ne  se  sont-elles  pas,  au  con- 
traire, établies  elles-mêmes  dans  cet  usage  de  ne  rien 
savoir,  ou  par  la  faiblesse  de  leur  complexion,  ou 
par  la  paresse  de  leur  esprit,   ou  par  le  soin  de  leur 


LES  CARACTÈRES  DE  LA  BRUYÈRE.       75 

beauté,  ou  par  une  certaine  légèreté  qui  les  empêche 
de  suivre  une  longue  étude,  ou  parle  talenfetle 
génie  qu'elles  ont  seulement  pour  les  ouvrages  de  la 
main,  ou  par  les  distractions  que  donnent  les  détails 
d'un  domestique  (i),  ou  par  un  éloignement  naturel 
des  choses  pénibles  et  sérieuses,  ou  par  une  curiosité 
t3ute  différente  de  celle  qui  contente  l'esprit,  ou  par 
un  tout  autre  goût  que  celui  d'exercer  leur  mémoire  ? 
Mais  à  quelque  cause  que  les  hommes  puissent  devoir 
cette  ignorance  des  femmes,  ils  sont  heureux  que  les 
femmes,  qui  les  dominent  d'ailleurs  par  tant  d'en- 
droits, aient  sur  eux  cet  avantage  de  moins.  On 
regarde  une  femme  savante  comme  on  fait  une  belle 
arme  ;  elle  est  ciselée  artistement,  d'une  polissure 
admirable  et  d'un  travail  fort  recherché  ;  c'est  une 
pièce  de  cabinet,  que  l'on  montre  aux  curieux,  qui 
n'est  pas  d'usage,  qui  ne  sert  ni  à  la  guerre,  ni  à  la 
chasse,  non  plus  qu'un  cheval  de  manège  quoique 
le  mieux  instruit  du  monde.  Si  la  science  et  la  sa- 
gesse se  trouvent  unies  en  un  même  sujet,  je  ne  m'in- 
forme plus  du  sexe,  j'admire  ;  et  si  vous  me  dites 
qu'une  femme  sage  ne  songe  guère  à  être  savante,  ou 
qu'une  fenune  savante  n'est  guère  sage,  vous  avez 
déjà  oublié  ce  que  vous  venez  de  lire,  que  les  femmes 
ne  sont  détournées  des  sciences  que  par  de  certains 
défauts.  Concluez  donc  vous-même  que  moins  elles 
auraient  de  ces  défauts,  plus  elles  seraient  sages  ;  et 
qu'ainsi  une  femme  sage  n'en  serait  que  plus  propre 
à  devenir  savante,  ou  qu'une  femme  savante  n'étant 
telle  que  parce  qu'elle  aurait  pu  vaincre  beaucoup  de 
défauts,  n'en  est  que  plus  sage. 

(i)  Un  ménage,  une  maison  à  conduire.  (Éd.) 


74       I^ES  CARACTÈRES  DE  LA  BRUYÈRE. 

La  neutralité  entre  les  femmes  qui  nous  sont  éga- 
lement amies,  quoiqu'elles  aient  rompu  pour  des 
intérêts  oij  nous  n'avons  nulle  part,  est  un  point  diffi- 
cile. Il  faut  choisir  souvent  entre  elles,  ou  les  perdre 
toutes  deux. 

Les  femmes  sont  extrêmes  :  elles  sont  meilleures 
ou  pires  que  les  liommes. 

Les  hommes  l'emportent  sur  elles  en  amitié. 

Les  hommes  sont  cause  que  les  femmes  ne  s'ai- 
ment point. 

Il  y  a  du  péril  à  contrefaire.  Lise,  déjà  vieille, 
veut  rendre  une  jeune  femme  ridicule,  et  elle-même 
devient  difforme,  elle  me  fait  peur.  Elle  use,  pour 
l'imiter,  de  grimaces  et  de  contorsions  :  la  voilà  aussi 
laide  qu'il  faut  pour  embellir  celle  dont  elle  se 
moque. 

On  veut  à  la  ville  que  bien  des  idiots  et  des  idiotes 
aient  de  l'esprit.  On  veut  à  la  cour  que  bien  des  gens 
manquent  d'esprit  qui  en  ont  beaucoup  ;  et  entre  les 
personnes  de  ce  dernier  genre  une  belle  femme  ne  se 
sauve  qu'à  peine  avec  d'autres  femmes. 

Un  homme  est  plus  fidèle  au  secret  d' autrui  qu'au 
sien  propre  ;  une  femme,  au  contraire,  garde  mieux 
son  secret  que  celui  d'autrui. 

Il  n'y  a  point  dans  le  cœur  d'une  jeune  personne  un 
si  violent  amour,  auquel  l'intérêt  ou  l'ambition 
n'ajoute  quelque  chose. 

Il  y  a  un  temps  où  les  filles  les  plus  riches  doivent 
prendre  parti.  Elles  n'en  laissent  guère  échapper  les 
premières  occasions  sans  se  préparer  un  long  repentir- 
II  semble  que  la  réputation  des  biens  diminue  en 
elles  avec  celle  de  leur  beauté.  Tout  favorise  au  con- 


LES  CARACTERES  DE  LA  BRUYÈRE.       75 

traire  une  jeune  personne,  jusqu'à  l'opinion  des 
hommes,  qui  aiment  à  lui  accorder  tous  les  avantages 
qui  peuvent  la  rendre  plus  souhaitable.  Combien  de 
filles  à  qui  une  grande  beauté  n'a  jamais  servi  qu'à 
leur  faire  espérer  une  grande  fortune  ! 

La  plupart  des  femmes  jugent  du  mérite  et  de  la 
bonne  mine  d'un  homme  par  l'impression  qu'il  fait 
sur  elles  ;  et  n'accordent  ni  l'un  ni  l'autre  à  celui 
pour  qui  elles  ne  sentent  rien.  Un  homme  qui  serait 
en  peine  de  connaître  s'il  change,  s'il  commence  à 
vieillir,  peut  consulter  les  yeux  d'une  jeune  femme 
qu'il  aborde  et  le  ton  dont  elle  lui  parle  :  il  apprendra 
ce  qu'il  craint  de  savoir.  Rude  école  !  Une  femme 
qui  n'a  jamais  les  yeux  que  sur  une  même  personne, 
ou  qui  les  en  détourne  toujours,  fait  penser  d'elle 
la  même  chose. 

Il  coûte  peu  aux  femmes  de  dire  ce  qu'elles  ne  sen- 
tent point  ;  il  coûte  encore  moins  aux  hommes  de 
dire  ce  qu'ils  sentent.  Il  arrive  quelquefois  qu'une 
femme  cache  à  un  homme  toute  la  passion  qu'elle 
sent  pour  lui,  pendant  que  de  son  côté  il  feint  pour 
elle  toute  celle  qu'il  ne  sent  pas. 

L'on  suppose  un  homme  indifférent,  mais  qui  vou- 
drait persuader  à  une  femme  une  passion  qu'il  ne  sent 
pas  ;  et  l'on  demande  s'il  ne  lui  serait  pas  plus  aisé 
d'en  imposer  à  celle  dont  il  est  aimé  qu'à  celle  qui  ne 
l'aime  point.  Un  homme  peut  tromper  une  femme 
par  un  feint  attachement,  pourvu  qu'il  n'en  ait  pas 
ailleurs  un  véritable.  Un  homme  éclate  contre  une 
femme  qui  ne  l'aime  plus,  et  se  console  ;  une  femme 
fait  moins  de  bruit  quand  elle  est  quittée,  et  de- 
meure longtemps  inconsolable. 


76  LES   CARACTÈRES   DE    LA   BRUYÈRE. 

Un  mari  n'a  guère  un  rival  qui  ne  soit  de  sa  main 
et  comme  un  présent  qu'il  a  autrefois  fait  à  sa  femme. 
Il  le  loue  devant  elle  de  ses  belles  dents  et  de  sa  belle 
tète  ;  il  agrée  ses  soins,  il  reçoit  ses  visites,  et,  après 
ce  qui  lui  vient  de  son  cru,  rien  ne  lui  parait  de 
meilleur  goût  que  le  gibier  et  les  truffes  que  cet 
ami  lui  envoie.  Il  donne  à  souper  et  il  dit  aux  con- 
vives :  «  Goûtez  bien  cela,  il  est  de  Léandre,  et  il  ne 
me  coûte  qu'un  grand  merci.  » 

Il  y  a  telle  femme  qui  anéantit  ou  qui  enterre  son 
mari  au  point  qu'il  n'en  est  fait  dans  le  monde  aucune 
mention.  Vit-il  encore,  ne  vit-il  plus  ?  On  en  doute. 
Il  ne  sert  dans  sa  famille  qu'à  montrer  l'exemple 
d'un  silence  timide  et  d'une  parfaite  soumission.  Il 
ne  lui  est  dû  ni  douaire  ni  conventions  ;  mais,  à  cela 
près,  et  qu'il  n'accouche  pas,  il  est  la  femme  et  elle 
le  mari.  Ils  passent  les  mois  entiers  dans  une 
même  maison  sans  le  moindre  danger  de  se  rencon- 
trer ;  il  est  vrai  seulement  qu'ils  sont  voisins.  Mon- 
sieur paye  le  rôtisseur  et  le  cuisinier,  et  c'est  toujours 
chez  madame  qu'on  a  soupe.  Ils  n'ont  souvent  rien 
de  commun  :  ni  le  lit,  ni  la  table,  pas  même  le  nom; 
ils  vivent  à  la  romaine  ou  à  la  grecque  :  chacun  a  le 
sien,  et  ce  n'est  qu'avec  le  temps  et  après  qu'on  est 
initié  au  jargon  d'une  ville,  qu'on  sait  enfin  que 
M.  B....  est  publiquement,  depuis  vingt  années,  le 
mari  de  madame  L... 

Telle  autre  femme  à  qui  le  désordre  manque  pour 
mortifier  son  mari,  y  revient  par  sa  noblesse  et  ses 
alliances,  par  la  riche  dot  qu'elle  a  apportée,  par  les 
charmes  de  sa  beauté,  par  son  mérite,  par  ce  que 
quelques-uns  appellent  vertu. 


lES  CARACTÈRES  DE  LA  BRUYÈRE.       77 

Il  y  a  peu  de  femmes  si  parfaites,  qu'elles  empê- 
chent un  mari  de  se  repentir,  du  moins  une  fois  le 
jour,  d'avoir  une  femme  ou  de  trouver  heureux  celui 
qui  n'en  a  point. 

Les  douleurs  muettes  et  stupides  sont  hors  d'usage: 
on  pleure,  on  récite,  on  répète,  on  est  si  touché  de  la 
mort  de  son  mari,  qu'on  n'en  oublie  pas  la  moindre 
circonstance: 

Nepourrait-on  pointdécouvrir  l'art  de  se  faireaimer 
de  sa  femme  ? 

Une  femme  insensible  est  celle  qui  n'a  pas  encore 
vu  celui  qu'elle  doit  aimer. 


IV 

DU    CŒUR. 

T 1  y  a  un  goût  dans  la  pure  amitié  où  ne  peuvent 
■■•    atteindre  ceux  qui  sont  nés  médiocres. 

L'amitié  peut  subsister  entre  des  gens  de  différents 
lexes,  exempte  même  de  toute  grossièreté.  Une 
"emme  cependant  regarde  toujours  un  homme  comme 
m  homme,  et  réciproquement  un  homme  regarde 
ine  femme  comme  une  femme.  Cette  liaison  n'est 
îi  passion  ni  amitié  pure  :  elle  fait  une  classe  à  part. 
L'amour  naît  brusquement  sans  autre  réflexion,  par 
empérament  ou  par  faiblesse  :  un  trait  de  beauté 
ous  fixe,  nous  détermine.  L'amitié  au  contraire  se 
'orme  peu  à  peu,  avec  le  temps,  par  la  pratique,  pa 
n  long  commerce.  Combien  d'esprit,  de  bonté  de 

T.    I. 


lES  CARACTÈRES  DE  LA  BRUYÈRE. 


cœur,  d'attachement,  de  services  et  de  complaisance 
dans  les  amis,  peur  faire  en  plusieurs  années  bien 
moins  que  ne  fait  quelquefois  en  un  moment  un  beau 
visage  ou  une  belle  main  ? 

Le  temps  qui  fortifie  les  amitiés,  affaiblit  l'amour. 
Tant  que  l'amour  dure,  il  subsiste  de  soi-même,  et 
quelquefois  par  les  choses  qui  semblent  le  devoir 
éteindre,  par  les  caprices,  par  les  rigueurs,  par  l'éloi- 
gnement,  par  la  jalousie.  L'amitié  au  contraire  a 
besoin  de  secours  :  elle  périt  faute  de  soin,  de  con- 
fiance et  de  complaisance. 

Il  est  plus  ordinaire  de  voir  un  amour  extrCme 
qu'une  parfaite  amitié. 

L'amour  et  l'amitié  s'excluent  l'un  l'autre.  Celui 
qui  a  eu  l'expérience  d'un  grand  amour  néglige 
l'amitié  ;  et  celui  qui  est  épuisé  sur  l'amitié  n'a  encore 
rien  fait  pour  l'amour.  L'amour  commence  par 
l'amour,  et  l'on  ne  saurait  passer  de  la  plus  forte 
amitié  qu'à  un  amour  faible. 

L'on  n'aime  bien  qu'une  seule  fois  :  c'est  la  pre- 
mière. Les  amours  qui  suivent  sont  moins  involon- 
taires. '■ 

L'amour  qui  nait  subitement  est  le  plus  long  à 
guérir.  L'amour  qui  croit  peu  à  peu  et  par  degrés  res- 
semble trop  à  l'amitié  pour  être  une  passion  violente. 

Celui  qui  aime  assez  pour  vouloir  aimer  un  million 
de  fois  plus  qu'il  ne  fait,  ne  cède  en  amour  qu'à  celui 
qui  aime  plus  qu'il  ne  voudrait.  Si  j'accorde  que, 
dans  la  violence  d'une  grande  passion,  on  peut  aimer 
quelqu'un  plus  que  soi-même,  à  qui  ferai-je  plus  de 
plaisir,  ou  à  ceux  qui  aiment,  ou  à  ceux  qui  sont 
aimés  ? 


LES   CARACTERES   DE   LA   BRUYERE.  79 

Quelque  délicat  que  l'on  soit  en  amour,  on  par- 
donne plus  de  fautes  que  dans  l'amitié.  C'est  une 
vengeance  douce  à  celui  qui  aime  beaucoup,  de  faire 
par  tout  son  procédé  d'une  personne  ingrate,  une 
très  ingrate. 

Il  est  triste  d'aimer  sans  une  grande  fortune,  et  qui 
nous  donne  les  moyens  de  combler  ce  que  l'on  aime, 
et  le  rendre  si  heureux  qu'il  n'ait  plus  de  souhaits  à 
faire. 

S'il  se  trouve  une  femme  pour  qui  l'on  ait  eu  une 
grande  passion,  et  qui  ait  été  indifférente  ;  quelque 
importants  services  qu'elle  nous  rende  dans  la  suite 
de  notre  vie,  l'on  court  un  grand  risque  d'être  ingrat. 
Une  grande  reconnaissance  emporte  avec  soi  beau- 
coup de  goût  et  d'amitié  pour  la  personne  qui  nous 
oblige. 

Être  avec  des  gens  qu'on  aime,  cela  suffit  :  rêver, 
leur  parler,  ne  leur  parler  point,  penser  à  eux,  penser 
à  des  choses  plus  indifférentes,  mais  auprès  d'eux, 
tout  est  égal. 

Il  n'y  a  pas  si  loin  de  la  haine  à  l'amitié,  que  de 
l'antipatiiie.  Il  semble  qu'il  est  moins  rare  de  passer 
de  l'antipathie  à  l'amour  qu'à  l'amitié. 

L'on  confie  son  secret  dans  l'amitié,  mais  il 
échappe  dans  l'amour. 

L'on  peut  avoir  la  confiance  de  quelqu'un  sans  en 
voir  le  cœur  :  celui  qui  a  le  cœur  n'a  pas  besoin  de 
révélation  ou  de  confiance,  tout  lui  est  ouvert. 

L'on  ne  voit  dans  l'amitié  que  les  défauts  qui  peu- 
vent nuire  à  nos  amis.  L'on  ne  voit  en  amour  de 
défauts  dans  ce  qu'on  aime,  que  ceux  dont  on  souffre 
soi-même. 


80       LES  CARACTÈRES  DE  LA  BRUYÈRE. 

Il  n'y  a  qu'un  premier  dépit  en  amour,  comme  la 
première  faute  dans  l'amitié,  dont  on  puisse  faire 
un  bon  usage. 

Il  semble  que,  s'il  y  a  un  soupçon  injuste,  bizarre 
et  sans  fondement,  qu'on  ait  une  fois  appelé  jalousie,, 
cette  autre  jalousie,  qui  est  un  sentiment  juste, 
naturel,  fondé  en  raison  et  sur  l'expérience,  mérite- 
rait un  autre  nom.  Le  tempérament  a  beaucoup  de 
part  à  la  jalousie,  et  elle  ne  suppose  pas  toujours  une 
grande  passion  :  c'est  cependant  un  paradoxe  qu'un 
violent  amour  sans  délicatesse.  Il  arrive  souvent  que 
l'on  souffre  tout  seul  de  la  délicatesse  :  l'on  souffre 
de  la  jalousie,  et  l'on  fait  souffrir  les  autres.  Celles 
qui  ne  nous  ménagent  sur  rien  et  ne  nous  épargnent 
nulles  occasions  de  jalousie  ne  mériteraient  de  nous 
aucune  jalousie,  si  l'on  se  réglait  plus  par  leurs  sen- 
timents et  leur  conduite  que  par  son  cœur. 

Les  froideurs  et  les  relâchements  dans  l'amitié 
ont  leurs  causes  :  en  amour  il  n'y  a  guère  d'autre 
raison  de  ne  plus  s'aimer  que  de  s'être  trop  aimés. 
L'on  n'est  pas  plus  maiîre  de  toujours  aimer  qu'en 
l'a  été  de  ne  pas  aimer. 

Les  amours  meurent  par  le  dégoût,  et  l'oubli  les 
enterre.  Le  commencement  et  le  déclin  de  l'amoj.r 
se  font  sentir  par  l'embarras  où  l'on  est  de  se  tr  v.- 
ver  seuls. 

Cesser  d'aimer,  preuve  sensible  que  l'homme  est 
borné,  et  que  le  cœur  a  ses  limites. 

C'est  faiblesse  que  d'aimer  :  c'est  souvent  ur.e 
autre  faiblesse  que  de  guérir.  On  guérit  comme  on 
se  console  :  on  n'a  pas  dans  le  cœur  de  quoi  toujours 
pleurer,  et  toujours  aimer.   Il  devrait  y  avoir  dans  le 


LES  CARACTÈRES  DE  LA  BRUYÈRE.       8l 

cœur  des  sources  inépuisables  de  douleur  pour  de 
certaines  pertes.  Ce  n'est  guère  par  vertu  ou  par  force 
d'esprit  que  l'on  sort  d'une  grande  affliction  :  l'on 
pleure  amèrement,  et  l'on  est  sensiblement  touché  : 
mais  l'on  est  ensuite  si  faible  ou  si  léger,  que  l'on  se 
console. 

L'on  est  encore  longtemps  à  se  voir  par  habitude, 
et  à  se  dire  de  bouche  que  l'on  s'aime,  après  que  les 
manières  disent  qu'on  ne  s'aime  plus. 

Vouloir  oublier  quelqu'un  c'est  y  penser.  L'amour 
a  cela  de  commun  avec  les  scrupules,  qu'il  s'aigrit 
par  les  réflexions  et  les  retours  que  l'on  fait  pour 
s'en  délivrer.  Il  faut,  s'il  se  peut,  ne  point  songer  à 
sa  passion  pour  l'affaiblir. 

L'on  veut  faire  tout  le  bonheur,  ou  si  cela  ne  se 
peut  ainsi,  tout  le  malheur  de  ce  qu'on  aime. 

Regretter  ce  que  l'on  aime  est  un  bien,  en  compa- 
raison de  vivre  avec  ce  que  l'on  hait. 

Quelque  désintéressement  qu'on  ait  à  l'égard  de 
ceux  qu'on  aime,  il  faut  quelquefois  se  contraindre 
pour  eux,  et  avoir  la  générosité  de  recevoir. 

Celui-là  peut  prendre,  qui  goûte  un  plaisir  aussi 
délicat  à  recevoir  que  son  ami  en  sent  à  lui  donner. 

Donner,  c'est  agir  :  ce  n'est  pas  souffrir  de  ses  bien- 
faits, ni  céder  à  l'importunité  ou  à  la  nécessité  de 
ceux  qui  nous  demandent. 

Si  l'on  a  donné  à  ceux  que  l'on  aimait,  quelque 
chose  qu'il  arrive,  il  n'y  a  plus  d'occasions  où  l'on 
doive  songer  à  ses  bienfaits. 

On  a  dit  en  latin  qu'il  coûte  moins  cher  de  haïr 
que  d'aimer,  ou,  si  l'on  veut,  que  l'amitié  est  plus  à 
charge  que  la  haine.  Il  e^t  vrai  qu'on  est  dispensé  de 


LES   CARACTERES    DE   LA   BRUYÈRE. 


donner  à  ses  ennemis  ;  mais  ne  coûte-t-il  rien  de 
f.'en  venger?  ou  s'il  est  doux  et  naturel  de  faire  du 
mal  à  ce  que  l'on  hait,  l'est-il  moins  de  faire  du  bien 
à  ce  qu'on  aime  !  ne  serait-il  pas  dur  et  pénible  de  ne 
leur  en  point  faire  ! 

Il  y  a  du  plaisir  à  rencontrer  les  yeux  de  celui  à 
qui  l'on  vient  de  donner. 

Je  ne  sais  si  un  bienfait  qui  tombe  sur  un  ingrat, 
et  ainsi  sur  un  indigne,  ne  change  pas  de  nom,  et 
s'il  méritait  plus  de  reconnaissance. 

La  libéralité  consiste  moins  à  donner  beaucoup 
qu'à  donner  à  propos. 

S"il  est  vrai  que  la  pitié  ou  la  compassion  soit  un 
retour  vers  nous-mêmes,  qui  nous  met  en  la  place 
des  malheureux,  pourquoi  tirent-ils  de  nous  si  peu 
de  soulagement  dans  leurs  misères  ? 

Il  vaut  mieux  s'exposer  à  l'ingratitude  que  de  man- 
quer aux  misérables. 

L'expérience  confirme  que  la  mollesse  ou  l'indul- 
gence pour  soi  et  la  dureté  pour  les  autres  n'est  qu'un 
seul  et  même  vice.  Un  homme  dur  au  travail  et  à  la 
peine,  inexorable  à  soi-même,  n'est  indulgent  aux 
autres  que  par  un  excès  de  raison. 

Quelque  désagrément  qu'on  ait  à  se  trouver 
chargé  d'un  indigent,  l'on  goûte  à  peine  les  nouveaux 
avantages  qui  le  tirent  enfin  de  notre  sujétion  :  de 
même  la  joie  que  l'on  reçoit  de  l'élévation  de  son 
ami  est  un  peu  balancée  par  la  petite  peine  qu'on  a 
de  le  voir  au-dessus  de  nous,  ou  s'égaler  à  nous. 
Ainsi  l'on  s'accorde  mal  avec  soi-même,  car  l'on 
veut  des  dépendants,  et  qu'il  n'en  coûte  rien  : 
l'on  veut  aussi  le  bien   de  ses  amis,  et   s'il  arrive. 


LES    CARACTÈRES   DE   LA   BRUYÈRE.  83 

ce  n'est  pas  toujours  par  s'en  réjouir  que  l'on  com- 
mence. 

On  convie,  on  invite,  on  offre  sa  maison,  sa  table, 
son  bien  et  ses  services  :  rien  ne  coûte  qu'à  tenir 
parole. 

C'est  assez  pour  soi  d'un  fidèle  ami  ;  c'est  même 
beaucoup  de  l'avoir  rencontré  :  on  ne  peut  en  avoir 
trop  pour  le  service  des  autres. 

Quand  on  a  assez  fait  auprès  de  certaines  per- 
sonnes pour  avoir  dû  se  les  acquérir,  si  cela  ne  réussit 
point,  il  y  a  encore  une  ressource,  qui  est  de  ne  plus 
rien  faire. 

Vivre  avec  ses  ennemis  comme  s'ils  devaient  un 
jour  être  nos  amis,  et  vivre  avec  nos  amis  comme 
s'ils  pouvaient  devenir  nos  ennemis,  n'est  ni  selon 
la  nature  de  la  haine,  ni  selon  les  règles  de  l'amitié  : 
ce  n'est  point  une  maxime  morale,  mais  politique. 
On  ne  doit  pas  se  faire  des  ennemis  de  ceux  qui, 
mieux  connus,  pourraient  avoir  rang  entre  nos  amis. 

On  doit  faire  choix  d'amis  si  sûrs  et  d'une  si  exacte 
probité,  que,  venant  à  cesser  de  l'être,  ils  ne  veuil- 
lent pas  abuser  de  notre  confiance  ni  se  faire 
craindre  comme  nos  ennemis. 

Il  est  doux  de  voir  ses  amis  par  goût  et  par  es- 
time ;  il  est  pénible  de  les  cultiver  par  intérêt  :  c'est 
solliciter.  Il  faut  briguer  la  faveur  de  ceux  à  qui  l'on 
veut  du  bien,  plutôt  que  de  ceux  de  qui  l'on  espère 
du  bien. 

On  ne  vole  point  des  mêmes  ailes  pour  sa  fortune 
que  l'on  fait  pour  des  choses  frivoles  et  de  fantaisie. 
Il  y  a  un  sentiment  de  liberté  à  suivre  ses  caprices, 
et  tout  au  contraire  de  servitude  à  courir   pour  son 


84       LES  CARACTÈRES  DE  LA  BRUYÈRE. 

établissement  :  il  est  naturel  de  le  souhaiter  beaucoup 
et  d'y  travailler  peu,  de  se  croire  digne  de  le  trouver 
sans  l'avoir  cherché.  Celui  qui  sait  attendre  le  bien 
qu'il  souhaite  ne  prend  pas  le  chemin  de  se  déses- 
pérer s'il  ne  lui  arrive  pas  ;  et  celui,  au  contraire,  qui 
désire  une  chose  avec  une  grande  impatience  y  met 
trop  du  sien  pour  en  être  assez  récompensé  par  le 
succès. 

Il  y  a  de  certaines  gens  qui  veulent  si  ardemment 
et  si  déterminément  une  certaine  chose,  que,  de  peur 
de  la  manquer,  ils  n'oublient  rien  dece  qu'il  faut  faire 
pour  la  manquer.  Les  choses  les  plus  souhaitées  n'ar- 
rivent point,  ou  si  elles  arrivent,  ce  n'est  ni  dans  le 
temps.ni  dans  les  circonstances  où  elles  auraient  fait 
un  extrême  plaisir. 

Il  faut  rire  avant  que  d'être  heureux,  de  peur  de 
mourir  sans  avoir  ri. 

La  vie  est  courte  si  elle  ne  mérite  ce  nom  que  lors- 
qu'elle est  agréable  ;  puisque  si  l'on  cousait  en- 
semble toutes  les  heures  que  l'on  passe  avec  ce  qui 
plait,  l'on  ferait  à  peine  d'un  grand  nombre  d'années 
une  vie  de  quelques  mois. 

Qu'il  est  difficile  d'être  content  de  quelqu'un  ! 

On  ne  pourrait  se  défendre  de  quelque  joie  à  voir 
périr  un  méchant  homme  ;  Ton  jouirait  alors  du 
fruit  de  sa  haine,  et  l'on  tirerait  de  lui  tout  ce  qu'on 
peut  en  espérer,  qui  est  le  plaisir  de  sa  perte.  Sa  mort 
enfin  arrive,  mais  dans  une  conjoncture  où  nos  inté- 
rêts ne  nous  permettent  pas  de  nous  en  réjouir  :  il 
meurt  trop  tôt  ou  trop  tard. 

Il  est  pénible  à  un  homme  fier  de  pardonner  à 
celui  qui  le  surprend   en  faute  et  qui  se  plaint  de  lui 


LES   CARACTERES   DE   LA   BRUYERE. 


avec  raison  ;  sa  fierté  ne  s'adoucit  que  lorsqu'il  re- 
prend ses  avantages,  et  qu'il  met  l'autre  dans  son 
tort. 

Comme  nous  nous  affectionnons  de  plus  en  plus 
aux  personnes  à  qui  nous  faisons  du  bien,  de  même 
nous  haïssons  violemment  ceux  que  nous  avons  beau- 
coup offensés. 

Il  est  également  difficile  d'étouffer  dans  les  com- 
mencements le  sentiment  des  injures,  et  de  le  conser- 
ver après  un  certain  nombre  d'années.  C'est  par  fai- 
blesse que  l'on  hait  un  ennemi  et  que  l'on  songe  à 
s'en  venger,  et  c'est  par  paresse  que  l'on  s'apaise  et 
qu'on  ne  se  venge  point. 

Il  y  a  bien  autant  de  paresse  que  de  faiblesse  à  se 
laisser  gouverner. 

Il  ne  faut  pas  penser  à  gouverner  un  homme  tout 
d'un  coup  et  sans  autre  préparation  dans  une  affaire 
importante  et  qui  serait  capitale  à  lui  ou  aux  siens  : 
il  sentirait  d'abord  l'empire  et  l'ascendant  qu'on  veut 
prendre  sur  son  esprit,  et  il  secouerait  le  joug  par 
honte  ou  par  caprice.  Il  faut  tenter  auprès  de  lui  les 
petites  choses  ;  et  de  là  le  progrès,  jusqu'aux  plus 
grandes,  est  immanquable.  Tel  ne  pouvait  au  plus 
dans  les  commencements  qu'entreprendre  de  le  faire 
partir  pour  la  campagne  ou  retourner  à  la  ville,  qui 
finit  par  lui  dicter  un  testament  où  il  réduit  son  fils  à 
la  légitime.  Pour  gouverner  quelqu'un  longtemps  et 
absolument,  il  faut  avoir  la  main  légère,  et  ne  lui 
faire  sentir  que  le  moins  qu'il  se  peut  sa  dépendance. 
Tels  se  laissent  gouverner  jusqu'à  un  certain  point, 
qui  au  delà  sont  intraitables  et  ne  se  gouvernent  plus  : 
on  perd  tout  à  coup  la  route  de  leur  cœur  et  de  leur 


86       LES  CARACTÈRES  DE  LA  BRUYÈRE. 

esprit  :  ni  hauteur,  ni  souplesse,  ni  force,  ni  industrie, 
ne  les  peuvent  dompter  ;  avec  cette  différence  que 
quelques-uns  sont  ainsi  faits  par  raison  et  avec  fon- 
dement, et  quelques  autres  par  tempérament  et  par 
humeur. 

Il  se  trouve  des  hommes  qui  n'écoutent  ni  la  rai- 
son ni  les  bons  conseils,  et  qui  s'égarent  volontai- 
rement par  la  crainte  qu'ils  ont  d'être  gouvernés. 
D'autres  consentent  d'être  gouvernés  par  leurs  amis 
en  des  choses  presque  indifférentes,  et  s'en  font  un 
droit  de  les  gouverner  à  leur  tour  en  des  choses 
graves  et  de  conséquence. 

Drance  veut  passer  pour  gouverner  son  maître, 
qui  n'en  croit  rien  non  plus  que  le  public  :  parler 
sans  cesse  à  un  grand  que  l'on  sert,  en  des  lieux  et 
en  des  temps  où  il  convient  le  moins,  lui  parler  à  l'o- 
reille ou  en  des  termes  mystérieux,  rire  jusqu'à  éclater 
en  sa  présence,  lui  couper  la  parole,  se  mettre  entre 
lui  et  ceux  qui  lui  parlent,  dédaigner  ceux  qui  vien- 
nent faire  leur  cour,  ou  attendre  impatiemment  qu'ils 
se  retirent,  se  mettre  proche  de  lui,  en  une  posture 
trop  libre,  figurer  avec  lui  le  dos  appuyé  à  une  che- 
minée, le  tirer  par  son  habit,  lui  marcher  sur  les  ta- 
lons, faire  le  familier,  prendre  des  libertés,  marquent 
mieux  un  fat  qu'un  favori. 

Un  homme  sage  ni  ne  se  laisse  gouverner,  ni  ne 
cherche  à  gouverner  les  autres  :  il  veut  que  la  raison 
gouverne  seule,  et  toujours. 

Je  ne  haïrais  pas  d'être  livré  par  la  confiance  à 
une  personne  raisonnable,  et  d'en  être  gouverné  en 
toutes  choses,  et  absolument,  et  toujours  :  je  serais 
sûr  de  bien   faire  sans  avoir  le   soin  de  délibérer,    je 


' 


LES   CARACTERES   DE   LA   BRUYERE. 


jouirais  de  la  tranquillité  de  celui  qui  est  gouverné  par 
la  raison. 

Toutes  les  passions  sont  menteuses,  elles  se  dé- 
guisent autant  qu'elles  le  peuvent  aux  yeux  des  autres; 
elles  se  cachent  à  elles-mêmes  ;  il  n'y  a  point  de  vice 
qui  n'ait  une  fausse  ressemblance  avec  quelque  vertu, 
et  qui  ne  s'en  aide. 

Les  hommes  rougissent  moins  de  leurs  crimes  que 
de  leurs  faiblesses  et  de  leur  vanité  ;  tel  est  ouverte- 
ment injuste,  violent,  perfide,  calomniateur,  qui  cache 
son  amour  ou  son  ambition,  sans  autre  vue  que  de 
la  cacher.  Le  cas  n'arrive  guère  où  l'on  puisse  dire, 
j'étais  ambitieux  ;  ou  on  ne  l'est  point,  ou  on  l'est 
toujours  ;  mais  le  temps  vient  où  l'on  avoue  que  l'on 
a  aimé.  Les  hommes  commencent  par  l'amour,  finis- 
sent par  l'ambition,  et  ne  se  trouvent  dans  une  as- 
siette plus  tranquille  que  lorsqu'ils  meurent. 

Rien  ne  coûte  moins  à  la  passion  que  de  se  mettre 
au-dessus  de  la  raison  :  son  grand  triomphe  est  de 
l'emporter  sur  l'intérêt. 

L'on  est  plus  sociable  et  d'un  meilleur  commerce 
par  le  cœur  que  par  l'esprit. 

Il  y  a  de  certains  grands  sentiments,  de  certaines 
actions  nobles  et  élevées,  que  nous  devons  moins  à 
la  force  de  notre  esprit  qu'à  la  bonté  de  notre  na- 
turel. 

Il  n'est  guère  au  monde  un  plus  bel  excès  que 
celui  de  la  reconnaissance. 

Il  faut  être  bien  dénué  d'esprit,  si  l'amour,  la  ma- 
lignité, la  nécessité,  n'en  font  pas  trouver. 

Il  y  a  des  lieux  que  l'on  admire  ;  il  y  en  a  d'autres 
qui  touchent,   et  où  l'on  aimerait  à   vivre.  Il  me 


LES    CARACTÈRES    DE   LA   BRUYÈRE. 


semble  que  l'on  dépend  des  lieux  pour  l'esprit,  l'hu- 
meur, la  passion,  le  goût  et  les  sentiments. 

Ceux  qui  font  bien  mériteraient  seuls  d'être  enviés, 
s'il  n'y  avait  encore  un  meilleur  parti  à  prendre,  qui 
est  de  faire  mieux  :  c'est  une  douce  vengeance 
contre  ceux  qui  nous  donnent  cette  jalousie. 

Quelques-uns  se  défendent  d'aimer  et  de  faire  des 
vers,  comme  de  deux  faibles  qu'ils  n'osent  avouer, 
l'un  du  cœur,  l'autre  de  l'esprit. 

Il  y  a  quelquefois  dans  le  cours  de  la  vie  de  si  chers 
plaisirs  et  de  si  tendres  engagements  que  l'on  nous 
défend,  qu'il  est  naturel  de  désirer  du  moins  qu'ils 
fussent  permis  :  de  si  grands  charmes  ne  peuvent  être 
surpassés  que  par  celui  de  savoir  y  renoncer  par 
vertu. 


DE    LA    SOCIETE    ET    DE    LA  CONVERSATION. 

T  Tn  caractère  bien  fade  est  celui  de  n'en  avoir 
aucun. 

C'est  le  rôle  d'un  sot  d'être  importun  :  un  homme 
habile  sent  s'il  convient  ou  s'il  ennuie  ;  il  sait  dispa- 
raître le  moment  qui  précède  celui  où  il  serait  de  trop 
quelque  part. 

L'on  marche  sur  les  mauvais  plaisants,  et  il  pleut 
par  tout  pays  de  cette  sorte  d'insectes. Un  bon  plaisant 
est  une  pièce  rare  :  à  un  homme  qui  est  né  tel,  il  est 
encore  fort  délicat  d'en  soutenir  longtemps  le  person- 


LES  CARACTÈRES  DE  LA  BRUYÈRE.       89 

nage  :-il  n'est  pas  ordinaire  que  celui  qui  fait  rire  se 
fasse  estimer.  Il  y  a  beaucoup  d'esprits  obscènes, 
encore  plus  de  médisants  ou  de  satiriques,  peu  de 
délicats.  Pour  badiner  avec  grâce  et  rencontrer  heu- 
reusement sur  les  plus  petits  sujets,  il  faut  trop  de  ma- 
nières, trop  de  politesse,  et  même  trop  de  fécondité  : 
c'est  créer  que  de  railler  ainsi,  et  faire  quelque  chose 
de  rien. 

Si  l'on  faisait  une  sérieuse  attention  à  tout  ce  qui 
se  dit  de  froid,  de  vain  et  de  puéril  dans  les  entretiens 
ordinaires,  l'on  aurait  honte  de  parler  ou  d'écouter, 
et  l'on  se  condamnerait  peut-être  à  un  silence  perpé- 
tuel, qui  serait  une  chose  pire  dans  le  commerce  que 
les  discours  inutiles.  Il  faut  donc  s'accommoder  à 
tous  les  esprits  ;  permettre  comme  un  mal  nécessaire 
le  récit  des  fausses  'nouvelles,  les  vagues  réflexions 
sur  le  gouvernement  présent  ou  sur  l'intérêt  des 
princes,  le  débit  des  beaux  sentiments,  et  qui  revien- 
nent toujours  les  mêmes  :  il  faut  laisser  Aronce  parler 
proverbe,  et  Mélinde  parler  de  soi,  de  ses  vapeurs, 
de  ses  migraines  et  de  ses  insomnies. 

L'on  voit  des  gens  qui,  dans  les  conversations  ou 
dans  le  peu  de  commerce  que  l'on  a  avec  eux,  vous 
dégoûtent  par  leurs  ridicules  expressions,  par  la  nou- 
veauté, et  j'ose  dire  par  l'impropriété  des  termes  dont 
ils  se  servent,  comme  par  TalUance  de  certains 
mots  qui  ne  se  rencontrent  ensemble  que  dans  leur 
bouche,  et  à  qui  ils  font  signifier  des  choses  que  leurs 
premiers  inventeurs  n'ont  jamais  eu  intention  de  leur 
ifaire  dire.  Ils  ne  suivent  en  parlant  ni  la  raison,  ni 
l'usage,  mais  leur  bizarre  génie,  que  l'envie  de  tou- 
jours plaisanter,  et  peut-être  de  briller,  tourne  insen- 


90  LES   CARACTERES   DE   LA   BRUYÈRE. 

siblement  à  un  jargon  qui  leur  est  propre,  et  qui  de- 
vient enfin  leur  idiome  naturel  :  ils  accompagnent  un 
langage  si  extravagant  d'un  geste  affecté  et  d'une 
prononciation  qui  est  contrefaite.  Tous  sont  contents 
d'eux-mêmes  et  de  l'agrément  de  leur  esprit,  et  l'on 
ne  peut  pas  dire  qu'ils  en  soient  entièrement  dénués  ; 
mais  on  les  plaint  de  ce  peu  qu'ils  en  ont  ;  et,  ce  qui 
est  pire,  on  en  souffre. 

due  dites-vous  ?  Comment  ?  Je  n'y  suis  pas  !  Vous 
plairait-il  de  recommencer  ?  J'y  suis  encore  moins. 
Je  devine  enfin  :  vous  voulez,  Acis,  me  dire  qu'il  fait 
froid.  Que  ne  disiez-vous  :  Il  fait  froid.  Vous  voulez 
m'apprendre  qu'il  pleut  ou  qu'il  neige  ;  dites  :  Il 
pleut,  il  neige.  Vous  me  trouvez  bon  visage,  et 
vous  désirez  de  m'en  féliciter  ;  dites  :  Je  vous  trouve 
bon  visage.  Mais,  répondez-vous*,  cela  est  bien  uni  et 
bien  clair,  et  d'ailleurs  qui  ne  pourrait  pas  en  dire  au- 
tant ?  Qu'importe,  Acis  ?  est-ce  un  si  grand  mal 
d'être  entendu  quand  on  parle,  et  de  parler  comme 
tout  le  monde  ?  Une  chose  vous  manque,  Acis,  à 
vous  et  à.  vos  semblables  les  diseurs  de  phébus,  vous 
ne  vous  en  défiez  point,  et  je  vais  vous  jeter  dans  l'é- 
tonnement  ;  une  chose  vous  manque,  c'est  l'esprit  : 
ce  n'est  pas  tout,  il  y  a  en  vous  une  chose  de  trop, 
qui  est  l'opinion  d'en  avoir  plus  que  les  autres  :  voilà 
la  source  de  votre  pompeux  galimatias,  de  vos  phrases 
embrouillées,  et  de  vos  grands  mots  qui  ne  signifient 
rien.  Vous  abordez  cet  homme,  ou  vous  entrez  dans 
cette  chambre,  je  vous  tire  par  votre  habit  et  vous 
dis  à  l'oreille  :  ne  songez  point  à  avoir  de  l'esprit, 
n'en  ayez  point,  c'est  votre  rôle  ;  ayez,  si  vous  pou- 
vez, un  langage   simple,  et  tel  que  l'ont  ceux  en  qui 


LES  CARACTÈRES  DE  LA  BRUYÈRE.       QI 

VOUS  ne  trouvez  aucun  esprit,  peut-Ctre  alors  croira- 
t-on  que  vous  en  avez. 

Qui  peut  se  promettre  d'éviter  dans  la  société  des 
hommes  la  rencontre  de  certains  esprits  vains,  légers, 
familiers,  délibérés,  qui  sont  toujours  dans  une  com- 
pagnie ceux  qui  parlent,  et  qu'il  faut  que  les  autres 
écoutent  ?  On  les  entend  de  l'antichambre  ;  on  entre 
impunément  et  sans  crainte  de  les  interrompre  :  ils 
continuent  leur  récit  sans  la  moindre  attention  pour 
ceux  qui  entrent  ou  qui  sortent,  comme  pour  le  rang 
ou  le  mérite  des  personnes  qui  composent  le  cercle  ; 
ils  font  taire  celui  qui  commence  à  conter  une  nou- 
velle, pour  la  dire  de  leur  façon,  qui  est  la  meilleure  ; 
ils  la  tiennent  de  Zamet,  de  Ruccelay,  ou  de  Con- 
chini  (i),  qu'ils  ne  connaissent  point,  à  qui  ils  n'ont 
jamais  parlé,  et  qu'ils  traiteraient  de  monseigneur 
s'ils  leur  parlaient  (2)  :  ils  s'approchent  quelquefois 
de  l'oreille  du  plus  qualifié  de  l'assemblée  pour  le  gra- 
tifier d'une  circonstance  que  personne  ne  sait,  et  dont 
ils  ne  veulent  pas  que  les  autres  soient  instruits  :  ils 
suppriment  quelques  noms  pour  déguiser  l'histoire 
qu'ils  racontent  et  pour  détourner  les  applications  : 
vous  les  priez,  vous  les  pressez  inutilement;  il  y  a  des 
choses  qu'ils  ne  diront  pas,  il  y  a  des  gens  qu'ils  ne 
sauraient  nommer,  leui:  parole  y  est  engagée,  c'est  le 
dernier  secret,  c'est  un  mystère  :  outre  que  vous  leur 
demandez  l'impossible  ;  car  sur  ce  que  vous  voulez 
apprendre  d'eux,  ils  ignorent  le  fait  et  les  personnes. 

(i)  Sans  dire  monsieur.  (A.) 

(2)  —  Ces  noms  de  personnages  historiques  sont  pris  ici 
au  figuré,  comme  simple  exemple  moral.  (Ed.) 


92       LES  CARACTÈRES  DE  LA  BRUYÈRE. 

Arrias  a  tant  lu,  a  taut  vu,  il  veut  le  persuader 
ainsi  ;  c'est  un  homme  universel,  et  il  se  donne  pour 
tel  :  il  aime  mieux  mentir  que  de  se  taire  ou  de  pa- 
raître ignorer  quelque  chose.  On  parle  à  la  table  d'un 
grand  d'une  cour  du  Nord,  il  prend  la  parole,  et  l'ote 
à  ceux  qui  allaient  dire  ce  qu'ils  en  savent  :  il  s'o- 
riente dans  cette  région  lointaine  comme  s'il  en  était 
originaire  :  il  discourt  des  mœurs  de  cette  cour,  des 
femmes  du  pays,  de  ses  lois  et  de  ses  coutumes  :  il 
récite  des  historiettes  qui  y  sont  arrivées;  il  les  trouve 
plaisantes  et  il  en  rit  jusqu'à  éclater.  Quelqu'un  se 
hasarde  de  le  contredire  et  lui  prouve  nettement  qu'il 
dit  des  choses  qui  ne  sont  pas  vraies  :  Arrias  ne  se 
trouble  point,  prend  feu  au  contraire  conti'e  l'inter- 
rupteur :  «  Je  n'avance,  lui  dit-il,  je  ne  raconte  rien 
que  je  ne  sache  d'original,  je  l'ai  appris  de  Sethon, 
ambassadeur  de  France  dans  cette  cour,  revenu  à 
Paris  depuis  quelques  jours,  que  je  connais  familière- 
ment, que  j'ai  fort  interrogé,  et  qui  ne  m'a  caché 
aucune  circonstance.  »  Il  reprenait  le  fil  de  sa  narra- 
tion avec  plus  de  confiance  qu'il  ne  l'avait  commen- 
cée, lorsqu'un  des  conviés  lui  dit  :  «  C'est  Sethon  à 
qui  vous  parlez,  lui-même,  et  qui  arrive  fraichement 
de  son  ambassade.  » 

Il  y  a  un  parti  à  prendre  dans  les  entretiens  entre 
une  certaine  paresse  qu'on  a  de  parler,  ou  quelque- 
fois un  esprit  abstrait,  qui,  nous  jetant  loin  du  sujet 
de  la  conversation,  nous  fait  faire  ou  de  mauvaises 
demandes  ou  de  sottes  réponses  ;  et  une  attention 
importune  qu'on  a  au  moindre  mot  qui  échappe, 
pour  le  relever,  badiner  autour,  y  trouver  un  mys- 
tère que  les  autres  n'3'  voient  pas,  y  chercher  de  la 


LES    CARACTÈRES   DE   LA   BRUYERE.  93 

finesse  et  de  la  subtilité,  seulement  pour  avoir  occa- 
sion d'y  placer  la  sienne. 

Etre  infatué  de  soi,  et  s'être  fortement  persuadé 
qu'on  a  beaucoup  d'esprit,  est  un  accident  qui  n'ar- 
rive guère  qu'à  celui  qui  n'en  a  point,  ou  qui  en  a 
peu  :  malheur  pour  lors  à  qui  est  exposé  à  l'entre- 
tien d'un  tel  personnage  :  combien  de  jolies  phrases 
lui  faudra-t-il  essuyer  !  combien  de  ces  mots  aventu- 
riers qui  paraissent  subitement,  durent  un  temps,  et  que 
bientôt  on  ne  revoit  plus  !  S'il  conte  une  nouvelle, 
c'est  moins  pour  l'apprendre  à  ceux  qui  l' écoutent, 
que  pour  avoir  le  mérite  de  la  dire,  et  de  la  dire  bien: 
elle  devient  un  roman  entre  ses  mains  :  il  fait  penser 
les  gens  à  sa  manière,  leur  met  en  la  bouche  ses 
petites  façons  de  parler,  et  les  fait  toujours  parler 
longtemps  :  il  tombe  ensuite  en  des  parenthèses  qui 
peuvent  passer  pour  épisodes,  mais  qui  font  oublier 
le  gros  de  l'histoire,  et  à  lui  qui  vous  parle,  et  à  vous 
qui  le  supportez  :  que  serait-ce  de  vous  et  de  lui  si 
quelqu'un  ne  survenait  heureusement'  pour  déranger 
le  cercle  et  faire  oubUer  la  narration  ? 

J'entends  Théodecte  de  l'antichambre  ;  il  grossit 
sa  voix  à  mesure  qu'il  approche,  le  voilà  entré  :  il  àt, 
il  crie,  il  éclate,  on  bouche  ses  oreiUes,  c'est  un  ton- 
nerre :  il  n'est  pas  moins  redoutable  par  les  choses 
qu'il  dit,  que  par  le  ton  dont  il  parle  :  il  ne  s'apaise 
et  il  ne  revient  de  ce  grand  fracas  que  pour  bredouil- 
ler des  vanités  ou  des  sottises  :  il  a  si  peu  d'égard  au 
temps,  aux  personnes,  aux  bienséances,  que  chacun 
a  son  fait  sans  qu'il  ait  eu  intention  de  le  lui  donner: 
il  n'est  pas  encore  assis  qu'il  a,  à  son  insu,  désobligé 
toute  l'assemblée.  A-t-on  servi,  il  se  met  le  premier 


94       lES  CARACTÈRES  DE  LA  BRUYÈRE. 

à  table  et  dans  la  première  place  ;  les  femmes  sont  à 
sa  droite  et  à  sa  gauche  :  il  mange,  il  boit,  il  conte, 
il  plaisante,  il  interrompt  tout  à  la  fois  :  il  n'a 
nul  discernement  des  personnes,  ni  du  maitre,  ni 
des  conviés  ;  il  abuse  de  la  folle  déférence  qu'on  a 
pour  lui.  Est-ce  lui,  est-ce  Eutidème  qui  donne  le 
repas  ?  il  rappelle  à  soi  toute  l'autorité  de  la  table,  et 
il  y  a  un  moindre  inconvénient  à  la  lui  laisser  entière 
qu'à  la  lui  disputer.  Le  vin  et  les  viandes  n'ajoutent 
rien  à  son  caractère.  Si  l'on  joue,  il  gagne  au  jeu  ;  il 
veut  railler  celui  qui  perd,  et  il  l'offense  :  les  rieurs 
sont  pour  lui  ;  il  n'y  a  sorte  de  fatuités  qu'on  ne  lui 
passe.  Je  cède  enfin  et  je  disparais,  incapable  de 
souffrir  plus  longtemps  Théodecte,  et  ceux  qui  le 
souffrent. 

Troïle  est  utile  à  ceux  qui  ont  trop  de  bien,  il  leur 
ôte  l'embarras  du  superflu,  il  sauve  la  peine  d'amasser 
de  l'argent,  de  faire  des  contrats,  de  fermer  des  coffres, 
de  porter  des  clefs  sur  soi,  et  de  craindre  un  vol  do- 
mestique. Il  les  aide  dans  leurs  plaisirs,  et  il  devient 
capable  ensuite  de  les  servir  dans  leurs  passions  ; 
bientôt  il  les  règle  et  il  les  maîtrise  dans  leur  conduite. 
Il  est  l'oracle  d'une  maison,  celui  dont  on  attend, que 
dis-je,  dont  on  prévient,  dont  on  devine  les  décisions  : 
il  dit  de  cet  esclave,  il  faut  le  punir,  et  on  le  fouette; 
et  de  cet  autre,  il  faut  l'affranchir,  et  on  l'affranchit. 
L'on  voit  qu'un  parasite  ne  le  fait  pas  rire  ;  il  peut 
lui  déplaire,  il  est  congédié.  Le  maitre  est  heureux, 
si  Troïle  lui  laisse  sa  femme  et  ses  enfants.  Si  celui-ci 
est  à  table,  et  qu'il  prononce  d'un  mets  qu'il  est  friand, 
le  maitre  et  les  conviés,  qui  en  mangeaient  sans 
réflexion,  le  trouvent  friand,  et  ne  s'en  peuvent  ras- 


LES  CARACTERES  DE  LA  BRUYÈRE.       95 

sasier  :  s'il  dît  au  contraire  d'un  autre  mets  qu'il  est 
insipide  ,  ceux  qui  commençaient  à  le  goûter  n'osent 
avaler  le  morceau  qu'ils  ont  à  la  bouche,  ils  le  jettent 
à  terre.  Tous  ont  les  yeux  sur  lui,  observent  son 
maintien  et  son  visage  avant  de  prononcer  sur  le  vin 
ou  sur  les  viandes  qui  sont  servies.  Ne  le  cherchez 
pas  ailleurs  que  dans  la  maison  de  ce  riche  qu'il  gou- 
verne :  c'est  là  qu'il  mange,  qu'il  dort  et  qu'il  fait 
digestion,  qu'il  querelle  son  valet,  qu'il  reçoit  ses 
ouvriers,  et  qu'il  remet  ses  créanciers  ;  il  régente,  il 
domine  dans  une  salle,  il  y  reçoit  la  cour  et  les  hom- 
tnages  de  ceux  qui,  plus  fins  que  les  autres,  ne 
veulent  aller  au  maître  que  par  Troïle.  Si  l'on  entre 
par  malheur  sans  avoir  une  physionomie  qui  lui  agrée, 
il  ride  son  front  et  il  détourne  sa  vue  ;  si  on  l'aborde, 
il  ne  se  lève  pas  ;  si  l'on  s'assied  auprès  de  lui,  il 
s'éloigne  ;  si  on  lui  parle,  il  ne  répend  point  ;  si  l'on 
continue  de  parler,  il  passe  dans  une  autre  chambre  ; 
si  on  le  suit,  il  gagne  l'escalier  ;  il  franchirait  tous  les 
étages,  ou  il  se  lancerait  par  une  fenêtre,  plutôt  que 
de  se  laisser  joindre  par  quelqu'un  qui  a  ou  un  visage 
ou  un  son  de  voix  qu'il  désapprouve.  L'un  et  l'autre 
sont  agréables  en  Troile,  et  il  s'en  est  servi  heureuse- 
ment pour  s'insinuer  ou  pour  conquérir.  Tout  devient, 
avec  le  temps,  au-dessous  de  ses  soins,  comme  il  est 
au-dessus  de  vouloir  se  soutenir  ou  continuer  de 
plaire  par  le  moindre  des  talents  qui  ont  commencé  à 
le  faire  valoir.  C'est  beaucoup  qu'il  sorte  quelquefois 
de  ses  méditations  et  de  sa  tacicurnité  pour  contredire, 
et  que  mCme,  pour  critiquer,  il  daigne  une  fois  le  jour 
avoir  de  l'esprit.  Bien  loin  d'attendre  de  lui  qu'il  dé- 
fère à  vos  sentiments,  qu'il  soit  complaisant,  qu'il 


96       LES  CARACTÈRES  DE  LA  BRUYÈRE. 

VOUS  loue, vous  n'êtes  pas  sûr  qu'il  aime  toujours  votre 
approbation,  ou  qu'il  souffre  votre  complaisance. 

Il  faut  laisser  parler  cet  inconnu  que  le  hasard  a 
placé  auprès  de  vous  dans  une  voiture  publique,  à  une 
fête  ou  à  un  spectacle,  et  il  ne  vous  coûtera  bientôt 
pour  le  connaître  que  de  l'avoir  écouté  :  vous  saurez 
son  nom,  sa  demeure,  son  pays,  l'état  de  son  bien, 
son  emploi,  celui  de  son  père,  la  famille  dont  est  sa 
mère,  sa  parenté,  ses  alliances,  les  armes  de  sa  mai- 
son ;  vous  comprendrez  qu'il  est  noble,  qu'il  a  un 
château,  de  beaux  meubles,  des  valets  et  un  carrosse. 

Il  y  a  des  gens  qui  parlent  un  moment  avant  que 
d'avoir  pensé.  Il  3'  en  a  d'autres  qui  ont  une  fade 
attention  à  ce  qu'ils  disent,  et  avec  qui  l'on  souffre 
dans  la  conversation  de  tout  le  travail  de  leur  esprit  ; 
ils  sont  comme  pétris  de  phrases  et  de  petits  tours 
d'expression,  concertés  dans  leur  geste  et  dans  tout 
leur  maintien.  Ils  sont  puristes  et  ne  hasardent  pas 
le  moindre  mot,  quand  il  devrait  faire  le  plus  bel  effet 
du  monde.  Rien  d'heureux  ne  leur  échappe,  rien  ne 
coule  de  source  et  avec  liberté  ;  ils  parlent  propre- 
ment et  ennuyeusement. 

L'esprit  de  la  conversation  consiste  bien  moins  à 
en  montrer  beaucoup  qu'à  en  faire  trouver  aux  autres; 
celui  qui  sort  de  votre  entretien  content  de  soi  et  de 
son  esprit  l'est  de  vous  parfaitement.  Les  hommes 
n'aiment  point  à  vous  admirer,  ils  veulent  plaire  ;  ils 
cherchent  moins  à  être  instruits  et  même  réjouis  qu'à 
être  goûtés  et  applaudis  ;  et  le  plaisir  le  plus  délicat 
est  de  faire  celui  d' autrui. 

Il  ne  faut  pas  qu'il  y  ait  trop  d'imagination  dans 
nos  conversations  ni  dans  nos  écrits  ;  elle  ne  produit 


TES  CARACTERES  DE  LA  BRUYERE.       97 

souvent  que  des  idées  vaines  et  puériles,  qui  ne  ser- 
vent point  à  perfectionner  le  goût,  et  à  nous  rendre 
meilleurs:  nos  pensées  doivent  être  prises  dans  le  bon 
sen?  et  la  droite  raison,  et  doivent  être  un  effet  de 
notre  jugement. 

C'est  une  grande  misère  que  de  n'avoir  pas  assez 
d'esprit  pour  bien  parler,  ni  assez  de  jugement:  pour 
se  taire.  Voilà  le  principe  de  toute  impertinence. 

Dire  d'une  chose  modestement  ou  qu'elle  est  bonne, 
ou  qu'elle  est  mauvaise,  et  les  raisons  pourquoi  elle 
est  telle,  demande  du  bon  sens  et  de  l'expression;  c'est 
une  affaire.  Il  est  plus  court  de  prononcer  d'un  ton 
décisif,  et  qui  emporte  la  preuve  de  ce  qu'on  avance, 
ou  qu'elle  est  exécrable,  ou  qu'elle  est  miraculeuse. 

Rien  n'est  moins  selon  Dieu  et  selon  le  monde  que 
d'appuyer  tout  ce  que  l'on  dit  dans  la  conversation, 
jusques  aux  choses  les  plus  indifférentes,  par  de  longs 
et  de  fastidieux  serments.  Un  honnête  homme  qui  dit 
oui  et  non  mérite  d'être  cru  ;  son  caractère  jure  pour 
lui,  donne  créance  à  ses  paroles  et  lui  attire  toute 
sorte  de  confiance.  Celui  qui  dit  incessamment  qu'il  a 
de  l'honneur  et  de  la  probité,  qu'il  ne  nuit  à  per- 
sonne, qu'il  consent  que  le  mal  qu'il  fait  aux  autres 
lai  arrive,  et  qui  jure  pour  le  faire  croire,  ne  sait 
pas  même  contrefaire  l'homme  de  bien. 

Un  h^mme  de  bien  ne  saurait  empêcher,  par  toute 
sa  modestie,  qu'on  ne  dise  de  lui  ce  qu'un  malhon- 
nête homme  fait  dire  de  soi, 

Cléon  parle  peu  obligeamment  ou  peu  juste,  l'un 
ou  l'autre  ;  mais  il  ajoute  qu'il  est  fait  ainsi,  et  qu'il 
dit  ce  qu'il  pense. 

Il   y   a  parler   bien,  parler  aisément,  parler  juste. 


LES  CARACTERES  DE  LA  BRUYERE. 


parler  à  propos  :  c'est  pécher  contre  ce  dernier  genre 
que  de  s'étendre  sur  un  repas  magnifique  que  l'on 
vient  de  faire,  devant  des  gens  qui  sont  réduits  à 
épargner  leur  pain  ;  de  dire  merveilles  de  sa  santé 
devant  des  infirmes  :  d'entretenir  de  ses  richesses,  de 
ses  revenus  et  de  ses  ameublements,  un  homme  qui 
n'a  ni  rentes  ni  domicile  ;  en  un  mot  de  parler  de  son 
bonheur  devant  des  misérables.  Cette  conversation 
est  trop  forte  pour  eux  ;  et  la  comparaison  qu'ils  font 
alors  de  leur  état  au  vôtre  est  odieuse. 

«  Pour  vous, dit  Eutiphron,vous  êtes  riche,  ou  vous 
devez  l'être  ;  dix  mille  livres  de  rentes,  et  en  fonds 
de  terre,  cela  est  beau,  cela  est  doux,  et  l'on  est 
heureux  à  moins  ;  »  pendant  que  lup  qui  parle  ainsi  a 
cinquante  mille  livres  de  revenu,  et  croit  n'avoir  que 
la  moitié  de  ce  qu'il  mérite.  Il  vous  taxe,  i)  vous  ap- 
précie, il  fixe  votre  dépense;  et  s'il  vous  jugeait  digne 
d'une  meilleure  fortune,  et  de  celle  même  où  il 
aspire,  il  ne  manquerait  pas  de  vous  la  souhaiter.  Il 
n'est  pas  le  seul  qui  fasse  de  si  mauvaises  estimations 
ou  des  comparaisons  si  désobligeantes  :  le  monde  est 
plein  d'Eutiphrons. 

Quelqu'un  suivant  la  pente  de  la  coutume  qui  veut 
qu'on  loue,  et  par  l'habitude  qu'il  a  à  la  flatterie  et  à 
l'exagération,  congratule  Théodème  sur  un  discours 
qu'il  n'a  point  entendu,  et  dont  personne  n'a  pu  en- 
core lui  rendre  compte  ;  il  ne  laisse  pas  de  lui  parler 
de  son  génie,  de  son  geste,  et  surtout  de  la  fidélité  de 
sa  mémoire  ;  il  est  vrai  que  Théodème  est  demeuré 
court. 

L'on  voit  des  gens  brusques,  inquiets,  suffisants, 
qui,  bien  qu'oisifs  et  sans  aucune  affaire  qui  les  ap- 


•      LES  CARACTERES  DE  LA  BRUYERE.       99 

pelle  ailleurs,  vous  expédient,  pour  ainsi  dire,  en  peu 
de  paroles,  et  ne  songent  qu'à  se  dégager  de  vous  : 
on  leur  parle  encore  qu'ils  sont  partis  et  ont  disparu. 
Ils  ne  sont  pas  moins  impertinents  que  ceux  qui  vous 
arrêtent  seulement  pour  vous  ennuyer  :  ils  sont  peut- 
être  moins  incommodes. 

Parler  et  offenser,  pour  de  certaines  gens,  est  pré- 
cisément la  même  chose.  Ils  sont  piquants  et  amers: 
leur  style  est  mêlé  de  fiel  et  d'absinthe  ;  la  raillerie, 
l'injure,  l'insulte,  leur  découlent  des  lèvres  comme 
leur  salive.  Il  leur  serait  utile  d'être  nés  muets  ou  stur 
pides.  Ce  qu'ils  ont  de  vivacité  et  d'esprit  leur  nuit 
davantage  que  ne  fait  à  quelques  autres  leur  sottise. 
Ils  ne  se  contentent  pas  toujours  de  répliquer  avec 
aigreur,  ils  attaquent  souvent  avec  insolence  ;  ils 
frappent  sur  tout  ce  qui  se  trouve  sous  leur  langue, 
sur  les  présents,  sur  les  absents  ;  ils  heurtent  de  front 
et  de  côté  comme  des  béhers.  Demande-t-on  à  des 
béliers  qu'ils  n'aient  pas  de  cornes  ?  de  même  n'es- 
père-t-on  pas  de  réformer  par  cette  peinture  des  natu- 
rels si  durs,  si  farouches,  si  indociles.  Ce  que  l'on 
peut  faire  de  mieux  d'aussi  loin  qu'on  les  découvre, 
est  de  les  fuir  de  toute  sa  force  et  sans  regarder  der- 
rière soi. 

Il  y  a  des  gens  d'une  certaine  étoffe  ou  d'un  cer- 
tain caractère, avec  qui  il  ne  faut  jamais  secommettre, 
de  qui  l'on  ne  doit  se  plaindre  que  le  moins  qu'il  est 
possible,  et  contre  qui  il  n'est  même  pas  permis 
d'avoir  raison. 

Entre  deux  personnes  qui  ont  eu  ensemble  une 
violente  querelle,  dont  l'un  a  raison  et  l'autre  ne  l'a 
pas,  ce  que  la  plupart^ i  I  I  |i,(i.r'jli.l^'%^int  assisté  ne 


LES   C/\RACTÉRES   DE   LA   BRUYÈRE. 


manquent  jamais  de  faire,  ou  pour  se  dispenser  de 
juger,  ou  par  un  tempérament  qui  m'a  toujours  paru 
hors  de  sa  place,  c'est  de  condamner  tous  les  deux  : 
leçon  importante,  motif  pressant  et  indispensable  ,de 
fuir  à  l'orient,  quand  le  fat  est  à  l'occident ,  pour 
éviter  de  partager  avec  lui  le  même  tort. 

Je  n'aime  pas  un  homme  que  je  ne  puis  aborder 
le  premier,  ni  saluer  avant  qu'il  me  salue,  sans  m'a- 
vilir  à  ses  yeux,  et  sans  tremper  dans  la  bonne  opi- 
nion qu'il  a  de  lui-même.  Montaigne  dirait  (i)  :  «  Je 
veux  avoir  mes  coudées  franches,  et  être  courtois  et 
affable  à  mon  point,  sans  remords  ne  conséquence. 
Je  ne  puis  du  tout  estriver  contre  mon  penchant,  et 
aller  au  dehors  de  mon  naturel,  qui  m'emmène  vers 
celui  que  je  trouve  à  ma  rencontre.  Quand  il  m'est 
égal,  et  qu'il  ne  m'est  point  ennemi,  j'anticipe  son  bon 
accueil,  je  le  questionne  sur  sa  disposition  et  santé, 
je  lui  fais  offre  de  mes  offices  sans  tant  marchander 
sur  le  plus  ou  sur  le  moins,  ne  être,  comme  disent 
aucuns,  sur  le  qui-vive.  Celui-là  me  déplait,  qui  par 
la  connaissance  que  j'aide  ses  coutumes  et  faç::: 
d'agir  me  tire  de  cette  Hberté  et  franchise.  Comme:.: 
me  ressouvenir  tout  à  propos  et  d'aussi  loin  que  je 
vois  cet  homme,  d'emprunter  une  contenance  gra\  e 
et  importante,  et  qui  l'avertisse  que  je  crois  le  val  :r 
bien  et  au  delà  ;  pour  cela  de  me  ramentcvoir  de  mes 
bonnes  quaUtés  et  conditions,  et  des  siennes  mau- 
vaises, puis  en  faire  la  comparaison  ?  c'est  trop  de 
travail  pour  moi,  et  ne  suis  du  tout  capable  de  si 
roide  et  si  subite  attention  :  et  quand  bien  elle  m'au- 


(i)  Imité  de  Montaigne. 


LES  CARACTERES  DE  LA  BRUYERE. 


rait  succédé  une  première  fois,  je  ne  laisserais  pas 
de  flécliir  et  me  démentir  à  une  seconde  tâche  :  je  ne 
puis  me  forcer  et  contraindre  pour  quelconque  à  être 
fier.  » 

Avec  de  la  vertu,  de  la  capacité  et  une  bonne  con- 
duite, on  peut  être  insupportable.  Les  manières  que 
l'on  néglige  comme  de  petites  choses  sont  souvent 
ce  qui  fait  que  les  hommes  décident  de  vous  en  bien 
ou  en  mal  :  une  légère  attention  à  les  avoir  douces 
et  polies  prévient  leurs  mauvais  jugements.  Il  ne  faut 
presque  rien  pour  être  cru  fier,  incivil,  méprisant, 
désobligeant  :  il  faut  encore  moins  pour  être  estimé 
tout  le  contraire. 

La  politesse  n'inspire  pas  toujours  la  bonté, 
l'équité,  la  complaisance,  la  gratitude  :  elle  en  donne 
du  moins  les  apparences,  et  fait  paraître  l'hcmme  au 
dehors  comme  il  devrait  être  intérieurement. 

L'on  peut  définir  l'esprit  de  politesse,  l'on  ne  peut 
en  fixer  la  pratique  :  elle  suit  l'usage  et  les  coutumes 
reçues  :  elle  est  attachée  aux  temps,  aux  lieux,  aux 
personnes,  et  n'est  point  la  même  dans  les  deux 
sexes,  ni  dans  les  difi'érentcs  conditions  :  l'esprit  tout 
seul  ne  la  fait  pas  deviner  :  il  fait  qu'on  la  suit  par 
imitation,  et  que  l'on  s'y  perfectionne.  Il  y  a  des 
tempéraments  qui  ne  sont  susceptibles  que  de  la  poh- 
tesse  ;  et  il  y  en  a  d'autres  qui  ne  servent  qu'aux 
grands  talents,  ou  à  une  vertu  solide.  Il  est  vrai  que 
les  manières  polies  donnent  cours  au  mérite,  et  le 
rendent  agréable  ;  et  qu'il  faut  avoir  de  bien  émi- 
nentes  qualités  peur  se  soutenir  sans  la  politesse. 

Il  me  semble  que  l'esprit  de  politesse  est  une  cer- 
taine attention  à  faire  que,  par  nos  paroles  et  par 
T.  I.  6 


■  LH3   CARACTÈi^ES   DE   LA   EIIUYÈR: 


nos  manières,  les  autres  soient  contents  de  nous  et 
d'eux-mêmes. 

C'est  une  faute  contre  la  politesse  que  de  louer 
immodérément,  en  présence  de  ceux  que  vous  faites 
chanter  ou  toucher  un  instrument,  quelque  autre 
personne  qui  a  ces  mêmes  talents  ;  comme  devant 
ceux  qui  vous  lisent  leurs  vers,  un  autre  poète. 

Dans  les  repas  ou  les  fêtes  que  l'on  donne  aux 
autres,  dans  les  présents  qu'on  leur  fait  et  dans  tous 
les  plaisirs  qu'on  leur  procure,  il  y  a  faire  bien  et 
faire  selon  leur  goût  :  le  dernier  est  préférable. 

Il  y  aurait  une  espèce  de  férocité  à  rejeter  indiffé- 
remment toutes  sortes  de  louanges:  l'on  doit  être 
sensible  à  celles  qui  nous  viennent  des  gens  de  bien, 
qui  louent  en  nous  sincèrement  des  choses  louables. 

Un  homme  d'esprit,  et  qui  est  né  fier,  ne  perd  rien 
de  sa  fierté  et  de  sa  roideur  pour  se  trouver  pauvre  : 
si  quelque  chose  au  contraire  doit  amollir  son  humeur, 
le  rendre  plus  doux  et  plus  sociable,  c'est  un  peu  de 
prospérité. 

Ne  pouvoir  supporter  tous  les  mauvais  caractères 
dont  le  monde  est  plein  n'est  pas  un  fort  bon  carac- 
tère ;  il  faut,  dans  le  commerce,  des  pièces  d'or  et  de 
la  monnaie. 

Vivre  avec  des  gens  qui  sont  brouillés  et  dont  il 
faut  écouter  de  part  et  d'autre  les  plaintes  réciproques, 
c'est  pour  ainsi  dire  ne  pas  sortir  de  l'audience,  et 
entendre  du  matin  au  soir  plaider  et  parler  procès. 

L'on  sait  des  gens  qui  avaient  coulé  leurs  jours  dans 
une  union  étroite  :  leurs  biens  étaient  en  commun, 
ils  n'avaient  qu'une  même  demeure,  ils  ne  se  per- 
daient pss  de  vue.  Ils  se  sont  aperçus  à  plus  de  qua- 


LES    CAÎIACTHRES   DE    LA   BRUYERE.  10^ 

tre-vingts  ans,  qu'ils  devaient  se  quitter  l'un  l'autre, 
et  finir  leur  société  :  ils  n'avaient  plus  qu'un  jour  à 
vivre,  et  ils  n'ont  osé  entreprendre  de  le  passer 
ensemble  ;  ils  se  sont  dépêchés  de  rompre  avant  que 
de  mourir,  ils  n'avaient  de  fonds  pour  la  complai- 
sance que  jusque-là.  Ils  ont  trop  vécu  pour  le  bon 
exemple  ;  un  moment  plus  tôt,  ils  mouraient  socia- 
bles, et  laissaient  après  eux  un  rare  modèle  de  la 
persévérance  dans  l'amitié. 

L'intérieiJr  des  familles  est  souvent  troublé  par  les 
défiances,  par  les  jalousies  et  par  l'antipathie,  pen- 
dant que  des  dehors  contents,  paisibles  et  enjoués 
nous  trompent  et  nous  y  font  supposer  une  paix  qui 
n'y  est  point  :  il  y  en  a  peu  qui  gagnent  à  être  appro- 
fondies. Cette  visite  que  vous  rendez  vient  de  sus- 
pendre une  querelle  domestique  qui  n'attend  que 
votre  retraite  pour  recommencer. 

Dans  la  société,  c'est  la  raison  qui  plie  la  pre- 
mière. Les  plus  sages  sont  souvent  menés  par  le  plus 
fou  et  le  plus  bizarre  ;  l'on  étudie  son  faible,  son 
humeur,  ses  caprices,  l'on  s'y  accommode  ;  l'on 
évite  de  le  heurter,  tout  le  monde  lui  cède  :  la  moin- 
dre sérénité  qui  parait  sur  son  visage  lui  attire  des 
éloges  ;  on  lui  tient  compte  de  n'être  pas  toujours 
insupportable.  Il  est  craint,  ménagé,  obéi,  quelque- 
fois aimé. 

Il  n'y  a  que  ceux  qui  ont  eu  de  vieux  collatéraux, 
ou  qui  en  ont  encore,  et  dont  il  s'agit  d'hériter,  qui 
puissent  dire  ce  qu'il  en  coûte. 

Cléante  est  un  très  honnête  homme,  il  s'est  choisi 
une  femme  qui  est  la  meilleure  personne  du  monde 
et  la  plus  raisonnable  :  chacun,  de  sa  part,  fait  tout  le 


104      ÎÎ^S  CARACTÈRES  DE  LA  BRUYÈRE. 

plaisir  et  tout  l'agrément  des  sociétés  où  il  se  trouve  : 
l'on  ne  peut  voir  ailleurs  plus  de  probité,  plus  de 
politesse  ;  ils  se  quittent  demain,  et  l'acte  de  leur 
séparation  est  tout  dressé  chez  le  notaire.  Il  y  a  sans 
mentir  (i)  de  certains  mérites  qui  ne  sont  point  faits 
pour  être  ensemble,  de  certaines  vertus  incompa- 
tibles. 

L'on  peut  compter  sûrement  sur  la  dot,  le  douaire 
et  les  conventions,  mais  faiblement  sur  les  nourri- 
tures ;  elles  dépendent  d'une  union  fragile  de  la 
belle-mère  et  de  la  bru,  et  qui  périt  souvent  dans 
l'année  du  mariage. 

Un  beau-père  aime  son  gendre,  aime  sa  bru.  Une 
belie-mère  aime  son  gendre,  n'aime  point  sa  bru. 
Tout  est  réciproque. 

Ce  qu'une  marâtre  aime  le  moins  de  tout  ce  qui 
est  au  monde,  ce  sont  les  enfants  de  son  mari  :  plus 
elle  est  folle  de  son  mari,  plus  elle  est  marâtre.  Les 
marâtres  font  déserter  les  villes  et  les  bourgades, et  ne 
peuplent  pas  moins  la  terre  de  mendiants,  de  vaga- 
bonds, de  domestiques  et  d'esclaves,  que  la  pauvreté. 

C...  et  H...  sont  voisins  de  campagne,  et  leurs 
terres  sontcontiguës  ;  ils  habitent  une  contrée  déserte 
et  solitaire.  Eloignés  des  villes  et  de  tout  commerce, 

(l)  «  Il  y  a  quelquefois,  dit  Plutarque  au  sujet  d'une 
séparation  semblable,  de  petites  hargnes  et  riottes  souvent 
répétées,  procédantes  de  quelques  fâcheuses  conditions,  ou 
de  quelque  dissimilitude,  ou  incompatibilité  de  nature,  que 
les  étrangers  ne  £onnoissent  pas,  lesquelles  par  succession 
de  temps  engendrent  de  si  grandes  aliénations  de  volonté 
entre  des  personnes,  qu'elles  ne  peuvent  plusvivre  ni  habi- 
ter ensemble,  »  (La  Vie  de  Paulus  .^milius,  ch.  3  de  la 
version  d'Amyot.) 


LES  CARACTÈRES  DE  LA  BRUYÈRE.      IO5 

il  semblait  que  la  fuite  d'une  entière  solitude  ou 
l'amour  de  la  société  eût  dû  les  assujettir  à  une  liaison 
réciproque  ;  il  est  cependant  difficile  d'exprimer  la 
bagatelle  qui  les  a  fait  rompre,  qui  les  rend  impla- 
cables l'un  pour  l'autre,  et  qui  perpétuera  leurs  haines 
dans  leurs  descendants.  Jamais  des  parents  et  même 
des  frères  ne  se  sont  brouillés  pour  une  moindrechose. 

Je  suppose  qu'il  n'y  ait  que  deux  hommes  sur  la 
terre,  qui  la  possèdent  seuls  et  qui  la  partagent  toute 
entre  eus  deux  ;  je  suis  persuadé  qu'il  leur  naîtra 
bientôt  quelque  sujet  de  rupture,  quand  ce  ne  serait 
que  pour  les  limites. 

Il  est  souvent  plus  court  et  plus  utile  de  cadrer  aux 
autres,  que  de  faire  que  les  autres  s'ajustent  à  nous. 

J'approche  d'une  petite  ville,  et  je  suis  sur  une 
hauteur  d'où  je  la  découvre.  Elle  est  simée  à  mi-côte, 
une  rivière  baigne  ses  murs  et  coule  ensuite  dans  une 
belle  prairie  ;  elle  a  une  forêt  épaisse  qui  la  couvre 
des  vents  froids  et  de  l'aquilon.  Je  la  vois  dans  un 
jour  si  favorable,  que  je  compte  ses  tours  et  ses  clo- 
chers :  elle  me  parait  peinte  sur  le  penchant  de  la 
colline.  Je  me  récrie,  et  je  dis  :  Quel  plaisir  de  vivre 
sous  un  si  beau  ciel  et  dans  ce  séjour  si  délicieux  !  Je 
descends  dans  la  ville,  où  je  n'ai  pas  couché  deux 
nuits  que  je  ressemble  à  ceux  qui  l'habitent,  j'en  veux 
sortir. 

Il  y  a  une  chose  qu'on  n'a  point  vue  sous  le  ciel, 
et  que  selon  toutes  les  apparences  on  ne  verra  jamais  : 
c'est  une  petite  ville  qui  n'est  divisée  en  aucuns  par- 
tis, où  les  familles  sont  unies  et  où  les  cousins  se 
voient  avec  confiance,  où  un  mariage  n'engendre 
point  une  guerre  civile,  où  la  querelle   des  rangs  ne 


I06  LES   CARACTÈRES   DE   LA   BRUYÈRE. 

se  réveille  pas  à  tous  moments  par  roflfrande, l'encens 
et  le  pain  bénit,  par  les  processions  et  par  les  obsè- 
ques, d'où  l'on  a  banni  les  caquets,  le  mensonge  et 
la  médisance,  où  l'on  voit  parler  ensemble  le  bailli  et 
le  président,  les  élus  et  les  assesseurs,  où  le  doyen 
vit  bien  avec  ses  chanoines, où  les  chanoines  ne  dédai- 
gnent pas  les  chapelains,  et  où  ceux-ci  soutirent  les 
chantres.  • 

Les  provinciaux  et  les  sots  sont  toujours  prêts  à  se 
fâcher  et  à  croire  qu'on  se  moque  d'eux  ou  qu'on  les 
méprise  :  il  ne  faut  jamais  hasarder  la  plaisanterie, 
même  la  plus  douce  et  la  plus  permise,  qu'avec  des 
gens  polis,  ou  qui  ont  de  l'esprit. 

On  ne  prime  point  avec  les  grands,  ils  se  défen- 
dent par  leur  grandeur  ;  ni  avec  les  petits,  ils  vous 
repoussent  par  le  qui-vive. 

Tout  ce  qui  est  mérite  se  sent,  se  discerne,  se 
devine  réciproquement  ;  si  l'on  voulait  être  estimé, 
il  faudrait  vivre  avec  des  personnes  estimables. 

Celui  qui  est  d'une  éminence  au-dessus  des  autres, 
qui  le  met  à  couvert  de  la  repartie,  ne  doit  jamais 
faire  une  raillerie  piquante. 

Il  y  a  de  petits  défauts  que  l'on  abandonne  volon- 
tiers à  la  censure,  et  dont  nous  ne  haïssons  pas  à  être 
raillés,  ce  sont  de  pareils  défauts  que  nous  devons 
choisir  pour  railler  les  autres. 

Rire  des  gens  d'esprit,  c'est  le  privilège  des  sots  ; 
ils  sont  dans  le  monde  ce  que  les  fous  sont  à  la  cour» 
je  veux  dire  sans  conséquence. 

La  moquerie  est  souvent  indigence  d'esprit. 

Vous  le  croyez  votre  dupe  ;  s'il  feint  de  l'être,  qui 
est  plus  dupe  de  lui  ou  de  vous  ? 


LES  CARACTERES  DE  LA  BRUYERE.       lOJ 

Si  VOUS  observez  avec  soin  qui  sont  les  gens  qui  ne 
peuvent  louer,  qui  blâment  toujours,  qui  ne  sont  con- 
tents de  personne,  vous  reconnaîtrez  que  ce  sont  ceux 
mêmes  dont  personne  n'est  content. 

Le  dédain  et  le  rengorgement  dans  la  sociétér attire 
précisément  le  contraire  de  ce  que  l'on  cherche,  si 
c'est  à  se  faire  estimer. 

Le  plaisir  de  la  société  entre  les  amis  se  cultive  par 
une  ressemblance  de  goût  sur  ce  qui  regarde  les 
mœurs,  et  par  quelque  différence  d'opinions  sur  les 
sciences  ;  par  là,  ou  l'on  s'affermit  dans  ses  senti- 
ments, ou  l'on  s'exerce  et  l'on  s'instruit  par  la  dispute. 
L'on  ne  peut  aller  loin  dans  l'amitié  si  l'on  n'est  pas 
disposé  à  se  pardonner  les  uns  aux  autres  les  petits 
défauts . 

Combien  de  belles  et  inutiles  raisons  à  étaler  à  celui 
qui  est  dans  une  grande  adversité  pour  essayer  de  le 
rendre  tranquille  !  Les  choses  de  dehors  qu'on  appelle 
les  événements  sont  quelquefois  plus  fortes  que  la 
raison  et  que  la  nature.  «  Mangez,  dormez,  ne  vous 
laissez  point  mourir  de  cliagrin,  songez  à  vivre  ;  » 
harangues  froides  et  qui  réduisent  à  l'impossible. 
«  êtes-vous  raisonnable  de  vous  tant  inquiéter  ?  » 
n'est-ce  pas  dire,  êtes-vous  fou  d'être  mallieureux  ? 

Le  conseil,  si  nécessaire  pour  les  affaires,  est  quel- 
quefois, dans  la  société,  nuisible  à  qui  le  donne,  et 
inutile  à  celui  à  qui  il  est  donné.  Sur  les  mœurs  vous 
faites  remarquer  des  défauts,  ou  que  l'on  n'avoue  pas, 
ou  que  l'on  estime  des  vertus  ;  sur  les  ouvrages  vous 
rayez  les  endroits  qui  paraissent  admirables  à  leur 
auteur,  où  il  se  complaît  davantage,  où  il  croit  s'être 
surpassé  lui-même.  Vous  perdez  ainsi  la  confiance  de 


I08      I.ES  CARACTÈRES  DE  LA  BRUYÈRE. 

VOS  amis,  sans  les  avoir  rendus  ni  meilleurs,  ni  plus 

habiles. 

L'on  a  vu  il  n'y  a  pas  longtemps  un  cercle  de  per- 
sonnes des  deux  Sexes,  liées  ensemble  par  la  conver- 
sation et  par  un  commerce  d'esprit.  Ils  laissaient  au 
vulgaire  l'art  de  parler  d'une  manière  intelligible  : 
une  chose  dite  entre  eux  peu  clairement  en  entraînait 
une  autre  plus  obscure,  sur  laquelle  on  enchérissait 
par  de  vraies  énigmes,  toujours  suivies  de  longs 
applaudissements  :  par  tout  ce  qu'ils  appelaient  déli- 
catesse, sentiments,  tour,  et  finesse  d'expression,  ils 
étaient  enfin  pan'enus  à  n'être  plus  entendus,  et  à  ne 
s'entendre  pas  eux-mêmes.  Il  ne  fallait  pour  fournir  à 
ces  entretiens  ni  bon  sens,  ni  jugement,  ni  mémoire, 
ni  la  moindre  capacité  ;  il  fallait  de  l'esprit,  non  pas 
du  meilleur,  mais  de  celui  qui  est  faux,  et  où  l'imagi- 
nation a  trop  de  part  (i). 

Je  le  sais,  Théobalde,  vous  êtes  vieilli  ;  mais  vou- 
driez-vous  que  je  crusse  que  vous  êtes  baissé,  que 
vous  n'êtes  plus  poète  ni  bel  esprit,  que  vous  êtes 
présentement  aussi  mauvais  juge  de  tout  genre  d'ou- 
vrage que  méchant  auteur,  que  vous  n'avez  plus  rien 
de  naïf  et  de  délicat  dans  la  conversation  !  Votre  air 
libre  et  présomptueux  me  rassure  et  me  persuade  tout 
le  contraire.  Vous  êtes  donc  aujourd'hui  tout  ce  que 
vous  fûtes  jamais,  et  peut-être  meilleur:  car  si  à  votre  | 
âge  vous  êtes  si  vif  et  si  imoétueux,  quel  nom,  Théo- 
balde, fallait-il  vous  donner  dans  votre  jeunesse,  et 
lorsque  vous  étiez  la  coqueluche  ou  l'entêtement  de 
certaines  femmes,  qui  ne  juraient  que  par  vous  et  sur 

(i)  Ce  sont  évidemment  les  précieuses  de  l'hôtel  de 
Rambouillet  que  le  moraliste  a  en  vue.  (Ed.) 


LES  CARACTERES  DE  LA  BRUVERE.      IO9 

votre  parole,  qui  disaient  :  Cela  est  délicieux  ;  qua-t-il 
dit  ? 

L'on  parle  impétueusement  dans  les  entretiens, 
souvent  par  vanité  ou  par  humeur,  rarement  avec 
assez  d'attention  :  tout  occupé  du  désir  de  répondre  à 
ce  qu'on  n'écoute  point,  l'on  suit  ses  idées  ,  et  on  les 
explique  sans  le  moindre  égard  pour  les  raisonne- 
ments d'autrui  ;  l'on  est  bien  éloigné  de  trouver 
ensemble  la  vérité  ;  l'on  n'est  pas  encore  convenu  de 
celle  que  l'on  cherche.  Qui  pourrait  écouter  ces 
sortes  de  conversations  et  les  écrire  ferait  voir  quel- 
quefois de  bonnes  choses  qui  n'ont  nulle  suite. 

Il  a  régné  pendant  quelque  temps  une  sorte  de  con- 
versation fade  et  puérile,  qui  roulait  toute  sur  des 
questions  frivoles  qui  avaient  relation  au  cœur,  et  à  ce 
qu'on  appelle  passion  ou  tendresse.  La  lecture  de 
quelques  romans  les  avait  introduites  parmi  les  plus 
honnêtes  gens  de  la  ville  et  de  la  cour  ;  ils  s'en  sont 
défaits,  et  la  bourgeoisie  les  a  reçues  avec  les  équi- 
voques. 

Quelques  femmes  de  la  ville  ont  la  délicatesse  de 
ne  pas  savoir  ou  de  n'oser  dire  le  nom  des  rues,  des 
places  et  de  quelques  endroits  publics,  qu'elles  ne 
croient  pas  assez  nobles  pour  être  connus.  Elles 
disent  le  Louvre,  la  Place  royale  ;  mais  elles  usent 
de  tours  et  de  phrases  plutôt  que  de  prononcer  de 
certains  noms  ;  et  s'ils  leur  échappent,  c'est  du  moins 
avec  quelque  altération  du  mot,  et  après  quelques 
façons  qui  les  rassurent  ;  en  cela  moins  naturelles  que 
les  femmes  de  là  cour,  qui  ayant  besoin,  dans  le  dis- 
cours, des  Halles,  du  Châtelet,  ou  de  choses  sem- 
blables, disent  les  Halles,  le  Châtelet. 


l.TS   CARACTÈRES   DE   LA   BRUYÈRE. 


Si  l'on  feint  quelquefois  de  ne  se  pas  souvenir  de 
certains  noms  que  l'on  croit  obscurs,  et  si  l'on  affecte 
de  les  corrompre  en  les  prononçant,c'est  parla  bonne 
opinion  qu'on  a  du  sien. 

L'on  dit  parbelle  humeur,et  danslalibertédelacon-" 
versation  ,de  ces  choses  froides  qu'à  la  vérité  l'on  donne 
pour  telles,  et  que  l'on  ne  trouve  bonnes  que  parce 
qu'elles  sont  extrêmement  mauvaises.  Cette  manière 
basse  de  plaisanter  a  passé  du  peuple,  à  qui  elle  ap- 
partient, jusque  dans  une  grande  partie  de  la  jeunesse 
de  la  cour,  qu'elle  a  déjà  infectée.  Il  est  vrai  qu'il  y 
entre  trop  de  fadeur  et  de  grossièreté  pour  devoir 
craindre  qu'elle  s'étende  plus  loin,  et  qu'elle  fasse  de 
plus  grands  progrès  dans  un  pays  qui  est  le  centre  du 
bon  goût  et  de  la  politesse.  L'on  doit  cependant  ea 
inspirer  le  dégoût  à  ceux  qui  la  pratiquent  :  car  bien 
que  ce  ne  soit  jamais  sérieusement,  elle  ne  laisse  pas 
de  tenir  Li  place,  dans  leur  esprit  et  dans  le  commerce 
ordinaire,  de  quelque  chose  de  meilleur. 

Entre  dira  de  mauvaises  choses  ou  en  dire  de 
bonnes  que  tout  le  monde  sait,  et  les  donner  pour 
nouvelles,  je  n'ai  pas  à  choisir. 

«  Lucain  a  dit  une  jolie  chose  :  il  y  a  un  beau  mot 
de  Claudien  :  il  y  a  cet  endroit  de  5énèque  :  »  et  là- 
dessus  une  longue  suite  de  latin  que  l'on  cite  souvent 
devant  des  gens  qui  ne  l'entendent  pas,  qui  feignent 
de  l'entendre.  Le  secret  serait  d'avoir  un  grand  sens 
et  bien  de  l'esprit  ;  car  ou  l'on  se  passerait  des  anciens 
ou  après  les  avoir  lus  avec  soin,  l'on  saurait  encore 
choisir  les  meilleurs,  et  les  citer  à  propos. 

Hermagcras  ne  sait  pas  qui  est  roi  de  Hongrie  ;  il 
s'étonne  de  n'entendre  faire  aucune  mention  du  roi  de 


LES  CARACTERES  DE  LA  BRUYERE. 


Bohême  :  ne  lui  parlez  pas  des  guerres  de  Flandre  et 
de  Hollande, dispensez-le  du  moins  de  vous  répondre; 
il  confond   les   temps  ,   il  ignore    quand  elles  ont 
commencé,  quand  elles    ont   fini  :  combats,  sièges, 
tout  lui  est  nouveau.  Mais  il  est  instruit  de  la  guerre 
des  géants,  il  en  raconte  les  progrès  et  les  moindres 
détails,  rien  ne  lui  échappe.  Il  débrouille   de  même 
l'horrible  chaos  des  deux  empires,  le  babylonien  et 
l'assyrien;  il  connait  à  fond  les  Egyptiens  et  leurs  dy- 
nasties.  Il   n'a  jamais  vu  Versailles  ;  il  ne  le  verra 
point.  Il  a  presque  vu  la  tour  de  Babel  :  il  en  compte 
les  degrés,  il  sait  combien  d'architectes  ont  présidé  à 
cet  ouvrage,  il  sait  le  nom  des  architectes.  Dirai-je 
qu'il  croit  Henri  IV  fils  de  Henri  III  ?  Il  néglige  du 
moins  de  rien  connaicre   aux   maisons  de  'France, 
d'Autriche,  de  Bavière.  «  Quelles  minuties  !  »  dit-il 
pendant  qu'il  récite  de  mémoire  toute  une  liste  des 
rois  des  Médes  ou  de  Babylone,  et  que  les   noms 
d'Apronal,  d'Hérigebal,  de  Noesnemordach,  de  Mar- 
dokempad,  lui  sont  aussi  familiers  qu'à  nous  ceux  de 
Valois  et  de  Bourbon.  Il  demande  si  l'empereur  a  ja- 
mais été  marié,  mais  personne  ne  lui  apprendra  que 
Ninus  a  eu  deux  femmes.  On  lui  dit  que  le  roi  jouit 
d'une  santé  parfaite,  et  il  se  souvient  que  Thetmosis, 
an  roi  d'Egypte,  était   valétudinaire,  et  qu'il  tenait 
:ette  complexion  de  son  aïeul  Alipharmutosis.  Que 
ae  sait-il  point?  Quelle  chose  lui  est  cachée  de  la 
l'énérable  antiquité  ?  Il  vous  dira  que  Sémiramis  ou, 
>elon  quelques-uns,  Sérimaris,  parlait  comme  son  fils 
JJinyas,  qu'on  ne   les   distinguait  pas  à  la  parole. 
Si  c'était  parce  que  sa  mère  avait  une  voix    mâle 
;oinme    son    fils    ou    le    fils    une   voix  efféminée 


LES   CARACTl-RES   DE  LA   BRUYÈRE. 


comme  sa  mère,  il  n'ose  pas  le  décider.  Il  vous  révé- 
lera que  Nembrot  était  gaucher  et  Sésostris  ambi- 
dextre ;  que  c'est  une  erreur  de  s'imaginer  qu'un 
Artaxcrcc  ait  été  appelé  Longuemain,  parce  que  les 
bras  lui  t-imbaient  jusqu'aux  genoux,  et  non  à  cause 
qu'il  avait  une  main  plus  longue  que  l'autre,  et  il 
ajoute  qu'il  y  a  des  auteurs  graves  qui  affirment  que 
c'était  la  droite,  qu'il  croit  néanmoins  être  bien  fondé 
à  soutenir  que  c'était  la  gauche. 

Ascagne  est  statuaire,  Hégion  fondeur,  Eschine  fou- 
lon et  Ci^dias  bel  esprit,  c'est  sa  profession.  Il  a  une 
enseigne,  un  atelier,  des  ouvrages  de  commande  et 
des  compagnons  qui  travaillent  sous  lui  :  il  ne  vous 
saurait  rendre  de  plus  d'un  mois  les  stances  qu'il  vous 
a  promises  s'il  ne  manque  de  parole  à  Disothée,  qui 
l'a  engagé  à  faire  une  élégie  ;  une  idylle  est  sur  le 
métier,  c'est  pour  Crantor,  qui  le  presse  et  qui  lui 
laisse  espérer  un  riche  salaire.  Prose,  vers  que  voulez- 
vous  ?  Il  réussit  également  en  l'un  et  en  l'autre, 

Demandez-lui  des  lettres  de  consolation  ou  sur  une  I 
absence,  il  les  entreprendra  ;  prenez-les  toutes  faites 
et  entrez  dans  son  magasin,  il  y  a  à  choisir.  Il  a  un 
ami  qui  n'a  point  d'autre  fonction  sur  la  terre  que 
de  le  prc  mettre  longtemps  à  un  certain  monde,  et  de  j 
le  présenter  enfin,  dans  les  maisons  comme  homme 
rare  et  d'une  exquise  conversation  ;  et  là,  ainsi  que  le 
musicien  chante  et  que  le  joueur  de  luth  touche  soa 
luth  devant  les  personnes  à  qui  il  a  été  promis,  Cy-» 
dias,  après  avoir  toussé,  relevé  sa  manchette,  étendu 
la  main  et  ouvert  les  doigts,  débite  gravement  ses 
pensées  quintessenciées  et  ses  raisonnements  sophis-f 
tiques.  Ditïérent  de  ceux  qui,  conAenantde  principes!  * 


ssM 


LES  CARACTÈRES  DE  LA  BRUYÈRE. 


et  connaissant  la  raison  ou  la  vérité  qui  est  une, 
s'arrachent  la  parole  l'un  à  l'autre  pour  s'accor- 
der sur  leurs  sentiments,  il  n'ouvre  la  bouche  que 
pour  contredire  :  «  Il  me  semble,  dit-il  gracieusement, 
que  c'est  tout  le  contraire  de  ce  que  vous  dites  ;  »  ou 
«  je  ne  saurais  être  de  votre  opinion  ;  »  ou  bien  :  «  c'a 
été  autrefois  mon  entêtement  comme  il  est  le  vôtre  ; 
mais...  il  y  a  trois  choses,  ajoute-t-il,  à  considé- 
rer... »  et  il  en  ajoute  une  quatrième  :  fade  dis- 
coureur, qui  n'a  pas  mis  plutôt  le  pied  dans  une 
assemblée,  qu'il  cherche  quelques  femmes  auprès 
de  qui  il  puisse  s'insinuer,  se  parer  de  son  bel  esprit 
ou  de  sa  philosophie,  et  mettre  en  oeuvre  ses  rares 
conceptions  ;  car,  soit  qu'il  parle  ou  qu'il  écrive,  il 
ne  doit  pas  être  soupçonné  d'avoir  en  vue  ni  le  vrai 
ni  le  faux,  ni  le  raisonnable  ni  le  ridicule  ;  il  évite 
uniquement  de  donner  dans  le  sens  des  autres  et 
d'être  de  l'avis  de  quelqu'un.  Aussi  attend-il  dans  un 
cercle  que  chacun  se  soit  expliqué  sur  le  sujet  qui 
s'est  ofiert,  ou  souvent  qu'il  a  amené  lui-même,  pour 
dire  dogmatiquement  des  choses  toutes  nouvelles, 
mais  à  son  gré  décisives  et  sans  réplique.  Cydias 
s'égale  à  Lucien  et  à  Sénèque,  se  met  au-dessus  de 
Platon,  de  Virgile  et  de  Théocrite;  et  son  flatteur  a 
soin  de  le  confirmer  tous  les  matins  dans  cette  opi- 
nion. Uni  de  goût  et  d'intérêt  avec  les  contempteurs 
d'Homère,  il  attend  paisiblement  que  les  hommes 
détrompés  lui  préfèrent  les  poètes  modernes  :  il  se 
met,  en  ce  cas,  à  la  tête  de  ces  derniers,  et  il  sait  à 
qui  il  adjuge  la  seconde  place.  C'est,  en  un  mot,  un 
composé  du  pédant  et  du  précieux,  fait  pour  être 
admiré  de  la  bourgeoisie  et  de  la  province,  en  qui 
T.  I,  7 


114      LES  CARACTÈRES  DE  LA  BRUYÈRE. 

néanmoins  on  n'aperçoit  rien  de  grand  que  l'opinion 
qu'il  a  de  lui-même. 

C'est  la  profonde  ignorance  qui  inspire  le  ton  dog- 
matique. Celui  qui  ne  sait  rien  croit  enseigner  aux 
autres  ce  qu'il  vient  d'apprendre  lui-mcme  ;  celui  qui 
sait  beaucoup  pense  a  peine  que  ce  qu'il  sait  puisse  être 
ignoré,  et  parle  plus  indifieremment. 

Les  plus  grandes  choses  n'ont  besoin  que  d'être 
dites  simplement,  elles  se  gâtent  par  l'emphase  :  il 
faut  dire  noblement  les  plus  petites,  elles  ne  se  sou- 
tiennent que  par  l'expression,  le  ton  et  la  manière. 

Il  me  semble  que  l'on  dit  les  choses  encore  plus 
finement  qu'on  ne  peut  les  écrire. 

Il  n'y  a  guère  qu'une  naissance  honnête  ou  qu'une 
bonne  éducation  qui  rende  les  hommes  capables  de 
secret. 

Toute  confiance  est  dangereuse  si  elle  n'est  entière; 
il  y  a  peu  de  conjectures  où  il  ne  faille  tout  dire  on 
tout  cacher. 

On  a  déjà  trop  dit  de  son  secret  à  celui  à  qui  l'on 
croit  devoir  ea  dérober  une  circonstance. 

Des  gens  vous  promettent  le  secret,  et  ils  le  ré- 
vèlent eux-mêmes  et  à  leur  insu  :  ils  ne  remuent  pas 
les  lèvres  et  on  les  entend  ;  on  lit  sur  leurs  fronts  et 
dans  leurs  yeux  ;  on  voit  au  travers  de  leur  poitrine, 
ils  sont  transparents.  D'autres  ne  disent  pas  précisé- 
ment une  chose  qui  leur  a  été  confiée,  mais  ils  parlent 
et  agissent  de  manière  qu'on  la  découvre  de  soi- 
même.  Enfin  quelques-uns  méprisent  votre  secret,  de 
quelque  conséquence  qu'il  puisse  être.  «  C'est  un  mys- 
tère ;  un  tel  m'en  a  fait  part  et  m'a  défendu  de  le 
dire,  »  et  ils  le  disent. 


LES    CARACTHrvIIS    RE   LA   BRUYERE. 


Toute  révélation  d'un  secret  est  la  faute  de  celui 
qui  l'a  confié. 

Nicandre  s'entretient  avec  Elise  de  la  manière 
douce  et  complaisante  dont  il  a  vécu  avec  sa  femme 
depuis  le  jour  qu'il  en  fit  le  choix  jusques  à  sa  mort. 
Il  a  déjà  dit  qu'il  regrette  qu'elle  ne  lui  ait  pas  laissé 
des  enfants  et  il  le  répète  :  il  parle  des  maisons  qu'il 
a  à  la  ville  et  bientôt  d'une  terre  qu'il  a  à  la  cam- 
pagne ;  il  calcule  le  revenu  qu'elle  lui  rapporie,  il  fait 
le  plan  des  bâtiments,  en  décrit  la  situation,  exagère 
la  commodité  des  appartements,  ainsi  que  la  richesse 
et  la  propreté  des  meubles.  Il  assure  qu'il  aime  la 
bonne  chère,  les  équipages  :  il  se  plaint  que  sa 
femme  n'aimait  point  assez  le  jeu  et  la  société.  — 
Vous  ttes  si  riche,  lui  disait  un  de  ses  amis,  que 
n'achetez-vous  cette  charge  ?  pourquoi  ne  pas  faire 
cette  acquisition  qui  étendrait  votre  domaine?  —  On 
me  croit,  ajoute-t-il,  plus  de  bien  que  je  n'en  possède. 
Il  n'oublie  pas  son  extraction  et  ses  alliances.  — 
M.  le  surintendant,  qui  est  mon  cousin,  madame  la 
cliancelière,  qui  est  ma  parente  ;  voilà  son  style.  Il 
raconte  un  fait  qui  prouve  le  mécontentement  qu'il 
doit  avoir  de  ses  plus  proches  et  de  ceux  mêmes  qui 
sont  ses  héritiers.  —  Ai-je  tort,  dit-il  à  Elise,  ai-je 
grand  sujet  de  leur  vouloir  du  bien  ?  et  il  l'en  fait 
juge.  Il  insinue  ensuite  qu'il  a  une  santé  faible  et 
languissante,  il  parle  de  la  cave  où  il  doit  être  enterré. 
Il  est  insinuant,  flatteur,  officieux  à  l'égard  de  tous 
ceux  qu'il  trouve  auprès  de  la  personne  à  qui  il  aspire. 
Mais  Elise  n'a  pas  le  courage  d'être  riche  en  l'épou- 
sant. On  annonce,  au  moment  qu'il  parle,  un  cava- 
lier qui,   de  sa  seule  présence,  démonte  la  batterie 


Il6  LLS   CARACTÈRES   DE    LA   BRUYÈRE. 

de  l'homme  de  ville  ;  il  se  lève  déconcerté  et  chagrin, 
et  va  dire  ailleurs  qu'il  veut  se  remarier. 

Le  sage  quelquefois  évite  le  monde  de  peur  d'être 
ennuyé. 


VI 

DES    BIENS    DE    FORTUNE. 

T  T  n  homme  fort  riche  peut  manger  des  entremets, 
^  faire  peindre  ses  lambris  et  ses  alcôves,  jouir  d'un 
palais  à  la  campagne  et  d'un  autre  à  la  ville,  avoir  un 
grand  équipage,  mettre  un  duc  dans  sa  famille  et  faire 
de  son  fils  un  grand  seigneur,  cela  est  juste  et  de  son 
ressort.  Mais  il  appartient  peut-être  à  d'autres  de 
vivre  contents. 

Une  grande  naissance  ou  une  grande  fortune 
annonce  le  mérite  et  le  fait  plutôt  remarquer. 

Ce  qui  disculpe  le  fat  ambitieux  de  son  ambition 
est  le  soin  que  l'on  prend,  s'il  a  fait  une  grande  for- 
tune, de  lui  trouver  un  mérite  qu'il  n'a  jamais  eu  et 
aussi  grand  qu'il  croit  l'avoir. 

A  mesure  que  la  faveur  et  les  grands  biens  se  reti- 
rent d'un  homme,  ils  laissent  voir  en  lui  le  ridicule 
qu'ils  couvraient  et  qui  y  était  sans  que  personne  s'en 
aperçût. 

Si  on  ne  le  voyait  de  ses  yeux,  pourrait-on  jamais 
s'imaginer  l'étrange  disproportion  que  le  plus  ou  le 
moins  de  pièces  de  monnaie  met  entre  les  hommes  ? 

Ce  plus  ou  ce  moins  détermine  à  l'épée,  à  la  robe 
ou  à  l'église.  Il  n'y  a  presque  point  d'autre  vocation 


LES  CARACTERES  DE  lA  BRUYLRE.      IIJ 

Deux  marchands  étaient  voisins  et  faisaient  le  • 
nicme  commerce,  qui  ont  eu  dans  la  suite  une  for- 
tune tou'.e  différente.  Ils  avaient  chacun  une  fille 
unique  :  elles  ont  été  nourries  ensemble  et  ont  vécu 
dans  cette  familiarité  que  donnent  un  même  âge  et 
une  même  condition.  L'une  des  deux,  pour  se  tirer 
d'une  extrême  misère,  cherche  à  se  placer  ;  elle  entre 
au  service  d'une  fort  grande  dame  et  l'une  des  pre- 
mières de  la  cour,  —  chez  sa  compagne  ? 

Si  le  financier  manque  son  coup,  les  courtisans 
disent  de  lui  :  c'est  un  bourgeois,  un  homme  de  rien, 
un  malotru.  S'il  réussit,  ils  lui  demandent  sa  fille. 

Quelques-uns  (i)  ont  fait  dans  leur  jeunesse  l'ap- 
prentissage d'un  certain  métier,  pour  en  exercer  un 
autre,  et  fort  différent,  le  reste  de  leur  vie. 

Un  homme  est  laid,  de  petite  taille,  et  a  peu  d'es- 
prit. L'on  me  dit  à  l'oreille  :  il  a  cinquante  mille 
livres  de  rente.  Cela  le  concerne  tout  seul,  et  il  ne 
m'en  sera  jamais  ni  pis  ni  mieux.  Si  je  commence  à 
le  regarder  avec  d'autres  yeux,  et  si  je  ne  suis  pas 
maître  de  faire  autrement,  quelle  sottise  ! 

Un  projet  assez  vain  serait  de  vouloir  tourner  un 
homme  fort  sot  et  fort  riche  en  ridicule  :  les  rieurs 
sont  de  son  côté. 

N**  avec  un  portier  rustre,  farouche,  tirant  sur  le 
Suisse,  avec  un  vestibule  et  une  antichambre,  pour 
peu  qu'il  y  fasse  languir  quelqu'un  et  se  morfondre, 
qu'il  paraisse  enfin  avec  une  mine  grave  et  une 
démarche  mesurée,  qu'il  écoute  un  peu  et  ne  recon- 
duise point,  quelque  subalterne  qu'il  soit  d'ailleurs, 

(i)  Les  partisans.  (A.) 


IlS      TES  CARACTÈRES  DE  LA  BRUYÈRE. 

il  fera  sentir  de  lui-même  quelque  chose  qui  approche 
de  la  considération. 

Je  vais,  Cliriphon,  à  votre  porte,  le  besoin  que  j'ai 
de  vous  me  chasse  de  mon  lit  et  de  ma  chambre  :  . 
plût  aux  dieux  que  je  ne  fusse  ni  votre  client  ni  votre  ( 
fâcheux  !  Vos  esclaves  me  disent  que  vous  êtes  ) 
enfermé,  et  que  vous  ne  pouvez  m' écouter  que  d'une  i 
heure  entière  :  je  reviens  avant  le  temps  qu'ils  m'ont 
marqué,  et  ils  me  disent  que  vous  êtes  sorti.  Que 
faites-vous,  Clitiphon,  dans  cet  endroit  le  plus  reculé 
de  votre  appartement,  de  si  laborieux  qui  vous  empê- 
che de  m' entendre  ?  Vous  enfilez  quelques  mémoires, 
vous  coUationnez  un  registre,  vous  signez,  vous  para- 
phez ;  je  n'avais  qu'une  chose  à  vous  demander,  et  ; 
vous  n'aviez  qu'un  mot  à  me  répondre,  oui  ou  non. 
Voulez-vous  être  rare?  rendez  service  à  ceux  qui 
dépendent  de  vous  :  vous  .le  serez  davantage  par 
cette  conduite,  que  par  ne  vous  pas  laisser  voir.  O 
homme  important  et  chargé  d'affaires,  qui  à  votre 
tour  avez  besoin  de  mes  offices  !  venez  dans  la  soli- 
tude de  mon  cabinet  ;  le  philosophe  est  accessible  ; 
je  ne  vous  remettrai  point  à  un  autre  jour.  Vous  me 
trouverez  sur  les  livres  de  Platon  qui  traitent  de  la 
spiritualité  de  l'âme  et  de  sa  distinction  d'avec  le 
corps,  ou  la  plume  à  la  main  pour  calculer  les 
distances  de  Saturne  et  de  Jupiter.  J'admire  Dieu 
dans  ses  ouvrages,  et  je  cherche,  par  la  connaissance 
de  la  vérité,  à  régler  mon  esprit  et  devenir  meilleur. 
Entrez,  toutes  les  portes  vous  sont  ouvertes  :  mon 
antichambre  n'est  pas  faite  pour  s'y  ennuyer  en  m' at- 
tendant, passez  jusqu'à  moi'  sans  me  faire  avertir. 
Vous  m'apportez  quelque  chose  de  plus  précieax  que 


LES  CARACTÈRES  DE  LA  BRUYERE.      II9 

l'argent  et  l'or,  si  c'est  une  occasion  de  vous  obliger: 
parlez,  que  voulez-vous  que  je  fasse  pour  vous  ?  Faut- 
il  quitter  mes  livres,  mes  études,  mon  ouvrage,  cette 
ligne  qui  est  commencée  ?  quelle  interruption  heu- 
reuse pour  moi  que  ceUe  qui  vous  est  utile  !  Le 
manieur  d'argent,  l'homme  d'affaires  est  un  ours 
qu'on  ne  saurait  apprivoiser  ;  on  ne  le  voit  dans  sa 
loge  qu'avec  peine  ;  que  dis-je  !  on  ne  le  voit  point, 
car  d'abord  on  ne  le  voit  pas  encore,  et  bientôt  on  ne 
le  voit  plus.  L'homme  de  lettres,  au  contraire,  est 
trivial  comme  une  borne  au  coin  des  places  ;  il  est 
■vu  de  tous,  et  à  toute  heure,  et  en  tous  états,  à  table, 
au  lit,  nu,  habillé,  sain  ou  malade  :  il  ne  peut  être 
important,  et  û  ne  le  veut  point  être. 

N'envions  point  à  une  sorte  de  gens  leurs  grandes 
richesses  ;  il  les  ont  à  titre  onéreux,  et  qui  ne  nous 
accommoderait  point.  Ils  ont  mis  leur  repos,  leur 
santé,  leur  honneur  et  leur  conscience  pour  les  avoir  ; 
cela  est  trop  cher  ;  et  il  n'y  a  rien  à  gagner  à  un  tel 
marché. 

I^es  partisans  (i)  nous  font  sentir  toutes  les  pas- 
sions l'une  après  l'autre.  L'on  commence  par  le 
mépris  à  cause  de  leur  obscurité.  On  les  envie  ensuite, 
on  les  hait,  on  les  craint  ;  on  les  estime  quelquefois, 
et  on  les  respecte.  L'on  vit  assez  pour  finir  à  leur 
égard  par  la  compassion. 

Sosie,  de  la  livrée,  a  passé,  par  une  petite  recette,  à 
une  sous-ferme  ;  et  par  les  concussions,  la  violence 
et  l'abus  qu'il  a  fait  de  ses  pouvoirs,  il  s'est  enfin, 

(i)  C'était  le  nom  qu'en  mauvaise  part  on  donnait  aux 
financiers.  (Ed.) 


LES  CARACTÈRES  DE  LA  BRUYERE. 


sur  les  ruines  de  plusieurs  familles,  élevé  à  quelque 
grade  ;  devenu  noble  par  une  charge,  il  ne  lui  man- 
quait que  d'être  homme  de  bien  :  une  place  de  mar- 
guillier  a  fait  ce  prodige. 

L'on  porte  Crésus  au  cimetière  :  de  toutes  ses 
immenses  richesses,  que  le  vol  et  la  concussion  lui 
avaient  acquises,  et  qu'il  a  épuisées  par  le  luxe  et  par 
la  bonne  chère,  il  ne  lui  est  pas  demeuré  de  quoi  se 
faire  enterrer  :  il  est  mort  insolvable,  sans  biens,  et 
ainsi  privé  de  tous  les  secours  :  l'on  n'a  vu  chez  lui 
ni  julep,  ni  cordiaux,  ni  médecins,  ni  le  moindre  doc- 
teur qui  l'ait  assuré  de  son  salut. 

Champagne,  au  sortir  d'un  long  diner  qui  lui  enfle 
l'eslomac,  et  dans  les  douces  fumées  d'un  vin  d'Ave- 
nay  ou  de  Sillery,  signe  un  ordre  qu'on  lui  présente, 
qui  ôterait  le  pain  à  toute  une  province  si  l'on  n'y 
remédiait  :  il  est  excusable  ;  quel  moyen  de  com- 
prendre dans  la  première  heure  de  la  digestion  qu'on 
puisse  quelque  part  mourir  de  faim  ? 

Sylvain,  de  ses  deniers,  a  acquis  de  la  naissance 
et  un  autre  nom.  Il  est  seigneur  de  la  paroisse  où  ses 
aïeux  payaient  Ja  taille  :  il  n'aurait  pu  autrefois  entrer 
page  chez  Cléobule,  et  il  est  son  gendre. 

Dorus  passe  en  litière  parla  voie  appienne,  précédé 
de  ses  affranchis  et  de  ses  esclaves,  qui  détournent  le 
peuple  et  font  faire  place  :  il  ne  lui  manque  que  des 
licteurs.  Il  entre  à  Rome  avec  ce  cortège,  où  il 
semble  triompher  de  la  bassesse  et  de  la  pauvreté  de 
son  pèreSanga. 

On  ne  peut  mieux  user  de  sa  fortune  que  fait  Pé- 
riandre  ;  elle  lui  donne  du  rang,  du  crédit,  de  l'auto- 
rité ;  déjà  on  ne  le  prie  plus  d'accorder  son  amitié,  on 


LES  CARACTF.RES  DE  LA  BRUYERE, 


implore  sa   protection.   Il  a  commencé  par  dire  de 
soi-même  :  un  homme  de  ma  sorte,  il  passe  à  dire  : 
un  homme  de  ma  qualité  ;   il  se  donne  pour  tel,  et  il 
n'j'  a  personne  de  ceux  à  qui   il  prête  de  l'argent,  ou 
qu'il  reçoit  à  sa  table,  qui  est  délicate,  qui  veuille  s'y 
opposer.  Sa  demeure  est  superbe  ;  un  dorique  règne 
dans  tous  ses  dehors  ;  ce  n'est  pas  une  porte,  c'est  un 
portique.  Est-ce  la  maison   d'un   particulier,  est-ce 
un  temple  ?  le  peuple  s'y  trompe.    Il  est  le  seigneur 
dominant  de  tout  le  quartier  ;  c'est  lui  que  l'on  envie 
et  dont  on  voudrait  voir  la   chute  ;  c'est  lui  dont  la 
femme,  par  son  collier  de  perles,  s'est  fait  des    en- 
nemies de  toutes  les  dames  du  voisinage.    Tout  se 
soutient  dans  cet  homme,   rien  encore  ne  se  dément 
dans  cette  grandeur  qu'il  a  acquise,  dont  il  ne  doit 
rien,  qu'il  a  payée.  Que  son  père,  si  vieux  et  si  caduc, 
n'est-il  mort  il  y  a  vingt  ans  et  avant  qu'il  se  fit  dans 
le  monde  aucune  mention  de   Périandre  !    Comment 
pourra-t-il  soutenir  ces  odieuses  pancartes  (i)  qui  dé- 
chiffrent les  conditions  et  qui  souvent  font  rougir  la 
veuve  et  les  héritiers  ?  Les  supprimera-t-il  aux   yeux 
de  toute  une  ville  jalouse,    maligne,  clairvoyante,  et 
aux  dépens  de  mille    gens   qui   veulent   absolument 
aller  tenir  leur  rang  à  des  obsèques  ?  Veut-on  d'ail- 
leurs qu'il  fasse  de  son  père  un  noble  homme,  et  peut- 
être  un  honorahle  homme,  lui  qui  est  Messire  ? 

Combien  d'hommes  ressemblent  à  ces  arbres  déjà 
forts  et  avancés  que  l'on  transplante  dans  les  jardins, 
où  ils  surprennent  les  yeux  de  ceux  qui  les  voient 
placés  dans  de  beaux  endroits  où  ils  ne  les  ont  point 


(i)  Billets  d'enterrement. 


LES  CARACTÈRES  DE  LA  BRUYÈRE. 


VUS  croître,  et  qui  ne  connaissent  ni  leurs  commen- 
cements, ni  leurs  progrès  ! 

Si  certains  morts  revenaient  au  monde,  et  s'ils 
voyaient  leurs  grands  noms  portés,  et  leurs  terres  les 
mieux  titrées,  avec  leurs  châteaux  et  leurs  maisons 
antiques,  possédées  par  des  gens  dont  les  pères  étaient 
peut-être  leurs  métayers,  quelle  opinion  pourraient- 
ils  avoir  de  notre  siècle  ? 

Rien  ne  fait  mieux  comprendre  le  peu  de  chose' 
que  Dieu  croit  donner  aux  hommes  en  leur  abandon- 
nant les  richesses,  l'argent,  les  grands  établissements 
et  les  autres  biens,  que  la  dispensation  qu'il  en  fait, 
et  le  genre  d'hommes  qui  en  sont  le  mieux  pourvus. 

Si  vous  entrez  dans  les  cuisines,  où  l'on  voit  réduit 
en  art  et  en  méthode  le  secret  de  flatter  votre  goût  et  de 
vous  faire  manger  au  delà  du  nécessaire  ;  si  vous  exa- 
minez en  détail  tous  les  apprêts  des  viandes  qui  doi- 
vent composer  le  festin  que  l'on  vous  prépare  ;  si 
vous  regardez  par  quelles  mains  elles  passent,  et  tou- 
tes les  formes  différentes  qu'elles  prennent  avant  de 
devenir  un  mets  exquis,  et  d'arriver  à  cette  propreté 
et  cette  élégance  qui  charment  vos  yeux,  vous  font 
hésiter  sur  le  choix  et  prendre  le  parti  d'essayer  de 
tout  ;  si  vous  voyez  tout  le  repas  ailleurs  que  sur  une 
table  bien  servie  ;  quelles  saletés  ?  quel  dégoût  !  Si 
vous  allez  derrière  un  théâtre,  et  si  vous  nombrez  les 
poids,  les  roues,  les  cordages  qui  font  les  vols  et  les 
machines  ;  si  vous  considérez  combien  de  gens  entrent 
dans  l'exécution  de  ces  mouvements,  quelle  force  de 
bras  et  quelle  extension  de  nerfs  ils  y  emploient,  vous 
direz  :  sont-ce  là  les  principes  et  les  ressorts  de  ce 
spectacle  si  beau,  si  naturel,  qui  parait  animé  et  agir 


LES   CARACTÈRES  DE  LA  BRUYÈRE.  I23 

de  soi-même  ?  vous  vous  récrierez,  quels  efforts  ! 
quelle  violence  !  de  même  n'approfondissez  pas  la 
fortune  des  partisans. 

Qirysippe,  homme  nouveau,  et  le  premier  noble 
de  sa  race,  aspirait,  il  y  a  trente  années,  à  se  voir  un 
jour  deux  mille  livres  de  rente  pour  tout  bien  ;  c'était 
là  le  comble  de  ses  souhaits  et  sa  plus  haute  ambi- 
tion ;  il  l'a  dit  ainsi,  et  on  s'en  souvient.  Il  arrive,  je 
ne  sais  par  quels  chemins,  jusqu'à  donner  en  revenu 
à  l'une  de  ses  filles,  pour  sa  dot,  ce  qu'il  désirait  lui- 
même  d'avoir  en  fonds  pour  toute  fortune  pendant  sa 
vie  ;  une  pareille  somme  est  comptée  dans  ses  coffres 
pour  chacun  de  ses  autres  enfants  qu'il  doit  pourvoir, 
et  il  a  un  grand  nombre  d'enfants  :  ce  n'est  qu'en 
avancement  d'hoirie  ;  il  y  a  d'autres  biens  à  espérer 
à  sa  mort.  Il  vit  encore,  quoiqu'assez  avancé  en  âge, 
et  il  use  le  reste  de  ses  jours  à  travailler  pour  s'en- 
richir. 

Laissez  faire  Ergaste,  et  il  exigera  un  droit  de  tous 
ceux  qui  boivent  de  l'eau  de  la  rivière,  ou  qui  marchent 
sur  la  terre  ferme.  Il  sait  convertir  en  or  jusqu'aux 
roseaux,  aux  joncs  et  à  l'ortie  ;  il  écoute  tous  les 
avis  et  propose  tous  ceux  qu'il  a  écoutés.  Le  prince 
ne  donne  aux  autres  qu'aux  dépens  d'Ergaste,  et  ne 
leur  fait  de  grâces  que  celles  qui  lui  étaient  dues.  C'est 
une  faim  insatiable  d'avoir  et  de  posséder.  Il  trafique- 
rait des  arts  et  des  sciences,  et  mettrait  en  parti  (i) 
jusqu'à  l'harmonie.  Il  faudrait,  s'il  en  était  cru,  que  le 
peuple,  pour  avoir  le  plaisir  de  le  voir  riche,  de  lui 
voir  une  meute  et  une  écurie,  pût  perdre  le  souvenir 
de  la  musique  d'Orphée  et  se  contenter  de  la  sienne. 

(1)  C'est-à-dire  en  spéculation. 


124  LES    CARACTÈRES    DE    LA   BRUYÈRE. 

Ne  traitez  pas  avec  Criton,  il  n'est  touché  que 
de  ses  seuls  avantages.  Le  piège  est  tout  dressé  à 
ceux  à  qui  sa  charge,  sa  terre,  ou  ce  qu'il  possède, 
feront  envie  ;  il  vous  imposera  des  conditions  extra- 
vagantes. Il  n'y  a  nul  ménagement  et  nulle  compo- 
sition à  attendre  d'un  homme  si  plein  de  ses  intérêts 
et  si  ennemi  des  vôtres  :  il  lui  faut  une  dupe. 

Brontin,  dit  le  peuple,  fait  des  retraites  et  s'enferme 
huit  jours  avec  des  saints  ;  ils  ont  leurs  méditations 
et  il  a  les  siennes. 

Le  peuple  souvent  a  le  plaisir  de  la  tragédie  :  il 
voit  périr  sur  le  théâtre  du  monde  les  personnages  les 
plus  odieux,  qui  ont  fait  le  plus  de  mal  dans  diverses 
scènes  et  qu'il  a  le  plus  haïs. 

Si  l'on  partage  la  vie  des  partisans  en  deux  por- 
tions égales  ;  la  première,  vive  et  agissante,  est  tout 
occupée  à  vouloir  affliger  le  peuple  ;  et  la  seconde, 
voisine  de  la  mort,  à  se  déceler  et  à  se  ruiner  les  uns 
les  autres. 

Cet  homme  qui  a  fait  la  formne  de  plusieurs,  qui 
a  fait  la  vôtre,  n'a  pu  soutenir  la  sienne,  ni  assurer 
avant  sa  mort  celle  de  sa  femme  et  de  ses  enfants  ;  ils 
vivent  cachés  et  malheureux.  Quelque  bien  instruit 
que  vous  soyez  de  la  misère  de  leur  condition,  vous 
ne  pensez  pas  à  l'adoucir  ;  vous  ne  le  pouvez  pas  en 
effet,  vous  tenez  table,  vous  bâtissez  ;  mais  vous 
conservez  par  reconnaissance  le  portrait  de  votre 
bienfaiteur,  qui  a  passé  à  la  vérité  du  cabinet  à  l'an- 
tichambre ;  quels  égards  !  il  pouvait  aller  au  garde- 
meuble. 

Il  y  a  une  dureté  de  complexi^  n  ;  il  y  en  a  une 
autre  de  condition  et  d'état.  I-'on  tire    de  celle-ci 


LES   CARACTERES   DE   LA   BRTJYERE.  12') 

comme  de  la  première  de  quoi  s'endurcir  sur  la  misère 
des  autres,  dirai-je  même  de  quoi  ne  pas  plaindre  les 
malheurs  de  sa  famille  ;  un  bon  financier  ne  pleure 
ni  ses  amis,  ni  sa  femme,  ni  ses  enfants. 

Fuyez,  retirez-vous  ;  vous  n'êtes  pas  assez  loin.  Je 
suis,  dites-vous,  sous  l'autre  tropique.  Passez  sous  le 
pôle  et  dans  l'autre  hémisphère  ;  montez  aux  étoiles 
si  vous  le  pouvez.  M'y  voilà.  Fort  bien  ;  vous  êtes  en 
sûreté.  Je  découvre  sur  la  terre  un  homme  avide, 
insatiable,  inexorable,  qui  veut,  aux  dépens  de  tout  ce 
qui  se  trouvera  sur  son  chemin  et  à  sa  rencontre,  et 
quoi  qu'il  en  puisse  coûter  aux  autres,  pourvoir  à  lui 
seul,  grossir  sa  fortune  et  regorger  de  bien. 

Faire  fortune  est  une  si  belle  phrase,  et  qui  dit  une 
si  bonne  chose  qu'elle  est  d'un  usage  universel.  On 
la  connaît  dans  toutes  les  langues  ;  elle  plait  aux 
étrangers  et  aux  barbares,  elle  règne  à  la  cour  et  à  la 
ville  ;  il  n'y  a  point  de  désert  ni  de  solitude  où  elle 
soit  inconnue. 

A  force  de  faire  de  nouveaux  contrats,  ou  de  sentir 
son  argent  grossir  dans  ses  coffres,  on  se  croit  enfin 
une  bonne  tête,  et  presque  capable  de  gouverner. 

Il  faut  une  sorte  d'esprit  pour  faire  fortune,  et  sur- 
tout une  grande  fortune.  Ce  n'est  ni  le  bon,  ni  le  bel 
esprit,  ni  le  grand,  ni  le  sublime,  ni  le  fort,  ni  le 
délicat  :  je  ne  sais  précisément  lequel  c'est  ;  j'at- 
tende que  quelqu'un  veuille  m'en  instruire. 

Il  faut  moins  d'esprit  que  d'habitude  ou  d'expé- 
rience pour  faire  sa  fortune  :  l'on  y  songe  trop  tard  ; 
et  quand  enfin  l'on  s'en  avise,  l'on  commence  par  des 
fautes  que  l'on  n'a  pas  toujours  le  loisir  de  réparer; 
de  là  vient  peut-être  que  les  fortunes  sont  si  rares. 


126  LES   CARACTÈRES   DE   LA   BRUYl-RE. 

Un  homme  d'un  petit  génie  peut  vouloir  s'avancer: 
il  néglige  tout,  il  ne  pense,  du  matin  au  soir,  il  ne 
rêve  la  nuit,  qu'à  une  seule  chose,  qui  est  de  s'avan- 
cer. Il  a  commencé  de  bonne  heure  et  dés  son  ado- 
lescence à  se  mettre  dans  les  voies  de  la  fortune  :  s'il 
trouve  une  barrière  de  front  qui  ferme  son  passage, 
il  biaise  naturellement,  et  va  à  droite  et  à  gauche, 
selon  qu'il  y  voit  de  jour  et  d'apparence  ;  et  si  de  nou- 
veaux obstacles  l'arrêtent,  il  rentre  dans  le  sentier 
qu'il  avait  quitté.  Il  est  déterminé  par  la  nature  des 
difficultés,  tantôt  à  les  surmonter,  tantôt  à  les  éviter, 
ou  à  prendre  d'autres  mesures  ;  son  intérêt,  l'usage, 
les  conjonctures  le  dirigent.  Faut-il  de  si  grands 
talents  et  une  si  bonne  tête  à  un  voyageur  pour  suivre 
d'abord  le  grand  chemin,  et,  s'il  est  plein  et  embar- 
rassé, prendre  la  terre,  et  aller  à  travers  champs, puis 
regagner  sa  première  route,  la  continuer,  arriver  à 
son  terme  ?  Faut-il  tant  d'esprit  pour  aller  à  ses  fins  ? 
Est-ce  donc  un  prodige  qu'un  sot  riche  et  accrédité  ? 

Il  y  a  même  des  stupides,  et  j'ose  dire  des  imbé- 
ciles qui  se  placent  en  de  beaux  postes,  et  qui  savent 
mourir  dans  l'opulence,,  sans  qu'on  les  doive  soup- 
çonner en  nulle  manière  d'y  avoir  contribué  de  leur 
travail  ou  de  la  moindre  industrie  :  quelqu'un  les  a 
conduits  à  la  source  d'un  fleuve,  ou  bien  le  hasard 
seul  les  y  a  fait  rencontrer  :  on  leur  a  dit  :  «  voulez- 
vous  de  l'eau  ?  puisez  ;  »  et  ils  ont  puisé. 

Quand  on  est  jeune,  souvent  on  est  pauvre  ;  ou 
l'on  n'a  pas  encore  fait  d'acquisitions,  ou  les  succes- 
sions ne  sont  pas  échues.  L'on  devient  riche  et  vieux 
en  même  temps,  tant  il  est  rare  que  les  hommes 
puissent  réunir  tous  leurs  avantages  :  et  si  cela  arrive 


LES  CARACTÈRES  DE  LA  BRUYÈRE.      127 

à  quelques-uns,  il  n'y  a  pas  de  quoi  leur  porter  envie: 
ils  ont  assez  à  perdre  par  la  mort  pour  mériter  d'être 
plaints.  Il  faut  avoir  trente  ans  pour  songer  à  sa  for- 
tune, elle  n'est  pas  faite  à  cinquante  :  l'on  bâtit  dans 
sa  vieillesse,  et  l'on  meurt  quand  on  est  aux  peintres 
et  aux  vitriers.  Quel  est  le  fruit  d'une  grande  fortune, 
si  ce  n'est  de  jouir  de  la  vanité,  de  l'industrie,  du  tra- 
vail et  de  la  dépense  de  ceux  qui  sont  venus  avant 
nous,  et  de  travailler  nous-mêmes  ,  de  planter,  de 
bâtir,  d'acquérir  pour  la  postérité. 

L'on  ouvre  et  l'on  étale  tous  les  matins  pour  trom- 
per son  monde  ;  et  l'on  ferme  le  soir  après  avoir 
trompé  tout  le  jour.  Le  marchand  fait  des  montres 
pour  donner  de  sa  marchandise  ce  qu'il  y  a  de  pire  : 
il  a  le  cati  (i)  et  les  faux  jours  afin  d'en  cacher  les 
défauts,  et  qu'elle  paraisse  bonne  :  il  la  surfait  pour 
la  vendre  plus  cher  qu'elle  ne  vaut:  il  a  des  marques 
fausses  et  m3-stérieuses,  afin  qu'en  croie  n'en  donner 
que  son  prix,  un  mauvais  aunage  pour  en  livrer 
le  moins  qu'il  se  peut  ;  et  il  a  un  trébuchet,  afin 
que  celui  qui  l'a  livrée  la  lui  pa3-e  en  or  qui  soit  de 
poids. 

Dans  toutes  les  conditions,  le  pauvre  est  bien 
proche  de  l'homme  de  bien  :  et  l'opulent  n'est  guère 
éloigné  de  la  friponnerie.  Le  savoir-faire  et  l'habileté 
ne  mènent  pas  jusqu'aux  énormes  richesses. 

L'on  peut  s'enrichir  dans  quelque  art  ou  dans  quel- 
que commerce  que  ce  soit,  par  l' ostentation  d'une 
certaine  probité. 

(i)  On  nomme  ainsi  une  sorte  d'apprêt  qui  donne  le 
luslre  aux  étoffes.  (Ed.) 


128  LES    CARACTÈRES    DE   LA    BRUVÉRE. 

De  tous  les  nio3'ens  de  faire  sa  fortune,  le  plus 
court  et  le  meilleur  est  de  mettre  les  gens  à  voir  clai- 
rement leurs  intcrcts  à  vous  faire  du  bien. 

Les  hommes  pressés  par  les  besoins  de  la  vie,  et 
quelquefois  par  le  désir  du  gain  ou  de  la  gloire,  cul- 
tivent des  talents  profanes,  ou  s'engagent  dans  des 
professions  équivoques,  et  dont  ils  se  cachent  long- 
temps à  eux-mêmes  le  péril  et  les  conséquences.  Ils 
les  quittent  ensuite  par  une  dévotion  indiscrète  qui  ne 
leur  vient  jamais  qu'après  qu'ils  ont  fait  leur  récolte, 
et  qu'ils  jouissent  d'une  fortune  bien  établie. 

"Il  y  a  des  misères  sur  la  terre  qui  saisissent  le 
cœur  ;  il  manque  à  quelques-uns  jusqu'aux  aliments, 
ils  redoutent  l'hiver,  ils  appréhendent  de  vivre.  L'on 
mange  ailleurs  des  fruits  précoces,  l'on  force  la  terre 
et  les  saisons  pour  fournir  à  sa  délicatesse  :  de 
simples  bourgeois,  seulement  à  cause  qu'ils  étaient 
riches,  ont  eu  l'audace  d'avaler  en  un  seul  morceau 
la  nourriture  de  cent  familles.  Tienne  qui  voudra 
contre  de  si  grandes  extrémités,  je  ne  veux  être,  si 
je  le  puis,  ni  malheureux,  ni  heureux  ;  je  me  jette 
et  me  réfugie  dans  la  médiocrité. 

On  sait  que  les  pauvres  sont  chagrins  de  ce  que 
tout  leur  manque,  et  que  personne  ne  les  soulage  ; 
mais  s'il  est  vrai  que  les  riches  soient  colères,  c'est 
de  ce  que  la  moindre  chose  puisse  leur  manquer,  ou 
que  quelqu'un  veuille  leur  résister. 

Celui-là  est  riche,  qui  reçoit  plus  qu'il  ne  con- 
somme :  celui-là  est  pauvre,  dont  la  dépense  excède 
la  recette.  Tel  avec  deux  millions  de  rente  peut  être 
pauvre  chaque  année  de  cinq  cent  mille  livres. 

Il  n'y  a  rien  qui  se  soutienne  plus  longtemps  qu'une 


LES  CARACTÈRES  DE  LA  BRUYERE.      I29 

médiocre  fortune  :  il  n'y  a  rien  dont  on  voie  mieux 
la  fin  qu'une  grande  fortune. 

L'occasion  prochaine  de  la  pauvreté,  c'est  de 
grandes  richesses. 

S'il  est  vrai  que  l'on  soit  riche  de  tout  ce  dont 
on  n'a  pas  besoin,  un  homme  fort  riche,  c'est  un 
homme  qui  est  sage.  S'il  est  vrai  que  l'on  soit 
pauvre  par  toutes  les  choses  que  l'on  désire,  l'am- 
bitieux et  l'avare  languissent  dans  une  extrême  pau- 
vreté. 

Les  passions  tyrannisent  l'homme,  et  l'ambition 
suspend  en  lui  les  autres  passions,  et  lui  donne  pour 
un  temps  les  apparences  de  toutes  les  vertus.  Ce 
Triphon,  qui  a  tous  les  vices,  je  l'ai  cru  sobre, 
chaste,  libéral,  humble  et  même  dévot  :  je  le  croirais 
encore,  s'il  n'eût  enfin  fait  sa  fortune. 

L'on  ne  se  rend  pas  sur  le  désir  de  posséder  et 
de  s'agrandir  :  la  bile  gagne,  et  la  mort  approche, 
qu'avec  un  visage  flétri  et  des  jambes  déjà  faibles, 
l'on  dit  :  ma  fortune,  mon  étabhssement. 

Il  n'y  a  au  monde  que  deux  manières  de  s'élever  : 
ou  par  sa  propre  industrie,  ou  par  l'imbécillité  des 
autres. 

Les  traits  découvrent  la  complexion  et  les  mœurs  : 
mais  la  mine  désigne  les  biens  de  fortune  :  le  plus 
ou  le  moins  de  mille  livres  de  rente  se  trouve  écrit 
sur  les  visages. 

Chrysante,  homme  opulent  et  impertinent,  ne 
veut  pas  être  vu  avec  Eugène,  qui  est  homme  de 
mérite,  mais  pauvre  :  il  croirait  en  être  déshonoré. 
Eugène  est  pour  Chrj'sante  dans  les  mêmes  dispo- 
sitions :  ils  ne  courent  pas  risque  de  se  heurter. 


150  LES   CARACTHIÎES   DE   LA   BRUYÈRE. 

Quand  je  vois  de  certaines  gens  qui  me  prévenaient 
autrefois  par  leurs  civilités  attendre  au  contraire  que 
je  les  salue,  et  en  être  avec  moi  sur  le  plus  ou  sur 
le  moins,  je  dis  en  moi-même  :  Fort  bien,  j'en  suis 
ravi  :  tant  mieux  pour  eux  :  vous  verrez  que  cet 
homme-ci  est  mieux  logé,  mieux  meublé  et  mieux 
nourri  qu'à  l'ordinaire  ;  qu'il  sera  entré  depuis  quel- 
ques mois  dans  quelque  affaire  où  il  aura  déjà  fait 
un  gain  raisonnable  :  Dieu  veuille  qu'il  en  vienne 
dans  peu  de  temps  jusqu'à  me  mépriser. 

Si  les  pensées,  les  livres  et  leurs  auteurs  dépen- 
daient des  riches  et  de  ceux  qui  ont  fait  une  belle 
fortune,  quelle  proscription  !    Il   n'y  aurait  plus  de 
rappel  :  quel  ton,  quel  ascendant  ne  prennent-ils  pas 
sur  les  savants  ?  quelle  majesté  n'observent-ils  pas 
à  l'égard  de  ces  hommes  chétifs,  que  leur  mérite  n'a 
ni  placés  ni  enrichis,  et  qui  en  sont  encore  à  penser 
et  à  écrire  judicieusement  !  Il  faut  l'avouer,  le  pré- 
sent est  pour  les  riches,  l'avenir  pour  les  vertueux 
et  les  habiles.  Homère  est  encore,  et  sera  toujours  : 
les  receveurs  de  droits,  les  publicains  ne  sont  plus  : 
ont-ils  été  ?  Leur  patrie,  leurs  noms  sont-ils  connus? 
y  a-t-il  eu    dans  la  Grèce  des  partisans  ?   que  sont 
devenus  ces  importants  personnages  qui  méprisaient 
Homère,   qui  ne  songeaient  dans  la  place  qu'à  l'évi- 
ter,   qui   ne  lui    rendaient  pas   le   salut,    ou  qui  le 
saluaient  par  son  nom,  qui  ne  daignaient  pas  l'as- 
socier  à  leur  table,  qui   le  regardaient  comme   un 
homme  qui  n'était  pas  riche,  et  qui  faisait  un  livre? 
que  •deviendront  les  Fauconnets  (i)  ?  iront-ils  aussi 

(i)  Nom  d'un  fermier  général  de  l'époque.  (Ild.) 


].ES   CARACTHaES   de   la    BRUYERE. 


loin  dans  la  postérité  que  Descartes  né  Français  et 
mort  en  Suéde  ? 

Du  même  fond  d'orgueil  dont  l'on  s'élève  fière- 
ment au-dessus  de  ses  inférieurs,  l'on  rampe  vile- 
ment devant  ceux  qui  sont  au-dessus  de  soi. 

C'est  le  propre  de  ce  vice,  qui  n'est  fondé  ni  sur 
le  mérite  personnel,  ni  sur  la  vertu,  mais  sur  les 
richesses,  les  postes,  le  crédit,  et  sur  de  vaines 
sciences,  de  nous  porter  également  à  mépriser  ceux 
qui  ont  moins  que  nous  de  cette  espèce  de  biens, 
et  à  estimer  trop  ceux  qui  en  ont  une  mesure  qui 
excède  la  nôtre. 

Il  y  a  des  âmes  sales,  pétries  de  boue  et  d'ordure, 
éprises  du  gain  et  de  l'intérêt,  comme  les  belles 
âmes  le  sont  de  la  gloire  et  de  la  vertu  ;  capables 
d'une  seule  volupté,  qui  est  celle  d'acquérir  ou  de 
ne  point  perdre  ;  curieuses  et  avides  du  denier  dix, 
uniquement  occupées  de  leurs  débiteurs,  toujours 
inquiètes  sur  le  rabais  ou  sur  le  décri  des  mon- 
naies, enfoncées  et  comme  abimées  dans  les  con- 
trats, les  titres  et  les  parchemins.  De  telles  gens  ne 
sont  ni  parents,  ni  amis,  ni  citoyens,  ni  chrétiens,  ni 
peut-être  des  hommes  :  ils  ont  de  l'argent. 

Commençons  par  excepter  ces  âmes  nobles  et 
courageuses,  s'il  en  reste  encore  sur  la  terre,  secou- 
rables,  ingénieuses  à  faire  du  bien,  que  nuls  besoins, 
nulle  disproportion,  nuls  artifices,  ne  peuvent  sépa- 
rer de  ceux  qu'ils  se  sont  une  fois  choisis  pour  amis; 
et,  après  cette  précaution,  disons  hardiment  une 
chose  triste  et  douloureuse  à  imaginer  :  il  n'y  a 
personne  au  monde  si  bien  lié  avec  nous  de  société 
et  de.  bienveillance,  qui  nous  aime,  qui  nous  goûte. 


LES   CARACTERES   DE   LA   BRUYERE. 


qui  nous  fait  mille  offres  de  services,  et  qui  nous 
sert  quelquefois,  qui  n'ait  en  soi,  par  l'attachement 
à  son  intérêt,  des  dispositions  très  proches  à  rompre 
avec  nous,  et  à  devenir  notre  ennemi. 

Pendant  qu'Oronte  augmente  avec  ses  années 
son  fonds  et  ses  revenus,  une  fille  naît  dans  quel- 
que famille,  s'élève,  croit,  s'embellit  et  entre  dans  sa 
seizième  année  ;  il  se  fait  prier  à  cinquante  ans  pour 
l'épouser,  jeune,  belle,  spirituelle  :  cet  homme  sans 
naissance,  sans  esprit,  et  sans  le  moindre  mérite, 
est  préféré  à  tous  ses  rivaux. 

Le  mariage,  qui  devrait  être  à  l'homme  une 
source  de  tous  les  biens,  lui  est  souvent,  par  la 
disposition  de  sa  fortune,  un  lourd  fardeau  sous 
lequel  il  succombe  :  c'est  alors  qu'une  femme  et 
des  enfants  sont  une  violente  tentation  à  la  fraude, 
au  mensonge  et  aux  gains  illicites.  Il  se  trouve 
entre  la  friponnerie  et  l'indigence  ;  étrange  situation  ! 
Épouser  une  veuve,  en  bon  français,  signifie  faire 
sa  fortime  ;  il  n'opère  pas  toujours  ce  qu'il  signifie. 

Celui  qui  n'a  de  partage  avec  ses  frères  que  pour 
vivre  à  l'aise  bon  praticien,  veut  être  officier  ;  le 
simple  officier  se  fait  magistrat  ;  et  le  magistrat 
veut  présider  :  et  ainsi  de  toutes  les  conditions,  où 
les  hommes  languissent  serrés  et  indigents,  après 
avoir  tenté  au  delà  de  leur  fortune,  et  forcé,  pour 
ainsi  dire,  leur  destinée,  incapables  tout  à  la  fois 
de  ne  pas  vouloir  être  riches  et  de  demeurer  riches. 

Dine  bien,  Cléarque,  soupe  le  soir,  mets  du  bois 
au  feu,  achète  un  manteau,  tapisse  ta  chambre  : 
tu  n'aimes  point  ton  héritier,  tu  ne  le  connais  point, 
tu  n'en  as  point. 


LES   CARACTERES   DE   LA    BRUYERE. 


Jeune,  on  conserve  pour  sa  vieillesse  :  vieux  on 
épargne  pour  la  mort.  L'héritier  prodigue  paye  de 
superbes  funérailles,  et  dévore  le  reste. 

L'avare  dépense  plus  mort  en  un  seul  jour,  qu'il  n 
faisait  vivant  en  dix  années  ;  et  son  héritier  plus  en 
dix  mois,  qu'il  n'a  su  faire  lui-même  en  toute  sa  vie. 

Ce  que  l'on  prodigue,  on  l'ôte  à  son  héritier  :  ce 
que  l'on  épargne  sordidement,    on   se  l'ôte   à  soi 
même.  Le  milieu    est  justice   pour  soi  et  pour  les 
autres. 

Les  enfants  peut-être  seraient  plus  chers  à  leurs 
pères,  et  réciproquement  les  pères  à  leurs  enfants, 
sans  le  titre  d'héritiers. 

Triste  condition  de  l'homme,  et  qui  dégoûte  de 
la  vie  :  il  faut  suer,  veiller,  fléchir,  dépendre,  pour 
avoir  un  peu  de  fortune,  ou  la  devoir  à  l'agonie  de 
nos  proches  :  celui  qui  s'empêche  de  souhaiter  que 
son  père  y  passe  bientôt  est  un  homme  de  bien. 

Le  caractère  de  celui  qui  veut  hériter  de  quelqu'un 
rentre  dans  celui  du  complaisant  :  nous  ne  sommes 
point  mieux  flattés,  mieux  obéis,  plus  suivis,  plus 
entourés,  plus  cultivés,  plus  ménagés,  plus  caressés 
de  personne  pendant  notre  vie,  que  de  celui  qui  croit 
gagner  à  notre  mort,  et  qui  désire  qu'elle  arrive. 

Tous  les  hommes,  par  les  postes  difiereuts,  par 
les  titres  et  par  les  successions,  se  regardent  comme 
héritiers  les  uns  des  autres,  et  cultivent  par  cet 
intérêt  pendant  tout  le  cours  de  leur  vie  un  désir 
secret  et  enveloppé  de  la  mort  d'autrui  :  le  plus 
heureux  dans  chaque  condition  est  celui  qui  a  le  plus 
de  choses  à  perdre  par  sa  mort  et  à  laisser  à  son 
successeur. 


134  lES   CARACTKRES   DE   LA    BRUYliRE. 

L'on  dit  du  jeu  qu'il  égale  les  conditions  ;  mràs 
elles  se  trouvent  quelquefois  si  étrangement  dispro- 
portionnées, et  il  y  a  entre  telle  et  telle  condition 
un  abime  d'intervalle  si  immense  et  si  profond,  que 
les  yeux  souffrent  de  voir  de  telles  extrémités  se 
rapprocher  :  c'est  comme  une  musique  qui  dcîDnne, 
ce  sont  comme  des  couleurs  mal  assorties,  comme 
des  paroles  qui  jurent  et  qui  offensent  l'oreille,  comme 
de  ces  bruits  ou  de  ces  sons  qui  font  frémir  :  c'est, 
en  un  mol,  un  ren^er3ement  de  toutes  les  bien- 
séances. Si  l'on  m'oppose  que  c'est  la  pratique  de 
tout  l'Occident,  je  réponds  que  c'est  peut-être  aussi 
l'une  de-  ces  choses  qui  nous  rendent  barbares  à 
l'autre  partie  du  monde,  et  que  les  Orientaux  qui 
viennent  jusqu'à  nous  remportent  sur  leurs  tablettes. 
Je  ne  doute  pas  même  que  cet  excès  de  familiarité 
ne  les  rebute  davantage  que  nous  ne  sommes  blessés 
de  leur  zombaye  (i)  et  de  leurs  autres  proster- 
nations. 

Une  tenue  d'États,  ouïes  chambres  assemblées  pour 
une  affaire  très  capitale,  n'offrent  aux  yeux  rien  de  si 
grave  et  de  si  sérieux,  qu'une  table  de  gens  qui  jouentun 
grand  jeu  ;  une  triste  sévérité  règne  sur  leurs  visages. 
Implacables  l'un  pour  l'autre  et  irréconciliables  enne- 
mis pendant  que  la  séance  dure,  ils  ne  reconnaissent 
plus  ni  liaisons,  ni  aUiance,  ni  naissance,  ni  distinc- 
tions. Le  hasard  seul,  aveugle  et  farouche  divinité, 
préside  au  cercle  et  y  décide  souverainement  ;  ils 
l'honorent  tous  par  un  silence  profond  et  par  une 
attention  dont  ils  sont    partout   ailleurs   fort   inca- 

(i)  Voyez  les  relations  du  royaume  de  Siam.  (A.) 


LES  CARACTÈRES  DE  LA  BRUYERE. 


Dables.  Toutes  les  passions,  comme  suspendues, 
:èdent  à  une  seule  ;  le  courtisan  alors  n'est  ni  doux, 
li  flatteur,  ni  complaisant,  ni  mtme  dévot. 

L'on  ne  reconnaît  plus  en  ceux  que  le  jeu  et  le 
^ain  ont  illustrés  la  moindre  trace  de  leur  première 
condition.  Ils  perdent  de  vue  leurs  égaux  et  attei- 
gnent les  plus  grands  seigneurs.  Il  est  vrai  que  la 
"ortune  du  dé  ou  du  lansquenet  les  remet  souvent 
bù  elle  les  a  pris. 

t  Je  ne  m'étonne  pas  qu'il  y  ait  des  brelans  pur- 
')lics,  comme  autant  de  pièges  tendus  à  l'avarice  des 
lomnies,  comme  des  gouffres  où  l'argent  des  par- 
iculiers  tombe  et  se  précipite  sans  retour,  comme 
l'affreux  écueils  où  les  joueurs  viennent  se  briser 
:t  se  perdre  ;  qu'il  parte  de  ces  lieux  des  émissaires 
lour  savoir  à  heure  marquée  qui  a  descendu  à  terre 
vec  un  argent  frais  d'une  nouvelle  prise,  qui  a 
;agné  un  procès  d'où  on  lui  a  compté  une  grosse 
omme,  qui  a  reçu  un  don,  qui  a  fait  au  jeu  un 
ain  considérable,  quel  fils  de  famille  vient  de  re- 
ueillir  une  riche  succession,  ou  quel  commis  im- 
rudent  veut  hasarder  sur  une  carte  les  deniers  de 
a  caisse.  C'est  un  sale  et  indigne  métier,  il  est  vrai, 
^ue  de  tromper  ;  mais  c'est  un  métier  qui  est  an- 
ien,  connu,  pratiqué  de  tout  temps  par  ce  genre 
'hommes  que  j'appelle  des  brelandiers.  L'enseigne 
st  à  leur  porte,  on  y  lirait  presque  :  «  Ici  l'on 
rompe  de  bonne  foi  ;  »  car  se  voudraient-ils  donner 
)Our  irréprochables  ?  Qui  ne  sait  pas  qu'entrer  et 
)erdre  dans  ces  maisons  est  une  même  chose  ?  Qu'ils 
rouvent  donc  sous  leur  main  autant  de  dupes  qu'il 
n  faut  pour  leur  subsistance,  c'est  ce  qui  me  passe. 


156  LES   CARACTÈRES    DE   LA   BRUYÈRE. 

Mille  gens  se  ruinent  au  jeu,  et  vous  disent  froide- 
ment qu'ils  ne  sauraient  se  passer  de  jouer.  Quelle  ex- 
cuse ?  Y  a-t-il  une  passion,  quelque  violente  ou  hon- 
teuse qu'elle  soit,  qui  ne  pût  tenir  ce  langage?  serait-on 
reçu  à  dire  qu'on  ne  peut  se  passer  de  voler,  d'assassi- 
ner, de  se  précipiter?  Un  jeu  effroyable,  continuel,  sans 
retenue,  sans  bornes,  où  l'on  n'a  en  vue  que  la  ruine 
totale  de  son  adversaire,  où  l'on  est  transporté  du 
désir  du  gain,  désespéré  sur  la  perte,  consumé  par 
l'avarice,  où  l'on  expose  sur  une  carte  ou  à  la  fortune 
du  dé,  la  sienne  propre,  celle  de  sa  femme  et  de  ses 
enfants,  est-ce  une  chose  qui  soit  permise  ou  dont 
l'on  doive  se  passer  ?  Ne  faut-il  pas  quelquefois  se 
faire  une  plus  grande  violence,  lorsque,  poussé  par 
le  jeu  jusqu'à  une  déroute  universelle,  il  faut  même 
que  l'on  se  passe  d'habits  et  de  nourriture,  et  de 
les  fournir  à  sa  famille  ? 

Je  ne  permets  à  personne  d'être  fripon,  mais  je 
permets  à  un  fripon  de  jouer  grand  jeu  ;  je  le  défends 
à  un  honnête  homme.  C'est  une  trop  grande  puérilité 
que  de  s'exposer  à  une  grande  perte. 

Il  n'y  a  qu'une  affliction  qui  dure,  qui  est  celle 
qui  vient  de  la  perte  des  biens  ;  le  temps,  qui  adou^ 
cit  toutes  les  autres,  aigrit  celle-ci.  Nous  sentons  à 
tous  moments,  pendant  le  cours  de  notre  vie,  où  le 
bien  que  nous  avons  perdu  nous  manque. 

Il  fait  bon  avec  celui  qui  ne  se  sert  pas  de  son  bien 
à  marier  ses  filles,  à  payer  ses  dettes  ou  à  faire  des 
contrats,  pourvu  que  l'on  ne  soit  ni  ses  enfants  ni  sa 
femme. 

Ni  les  troubles,  Zénobie,  qui  agitent  votre  empire, 
ni  la  guerre  que  vous  soutenez  virilement  contre  une 


LES   CARACTÈRES   DE   LA   BRUYElVii!. 


nation  puissante,  depuis  la  mort  du  roi  votre  époux, 
ne  diminuent  rien  de  votre  magnificence  ;  vous  avez 
préféré  à  toute  autre  contrée  les  rives  de  l'Euphrate, 
pour  y  élever  un  superbe  édifice.  L'air  y  est  sain  et 
tempéré,  la  situation  en  est  riante  ;  un  bois  sacré 
l'ombrage  du  côté  du  couchant  ;  les  dieux  de  Syrie, 
qui  habitent  quelquefois  la  terre,  n'y  auraient  pu 
choisir  une  plus  belle  demeure.  La  campagne  autour 
est  couverte  d'hommes  qui  taillent  et  qui  coupent, 
qui  vont  et  qui  viennent,  qui  roulent  ou  qui  charrient 
le  bois  du  Liban,  l'airain  et  le  porphyre  :  les  grues 
et  les  machines  gémissent  dans  l'air,  et  font  espérer 
à  ceux  qui  voyagent  vers  l'Arabie  de  revoir  à  leur 
retour  en  leurs  foyers  ce  palais  achevé,  et  dans  cette 
splendeur  où  vous  désirez  de  le  porter,  avant  de  l'ha- 
biter vous  et  les  princes  vos  enfants.  N'y  épargnez 
rien,  grande  reine  :  employez-y  l'or  et  tout  l'art  des 
plus  excellents  ouvriers  ;  que  les  Phidias  et  les  Zeuxis 
de  votre  siècle  déploient  toute  leur  science  sur  vos 
plafonds  et  sur  vos  lambris  :  tracez-y  de  vastes  et  de 
délicieux  jardins,  dont  l'enchantement  soit  tel  qu'ils 
ne  paraissent  pas  faits  de  la  main  des  hommes  :  épui- 
sez vos  trésors  et  votre  industrie  sur  cet  ouvrage 
incomparable  ;  et  après  que  vous  y  aurez  mis, 
Zénobie,  la  dernière  main,  quelqu'un  de  ces  pâtres 
qui  habitent  les  sables  voisins  de  Palmyre,  devenu 
riche  par  les  péages  de  vos  rivières,  achètera  un  jour 
à  deniers  comptants  cette  royale  maison  pour  l'em- 
bellir et  la  rendre  plus  digne  de  lui  et  de  sa  fortune. 

Ce  palais,    ces  meubles,  '  ces  jardins,    ces   belles 
eaux  vous  enchantent,  et   vous   font   récrier    d'une 
première  vue  sur  une  maison  si  délicieuse  et  sur  l'ex- 
T.  I.  8 


138  LES   CARACTÈRES   DE   LA    BRUYÈRE. 

trênie  bonheur  du  maître  qui  la  possède.  Il  n'est  plus, 
il  n'en  a  pas  joui  si  agréablement  ni  si  tranquille- 
ment que  vous  :  il  n'y  a  jamais  eu  un  jour  serein  ni 
une  nuit  tranquille  :  il  s'est  noyé  de  dettes  pour  la 
porter  à  ce  degré  de  beauté  où  elle  vous  ravit  ;  ses 
créanciers  l'en  ont  chassé  ;  il  a  tourné  la  tête,  et  il 
l'a  regardée  de  loin  une  dernière  fois  ;  et  il  est  mort 
de  saisissement. 

L'on  ne  saurait  s'empêcher  de  voir  dans  certaines 
familles  ce  qu'on  appelle  les  caprices  du  hasard  ou 
les  jeux  de  la  fortune  :  il  y  a  cent  ans  qu'on  ne  par- 
lait point  de  ces  familles,  qu'elles  n'étaient  point.  Le 
ciel  tout  d'un  coup  s'ouvre  en  leur  faveur  ;  les  biens, 
les  honneurs,  les  dignités,  fondent  sur  elles  à  plu- 
sieurs reprises,  elles  nagent  dans  la  prospérité. 
Eumolpe,  l'un  de  ces  hommes  qui  n'ont  point  de 
grands-pères,  a  eu  un  père  du  moins  qui  s'était  élevé 
si  haut,  que  tout  ce  qu'il  a  pu  souhaiter  pendant  le 
cours  d'une  longue  vie,  c'a  été  de  l'atteindre,  et  il  l'a 
atteint.  Etait-ce  dans  ces  deux  personnages  éminence 
d'esprit,  profonde  capacité?  était-ce  les  conjonctures? 
La  fortune  enfin  ne  leur  rit  plus,  elle  se  joue  ailleurs, 
et  traite  leur  postérité  comme  leurs  ancêtres. 

La  cause  la  plus  immédiate  de  la  ruine  et  de  la 
déroute  des  personnes  des  deux  conditions  de  la  robe 
et  de  l'épée,  est  que  l'état  seul,  et  non  le  bien,  règle 
la  dépense. 

Si  vous  n'avez  rien  oublié  pour  votre  fortune,  quel 
travail  !  Si  vous  avez  négligé  la  moindre  chose,  quel 
repentir  ! 

Giton  a  le  teint  frais,  le  visage  plein  et  les  joues 
pendantes,  l'œil  fixe  et    assuré,  les  épaules   larges, 


LES  CARACTERES  DE  LA  BRUYERE.      I39 

. _^___  > 

l'estomnc  haut,  la  démarche  ferme  et  déhbérée  ;  il 
parle  avec  confiance,  il  fait  répéter  celui  qui  l'entre- 
tient, et  fl  ne  goûte  que  médiocrement  tout  ce  qu'il 
lui  dit  ;  il  déploie  un  ample  mouchoir  et  se  mouche 
avec  grand  bruit;  il  crache  fort  loin  et  il  éternue  fort 
haut  ;  il  dort  le  jour,  il  dort  la  nuit,et  profondément; 
il  ronfle  en  compagnie.  Il  occupe  à  table  et  à  la  pro- 
menade plus  de  place  qu'un  autre  ;  il  tient  le  milieu 
en  se  promenant  avec  ses  égaux,  il  s'arrête  et  l'en 
s'arrête,  il  continue  de  marcher  et  l'on  marche,  tous 
se  règlent  sur  lui  ;  il  interrompt,  il  redresse  ceux  qui 
ont  la  parole  ;  on  ne  l'interrompt  pas,  on  l'écoute 
aussi  longtemps  qu'il  veut  parler,  on  est  de  son  avis, 
on  croit  les  nouvelles  qu'il  débite.  S'il  s'assied,  vous 
le  voj-ez  s'enfoncer  dans  un  fauteuil,  croiser  les 
jambes  l'une  sur  l'autre,  froncer  le  sourcil,  abaisser 
son  chapeau  sur  ses  yeux  pour  ne  voir  personne,  ou 
le  relever  ensuite  et  découvrir  son  front  par  fierté  et 
par  audace.  Il  est  enjoué,  grand  rieur,  impatient, 
présomptueux,  colère,  libertin,  politique,  mystérieux 
sur  les  affaires  du  temps  ;  il  se  croit  des  talents  et  de 
l'esprit.  Il  est  riche. 

Phédon  a  les  yeux  creux,  le  teint  échauffé,  le  corps 
sec  et  le  visage  maigre  :  il  dort  peu  et  d'un  sommeil 
fort  léger  ;  il  est  abstrait,  rêveur,  et  il  a  avec  de  l'es- 
prit l'air  d'un  stupide.Il  oublie  de  dire  ce  qu'il  sait  ou 
de  parler  d'événements  qui  lui  sont  connus  ;  et  s'il 
le  fait  quelquefois,  il  s'en  tire  mal  ;  il  croit  peser  à 
ceux  à  qui  il  parle,  il  conte  brièvement,  mais  froide- 
ment, il  ne  se  fait  pas  écouter,  il  ne  fait  point  rire  ; 
il  applaudit,  il  sourit  à  ce  que  les  autres  lui  disent,  il 
est  de  leur  avis,  il  court,  il  vole  pour  leur  rendre  de 


140  LES   CARACTliXES    DE   LA    BRUYÈRE. 

petits  services  :  il  est  complaisant, flatteur,  empreisé; 
il  est  mystérieux  sur  ses  affaires,  quelquefois  men- 
teur ;  il  est  superstitieux,  scrupuleux,  timide  :  il 
marche  doucement  et  légèrement,  il  semble  craindre 
de  fouler  la  terre  :  il  marche  les  yeux  baissés,  et  il 
n'ose  les  lever  sur  ceux  qui  passent.  Il  n'est  jamais  du 
nombre  de  ceux  qui  forment  un  cercle  pour  discourir, 
il  se  met  derrière  celui  qui  parle,  recueille  furtive- 
ment ce  qui  se  dit  et  il  se  retire  si  on  le  regarde.  Il 
n'occupe  point  de  lieu,  il  ne  tient  point  de  place,  il  va 
les  épaules  serrées,  le  chapeau  abaissé  sur  ses  yeux 
pour  n'être  point  vu,  il  se  replie  et  se  renferme  dans 
son  manteau.  Il  n'y  a  pas  de  rues  ni  de  galeries, 
si  embarrassées  et  si  remplies  de  monde,  où  il 
ne  trouve  moyen  de  passer  sans  effort  et  de  se 
couler  sans  être  aperçu.  Si  on  le  prie  de  s'asseoir,  il 
se  met  à  peine  sur  le  bord  d'un  siège,  il  parle  bas  dans 
la  conversation  et  il  articule  mal  ;  libre  néanmoins 
sur  les  affaires  publiques,  chagrin  contre  le  siècle, 
médiocrement  prévenu  des  ministres  et  du  minis- 
tère. Il  n'ouvre  la  bouche  que  pour  répondre  ;  il 
tousse,  il  se  mouche  sous  son  chapeau,  il  crache 
presque  sur  soi,  et  il  attend  qu'il  soit  seul  pour  éter- 
nuer,  ou  si  cela  lui  arrive,  c'est  à  l'insu  de  la  com- 
pagnie, il  n'en  coûte  à  personne  ni  salut  ni  compli- 
ment. Il  est  pauvre. 


LES   CARACTÈRES   DE  LA   BRUYÈRE.  I4I 


VII 


DE  LA.  VILLE. 

T  'on  se  donne  à  Paris,  sans  se  parler,  comme  un 
-'—'rendez-vous  public,  mais  fort  exact,  tous  les 
soirs,  au  Cours  (i)  ou  aux  Tuileries,  pour  se  regar- 
der au  visage  et  se  désapprouver  les  uns  les  autres. 
L'on  ne  peut  se  passer  de  ce  même  monde  que  l'on 
n'aime  point  et  dont  on  se  moque.  L'on  s'attend  au 
passage  réciproquement  dans  une  promenade  pu- 
blique, l'on  y  passe  en  revue  l'un  devant  l'autre  : 
carrosse,  chevaux,  livrées,  armoiries,  rien  n'échappe 
aux  yeux,  tout  est  curieusement  ou  malignement 
observé  ;  et,  selon  le  plus  ou  le  moins  de  l'équipage, 
ou  l'on  respecte  les  personnes,  ou  on  les  dédaigne. 
Dans  ces  deux  lieux  d'un  concours  général,  où  les 
femmes  se  rassemblent  pour  montrer  une  belle  étoffe 
et  pour  recueillir  le  fruit  de  leur  toilette,  on  ne  se 
promène  pas  avec  une  compagne  par  la  nécessité  de 
la  conversation  ;  on  se  joint  ensemble  pour  se  rassu- 
rer sur  le  théâtre,  s'apprivoiser  avec  le  public  et  se 
raffermir  contre  la  critique.  C'est  là  précisément 
qu'on  se  parle  sans  se  rien  dire,  ou  plutôt  qu'on  parle 
pour  les  passants,  pour  ceux  mêmes  en  faveur  de  qui 
l'on  hausse  sa  voix  ;  l'on  gesticule  et  l'on  badine, 


(l)  Le  cours  la  Reine,  à  peu  près  parallèle  aux  Champs 
Elysées,  au  bord  de  la  Seine. 


142  LES   CARACTÈRES   DE    LA   BRUYÈRE. 

l'on  penche  négligemment  la  tête,  l'on  passe  et  l'on 
repasse. 

La  ville  est  partagée  en  diverses  sociétés,  qui  sont 
comme  autant  de  petites  républiques  qui  ont  leurs 
lois,  leurs  usages,  leur  jargon  et  leurs  mots  pour  rire; 
tant  que  cet  assemblage  est  dans  sa  force  et  que 
l'entêtement  subsiste,  l'on  ne  trouve  rien  de  bien 
dit  ou  de  bien  fait  que  ce  qui  part  des  siens,  et 
l'on  est  incapable  de  goûter  ce  qui  vient  d'ailleurs, 
cela  va  jusqu'au  mépris  pour  les  gens  qui  ne  sont  pas 
initiés  dans  leurs  mystères.  L'homme  du  monde 
d'un  meilleur  esprit,  que  le  hasard  a  porté  au  mi- 
lieu d'eux,  leur  est  étranger.  Il  se  trouve  là  comme 
dans  un  pays  lointain,  dont  il  ne  connaît  ni  les 
routes,  ni  la  langue,  ni  les  moeurs,  ni  la  coutume  ; 
il  voit  un  peuple  qui  cause,  bourdonne,  parle  à 
l'oreille,  éclate  de  rire  et  qui  retombe  ensuite  dans 
un  morne  silence  ;  il  y  perd  son  maintien,  ne  trouve 
pas  où  placer  un  seul  mot  et  n'a  pas  même  de  quoi 
écouter.  Il  ne  manque  jamais  là  un  mauvais  plaisant 
qui  domine  et  qui  est  comme  le  héros  de  la  société; 
celui-ci  s'est  chargé  de  la  joie  des  autres  et  fait  tou- 
jours rire  avant  que  d'avoir  parlé.  Si  quelquefois  une 
femme  survient  qui  n'est  point  de  leurs  plaisirs,  la 
bande  joyeuse  ne  peut  comprendre  qu'elle  ne  sache 
point  rire  des  choses  qu'elle  n'entend  point  et  pa- 
raisse insensible  à  des  fadaises  qu'ils  n'entendent 
eux-mêmes  que  parce  qu'ils  les  ont  faites  ;  ils  ne  lui 
pardonnent  ni  son  ton  de  voix,  ni  son  silence,  ni  sa 
taille",  ni  son  visage,  ni  son  habillement,  ni  son 
entrée,  ni  la  manière  dont  elle  est  sortie.  Deux  an- 
nées cependant  ne  passent  point  sur  une  même  cote- 


LES  CARACTÈRES  DE  LA  BRUYERE.      145 

rie.  Il  y  a  toujours  dès  la  première  année  des  semences 
de  division  pour  rompre  dans  celle  qui  doit  suivre. 
L'intérêt  de  la  beauté,  les  incidents  du  jeu,  l'extrava- 
gance des  repas  qui,  modestes  au  commencement, 
dégénèrent  bientôt  en  pyramides  de  viandes  et  en 
banquets  somptueux,  dérangent  la  république,  et  lui 
portent  enfin  le  coup  mortel  :  il  n'est  en  fort  peu  de 
temps  non  plus  parlé  decette  nation  que  des  mouches 
de  l'année  passée. 

Il  y  a  dans  la  ville  la  grande  et  la  petite  robe  ;  et 
la  première  se  venge  sur  l'autre  des  dédains  de  la 
cour  et  des  petites  humiliations  qu'elle  y  essuie. 
De  savoir  quelles  sont  leurs  limites,  où  la  grande 
finit  et  où  la  petite  commence,  ce  n'est  pas  une  chose 
facile.  Il  se  trouve  même  un  corps  considérable  qui 
refuse  d'être  du  second  ordre  et  à  qui  l'on  conteste  le 
premier  (i)  :  Il  ne  se  rend  pas  néanmoins,  il  cherche 
au  contraire,  par  la  gravité  et  par  la  dépense,  à  s'éga- 
ler à  la  magistrature.  On  ne  lui  cède  qu'avec  peine  : 
on  l'entend  dire  que  la  noblesse  de  son  emploi,  l'in- 
dépendance de  sa  profession,  le  talent  de  la  parole  et 
le  mérite  personnel  balancent  au  moins  les  sacs  de 
mille  francs  que  le  fils  du  partisan  ou  du  banquier  a 
su  payer  pour  son  office. 

Vous  moquez-vous  de  rêver  en  carrosse,  ou  peut- 
être  de  vous  y  reposer  ?  Vite,  prenez  votre  livre  ou 
vos  papiers,  lisez,  ne  saluez  qu'à  peine  ces  gens  qui 
passent  dans  leur  équipage  ;  ils  vous  en  croiront  plus 
Dccupé,  ils  diront  :  «  Cet  homme  est  laborieux,  infa- 
tigable, il   travaille   jusque  dans  les  rues,  ou  sur  la 

(l)  Les  avocats. 


144      ÎES  CARACTÈRES  DÉ  LA  BRUYÈRE. 

route  ;  »  apprenez  du  moindre  avocat  qu'il  faut  pa- 
raître accablé  d'alTaires,  froncer  le  sourcil  et  rêver  à 
rien  très  profondément;  savoir  à  propos  perdre  le 
boire  et  le  manger;  ne  faire  qu'apparaître  dans  sa 
maison,  s'évanouir  et  se  perdre  comme  un  fantôme 
dans  le  sombre  de  son  cabinet,  se  cacher  au  public, 
éviter  le  théâtre,  le  laisser  à  ceux  qui  ne  courent 
aucun  risque  à  s'y  montrer,  qui  en  ont  à  peine  le 
loisir,  aux  Gomons,  aux  Duhamels  (i). 

Il  y  a  un  certain  nombre  de  jeunes  magistrats  que 
les  grands  biens  et  les  plaisirs  ont  associés  à  quel- 
ques-uns de  ceux  qu'on  nomme  à  la  cour  de  petits 
maîtres  ;  ils  les  imitent,  ils  se  tiennent  fort  au-dessus 
de  la  gravité  de  la  robe,  et  se  croient  dispensés  par 
leur  âge  et  par  leur  fortune  d'être  sages  et  modérés. 
Ils  prennent  de  la  cour  ce  qu'elle  a  de  pire,  ils  s'ap- 
proprient la  vanité,  la  mollesse,  l'intempérance,  le 
libertinage,  comme  si  tous  ces  vices  leur  étaient 
dus  ;  et  affectent  ainsi  un  caractère  éloigné  de  ceux 
qu'ils  ont  à  soutenir  ;  ils  deviennent  enfin,  selon 
leurs  souhaits,  des  copies  fidèles  de  très  méchants 
originaux. 

Un  homme  de  robe  à  la  ville,  et  le  même  à  la 
cour,  ce  sont  deux  hommes.  Revenu  chez  soi,  il 
reprend  ses  mœurs,  sa  taille  et  son  visage  qu'il  y 
avait  laissés  ;  il  n'est  plus  ni  si  embarrassé,  ni  si  hon- 
nête. 

Les  Crispins  se  cotisent  et  rassemblent  dans  leur 
famille  jusqu'à  six  chevaux  pour  allonger  un  équi- 
page qui,   avec  un  essaim   de   gens  de  livrée  où  ils 

(i)  Célèbres  r.vocats  du  xviic  sièc'.e.  (E.) 


LES  CARACTERES  DE  LA  BRUYERE.      14) 

■ont  fourni  chacun  leur  part,  les  fait  triomplier  au 
Cours  ou  à  Vincennes,  et  aller  de  pair  avec  les  nou- 
velles mariées,  avec  Jason  qui  se  ruine,  et  avec 
Thrason  qui  veut  se  marier,  et   qui  a  consigné  (i). 

J'entends  dire  des  Sannions,  même  nom,  mêmes 
armes,  la  branche  aînée,  la  branche  cadette,  les 
cadets  de  la  seconde  branche,  ceux-là  portent  les 
armes  pleines,  ceux-ci  brisent  d'un  lambel  et  les 
autres  d'une  bordure  dentelée.  Ils  ont  avec  les  Bour- 
bons sur  une  même  couleur,  un  même  métal  ;  ils 
portent  comme  eux  deux  et  une  :  ce  jie  sont  pas  des 
fleurs  de  lis,  mais  ils  s'en  consolent  ;  peut-être  dans 
leur  cœur  trouvent-ils  leurs  pièces  aussi  honorables, 
et  ils  les  ont  communes  avec  de  grands  seigneurs 
qui  en  sont  contents.  On  les  voit  sur  les  litres  et  sur 
les  vitrages,  sur  la  porte  de  leur  château,  sur  le  pi- 
lier de  leur  haute-justice,  où  ils  viennent  de  faire 
pendre  un  homme  qui  méritait  le  bannissement  ;  elles 
s'offrent  aux  yeux  de  toutes  parts  ;  elles  sont  sur  les 
meubles  et  sur  les  serrures,  elles  sont  semées  sur  les 
carrosses  ;  leurs  livrées  ne  déshonorent  point  leurs 
armoiries.  Je  dirais  volontiers  aux  Sannions  :  votre 
folie  est  prématurée,  attendez  du  moins  que  le  siècle 
s'achève  sur  votre  race;  ceux  qui  ont  vu  votre  grand- 
père,  qui  lui  ont  parlé,  sont  vieux,  et  ne  sauraient 
plus  vivre  longtemps  ;  qui  pourra  dire  comme  eux  : 
Là  il  étalait  et  vendait  très  cher  ? 

Les  Sannions  et  les  Crispins  veulent  encore  davan- 
tage que  l'on   dise  d'eux  qu'ils  font   une    grande 

(l)  Déposé  son  argent  au  trésor  pub'.ic  pour  une  grande 
charge  (A.) 


146      LES  CARACTÈRES  DE  LA.  BRUYÈRE. 

dépense,  qu'ils  n'aiment  à  la  faire  ;  ils  font  un  rccif 
long  et  ennuyeux  d'une  fête  ou  d'un  repas  qu'ils  ont 
donné  ;  ils  disent  l'argent  qu'ils  ont  perdu  au  jeu  et 
plaignent  fort  haut  celui  qu'ils  n'ont  pas  songé  à 
perdre.  Ils  parlent  jargon  e:  mystère  sur  de  certaines 
femmes  ;  ils  ont  réciproquement  cent  choses  plai- 
santes à  se  conter  ;  ils  ont  fait  depuis  peu  des  décou- 
vertes ;  ils  se  passent  les  uns  aux  autres  qu'ils  sont 
gens  à  belles  aventures.  L'un  d'eux,  qui  s'est  couché 
tard  à  la  campagne,  et  qui  voudrait  dormir,  se  lève 
matin,  chausse,  des  guêtres,  endosse  un  habit  de 
toile,  passe  un  cordon  où  pend  le  fourniment,  renoue 
ses  cheveux,  prend  un  fusil  ;  le  voilà  chasseur,  s'il 
tirait  bien.  Il  revient  de  nuit  mouillé  et  recru  sans 
avoir  tué  ;  il  retourne  à  la  chasse  le  lendemain,  et  il 
passe  tout  le  jour  à  manquer  des  grives  ou  des  per- 
drix. 

Un  autre,  avec  quelques  mauvais  chiens,  aurait 
envie  de  dire  ma  meute  ;  il  sait  un  rendez-vous  de 
chasse,  il  s'y  trouve  ;  il  est  au  laisser  courre  ;  il  entre 
dans  le  fort,  se  mêle  avec  les  piqueurs  ;  il  a  un  cor. 
Il  ne  dit  pas  comme  Ménalippe  :  «  ai-je  du  plaisir  ?  » 
il  croit  en  avoir  ;  il  oubhe  lois  et  procédure  ;  c'est 
un  Hippolyte.  Ménandre  qui  le  vit  hier  sur  un  procès 
qui  est  en  ses  mains,  ne  reconnaîtrait  pas  aujourd'hui 
son  rapporteur.  Le  voyez-vous  le  lendemain  à  sa 
chambre,  où  l'on  va  juger  une  cause  grave  et  capi- 
tale ;  il  se  fait  entourer  de  ses  confrères  ;  il  leur  ra- 
conte comme  il  n'a  point  perdu  le  cerf  de  meute, 
comme  il  s'est  étouffé  de  crier  après  les  chiens  qui 
étaient  en  défaut  ou  après  ceux  des  chasseurs  qui 
prenaient  le  change,  qu'il  a  vu  donner  les  six  chiens. 


LES  CARACTÈRES  DE  LA  BRUYÈRE.      IIJ 

L'heure  presse,  il  achève  de  leur  parler  des  abois  et 
de  la  curée,  et  il  court  s'asseoir  avec  les  autres  pour 
juger.     . 

Quel  est  l'égarement  de  certains  particuliers  qui, 
riches  du  négoce  de  leurs  pères,  dont  ils  viennent  de 
recueillir  la  succession,  se  moulent  sur  les  princes 
pour  leur  garde-robe  et  pour  leur  équipage,  excitent, 
par  une  dépense  excessive  et  par  un  faste  ridicule, 
les  traits  et  la  raillerie  de  toute  une  ville  qu'ils 
croient  éblouir,  et  se  ruinent  ainsi  à  se  faire  moquer 
de  soi. 

Quelques-uns  n'ont  pas  même  le  triste  avantage 
de  répandre  leurs  folies  plus  loin  que  le  quartier  où 
ils  habitent  :  c'est  le  seul  théâtre  de  leur  vanité. 
L'on  ne  sait  point  dans  l'ile  (i)  qu'André  brille  au 
Alarais,  et  qu'il  y  dissipe  son  patrimoine.  Du  moins, 
s'il  était  connu  dans  toute  la  ville  et  dans  ses  fau- 
bourgs, il  serait  difficile  qu'entre  un  si  grand  nombre 
de  citoyens  qui  ne  savent  pas  tous  juger  sainement 
de  toutes  choses,  il  ne  s'en  trouvât  quelqu'un  qui  dirait 
de  lui  :  «  Il  est  magnifique,  »  et  qui  tiendrait  compte 
des  régals  qu'il  fai:  à  Xante  et  à  Ariston,  et  des 
fêtes  qu'il  donne  à  Elamire  ;  mais  il  se  ruine  obscu- 
ément.  Ce  n'est  qu'en  faveur  de  deux  ou  trois  per- 
sonnes qui  ne  l'estiment  point  qu'il  court  à  l'indi- 
gence, et,  qu'aujourd'hui  en  carrosse,  il  n'aura  pas, 
ians  six  mois,  le  moyen  d'aller  à  pied. 

Narcisse  se  lève  le  matin  pour  se  coucher  le  soir  ; 
il  a  ses  heures  de  toilette  comme  une  femme  ;  il  va 
tous  les  jours  fort  régulièrement  à  la    belle  messe 

(I)  L'Ile  Saint-Louis.  (Ed.) 


148  lES   CARACIÈRES   DE   LA   BRUYÈRE. 

aux  Feuillants  ou  raix  Minimes.  Il  est  homme  d'ui> 
bon  commerce,  et  l'on  compte  sur  lui  au  quartier 
de***  pour  un  tiers  ou  pour  un  cinquitme  à  l'hombre 
ou  au  reversis.  Là,  il  tient  le  fauteuil  quatre  heures 
de  suite  chez  Aricie,  où  il  risque  chaque  soir  cinq 
pistoles  d'or.  Il  lit  exactement  la  Gaiette  de  Hollande 
et  le  Mercure  galant.  Il  a  lu  Bergerac  (i).  Des  Ma- 
rets  (2),  Lesclache  (3),  les  historiettes  de  Barbin  et 
quelques  recueils  de  poésies.  Il  se  promène  avec  des 
femmes  à  la  Plaine  (4)  ou  au  Cours,  et  il  est  d'une 
ponctuahté  religieuse  sur  les  visites.  Il  fera  demain  ce 
qu'il  fait  aujourd'hui  et  ce  qu'il  fit  hier,  et  il  meurt 
ainsi  après  avoir  vécu. 

Voilà  un  homme,  dites-vous,  que  j'ai  vu  quelque 
part  ;  de  savoir  où,  il  est  difficile,  mais  son  visage 
m'est  familier.  Ill'est  à  bien  d'autres,  et  je  vais,  s'il 
se  peut,  aider  votre  mémoire.  Est-ce  au  boulevard 
sur  un  strapontin,  ou  aux  Tuileries,  dans  la  grande 
allée,  ou  dans  le  balcon  à  la  comédie?  Est-ce  au  ser- 
mon, au  bal,  à  Rambouillet (5)?  Où  pcurriez-vous  ne 
l'avoir  point  vu  ?  où  il  n'est  point?  S'il  y  a  dans  la  place 
de  Grève  une  fameuse  exécution  ou  un  feu  de  joie,  il 
parait  à  une  fenêtre  de  l'Hôtel  de  Ville  ;  si  l'on  attend 
une  magnifique  entrée,  il  a  sa  place  sur  un  échafaud  ; 
s'il  se  fait  un  carrousel,  le  voilà  entré  et  placé  sur 
l'amphithéâtre  ;  si  le  roi  reçoit  des  ambassadeurs,  il 
voit  leur  marche,  il  assiste  à  leur  audience  ;  il  est  en 

(i)  Cyrano.  (A.) 

(2)  Saint-Sorlin.  (A.) 

(3)  Grammairien  peu  connu.  (Ed.) 
(4j  La  p'aine  des  Sablons.  (Ed.) 

(5)  Jardin  situé  au  faubourg  Saint-Antoine, 


LES  CARACTÈRES  DE  LA  BRUYÈRE.      I49 

haie  quand  ils  reviennent  de  leur  audience.  Sa  pré- 
sence est  aussi  essentielle  aux  serments  des  ligues 
suisses  que  celle  du  chancelier  et  des  ligues  mêmes. 
C'est  son  visage  que  l'on  voit  au.x  almanachs  repré- 
senter le  peuple  ou  l'assistance.  Il  y  a  une  chasse 
publique,  une  Saint-Hubert,  le  voilà  à  cheval  ;  on 
parle  d'un  camp  et  d'une  revue,  il  est  à  Houilles,  il 
est  à  Achères.  Il  aime  les  troupes,  la  milice,  la 
guerre,  il  la  voit  de  près  et  jusques  au  fort  de  Ber- 
nardi  (i).  Chamlay  (2)  sait  les  marches,  Jacquier  (sj 
les  vivres.  Du  Metz  (4)  l'artillerie.  Celui-ci  voit,  il  a 
vieilli  sous  le  harnais  en  voyant,  il  est  spectateur  de 
profession  ;  il  ne  fait  rien  de  ce  qu'un  homme  doit 
faire  ;  il  ne  sait  rien  de  ce  qu'il  doit  savoir  ;  mais  il  a 
vu,  dit-il,  tout  ce  qu'on  peut  voir  ;  il  n'aura  point 
regret  de  mourir  :  quelle  perte  alors  pour  toute  la 
ville  !  Qui  dira  après  lui  :  le  Cours  est  fermé,  on  ne 
s'y  promène  point  ;  le  bourbier  de  Vincennes  est  des- 
séché et  relevé,  on  n'y  versera  plus.  Qui  annoncera 
un  cou(îert,  un  beau  salut,  un  prestige  de  la  foire  ? 
qui  vous  avertira  que  Beaumavielle  (5)  mourut  hier, 
que  Rochois  (6)  est  enrhumée  et  ne  chantera  de  huit 
jours?  qui  connaitra  comme  lui  un  bourgeois  à  ses 

(i)  Directeur  d'un  de  ces  établissements  nommés  Aca- 
démies où  la  jeune  noblesse  s'exerçait  à  l'état  militaire 
(Ed.) 

(2)  Chamlay,  maréchal  de  logis  des  armées  du  roi. 

(3)  Jacquier,  secrétaire  du  roi,  était  préposé  aux  vivres. 
(Ed.) 

(4)  Du  Metz,  lieutenant-général  d'artillerie,  tué  le  ler 
juillet  1690  à  la  bataille  de  Fleunis.  (Ed.) 

(5)  Basse-taille  de  l'Opéra.  Œd.) 

(6)  Marthe  La  Rochois,  célèbre  cantatrice.  (Ed.) 

T.    I.  9 


1^0   '   lES  CARACTÈRES  DE  LA  BRUYÈRE. 

armes  et  à  ses  livrées?  qui  dira  :  Scapin  porte  des 
fleurs  de  lis,  et  qui  en  sera  plus  édifié?  qui  prononcera 
avec  plus  de  vanité  et  d'emphase  le  nom  d'une  simple 
bourgeoise?  qui  sera  mieux  fourni  de  vaudevilles(i)? 
qui  prêtera  aux  femmes  les  Annales  galantes  (2)  et  le 
Journal  amoureux?  qui  saura  comme  lui  chanter  à 
table  tout  un  dialogue  de  l'Opéra  et  les  fureurs  de 
Roland  (5)  dans  une  ruelle?  enfin,  puisqu'il  y  a  à  la 
ville  comme  ailleurs  de  fort  sottes  gens,  des  gens 
fades,  oisifs,  désoccupés,  qui  pourra  aussi  parfaite- 
ment leur  convenir  ? 

Théramène  était  riche  et  avait  du  mérite  ;  il  a 
hérité,  il  est  donc  très  riche  et  d'un  très  grand  mérite; 
voilà  toutes  les  femmes  en  campagne  pour  l'avoir 
pour  galant  et  toutes  les  filles  pour  épouseur.  Il  va 
de  maisons  en  maisons  faire  espérer  aux  mères  qu'il 
épousera.  Est-il  assis,  elles  se  retirent  pour  laisser 
à  leurs  filles  toute  la  liberté  d'être  aimables,  et  à 
Thérnmène  de  faire  ses  déclarations.  Il  tient  ici 
contre  le  mortier  (4),  là  il  eflface  le  cavalier*  ou  le 
gentilh  mime.  Un  jeune  homme  fleuri,  vif,  enjoué, 
spirituel,  n'est  pas  souhaité  plus  ardemment  ni 
mieux  reçu.  On  se  l'arrache  des  mains,  on  a  à 
peine  le  loisir  de  sourire  à  qui  se  trouve  avec  lui 
dans  une  même  visite.  Combien  de  galants  va-t-il 
mettre  en  déroute?  quels  bons  partis  ne  fera-t-il 
pas  manquer  ?  Pourra-t-il  suffire  à  tant  d'héritières 

(i)  Chansons.  (Ed.) 
(2)  De  Mme  de  ViUedieu.  (Ed.) 
(3j  Opéra  de  Quinault  et  de  LuUi.  (Ed.) 
(4;  .Signe  distinctif  des  présidents  de  chambre  au  Parle- 
ment. (Ed.) 


LES  CARACTÈRES  DE  LA  BRUYÈRE.      I5I 

qui  le  recherchent  ?  Ce  n'est  pas  seulement  la  terreur 
des  maris,  c'est  l'épûuvantail  de  tous  ceux  qui  ont 
envie  de  l'être  et  qui  attendent  d'un  mariage  à  rem- 
plir le  vide  de  leur  consignation  (i).  On  devrait 
proscrire  de  tels  personnages  si  heureux,  sipécunieus, 
d'une  ville  bien  policée  ;  ou  condamner  le  sexe,  sous 
peirxe  de  folie  ou  d'indignité,  à  ne  les  traiter  pas 
mieux  que  s'ils  n'avaient  que  du  mérite. 

Paris,  pour  l'ordinaire  le  singe  de  la  cour,  ne  sait 
pas  toujours  la  contrefaire  ;  il  ne  l'imite  en  aucune 
manière  dans  ces  deliors  agréables  et  caressants  que 
quelques  courtisans,  et  surtout  les  femmes  y  ont 
naturellement  pour  un  homme  de  mérite  et  qui  n'a 
même  que  du  mérite  ;  elles  ne  s'informent  ni  de  ses 
contrats  ni  de  ses  ancêtres  ;  elles  le  trouvent  à  la^ 
cour,  cela  leur  suffit  :  elles  le  souffrent,  elles  l'esti- 
ment ;  elles  ne  demandent  pas  s'il  est  venu  en  chaise 
ou  à  pied,  s'il  a  une  charge,  une  terre  ou  un  équi- 
page. Comme  elles  regorgent  de  train,  de  splendeur 
et  de  dignité,  elles  se  délassent  volontiers  avec  la 
philosophie  ou  la  vertu.  Une  femme  de  ville  entend- 
elle  le  bruissement  d'un  carrosse  qui  s'arrête  à  sa 
perte,  elle  pétille  de  goût  et  de  complaisance  pour 
quiconque  est  dedans  sans  le  connaître  :  mais  si  elle 
a  vu  de  sa  fenêtre  un  bel  attelage,  beaucoup  de 
livrées,  et  que  plusieurs  rangs  de  clous  parfaitement 
dorés  l'aient  éblouie,  quelle  impatience  n'a-t-elle  pas 
de  voir  déjà  dans  sa  chambre  le  cavalier  ou  le  ma- 
gistrat ?  quelle  charmante  réception  ne  lui  fera- 
t-elle  point  ?  ôtera-t-elle  les  yeux  de  dessus  lui  ?  Il 
ne  perd  rien  auprès  d'elle  :  on  lui  tient  compte  des 

(i)  C'est-à-dire  une  dot  pour  payer  leur  charge.  (Ed.) 


152      lES  CARACTÈRES  DE  LA  BRUYÈRE. 


doubles  soupentes  et  des  ressorts  qui  le  font  rouler 
plus  mollement  ;  elle  l'en  estime  davantage,  elle  l'en 
aime  mieux. 

Cette  fatuité  de  quelques  femmes  de  la  ville,  qui 
cause  en  elles  une  mauvaise  imitation  de  celles  de  la 
cour,  est  quelque  chose  de  pire  que  la  grossièreté  des 
femmes  du  peuple  et  que  la  rusticité  des  villageois: 
elle  a  sur  toutes  deux  l'affectation  de  plus. 

La  subtile  invention  de  faire  de  magnifiques  pré- 
sents de  noces  qui  ne  coûtent  rien  et  qui  doivent  être 
rendus  en  espèces  !  L'utile  et  la  louable  pratique  de 
perdre  en  frais  de  noces  le  tiers  de  la  dot  qu'une 
feriime  apporte  !  de  commencer  par  s'appauvrir  de 
concert  par  l'amas  et  l'entassement  de  choses  super- 
flues, et  de  prendre  déjà  sur  son  fonds  de  quoi  payer 
Gaultier  (i),  les  meubles  et  la  toilette  !  Le  bel  et  le 
judicieux  usage  que  celui  qui,  préférant  une  sorte  d'ef- 
fronterie aux  bienséances  et  à  la  pudeur,  expose  une 
femme  d'une  seule  nuit  sur  un  lit  comme  sur  un 
tliéâtre,  pour  y  faire  pendant  quelques  jours  un  ridi- 
cule personnage,  et  la  livre  en  cet  état  à  la  curiosité 
des  gens  de  l'un  et  de  l'autre  sexe,  qui,  connus  ou 
inconnus,  accourent  de  toute  une  ville  à  ce  spectacle, 
pendant  qu'il  dure  !  Que  manque-t-il  à  une  telle  cou- 
tume pour  être  'entièrement  bizarre  et  incompréhen- 
sible, que  d'être  lue  dans  quelque  relation  de  Min- 
grélie  ? 

Pénible  coutume,  asservissement  incommode!  se 
chercher  incessamment  les  uns  les  autres  avec  l'im- 
patience de  ne  se  point  rencontrer,  ne  se  rencontrer 
que  pour  dire  des  riens,  que  pour  s'apprendre  récipro- 

(i)  Grand  marchand  d'étoffes  précieuses.  (Ed.) 


LES  CARACTÈRES  DE  LA  BRUYÈRE.      153 

quement  des  choses  dent  on  est  également  instruit  et 
dont  il  importe  peu  que  l'on  soit  instruit  :  n'entrer 
dans  une  chambre  précisément  que  pour  en  sortir  ; 
ne  sortir  de  chez  soi  l'après-dinée  que  pour  y  rentrer 
le  soir,  fort  satisfait  d'avoir  vu  en  cinq  heures  trois 
suisses,  une  femme  que  l'on  connaît  à  peine  et  une 
autre  que  l'on  n'aime  guère  !  Qui  considérerait  bien  le 
prix  du  temps  et  combien  sa  perte  est  irréparable, 
pleurerait  amèrement  sur  de  si  grandes  misères. 

On  s'élève  à  la  ville  dans  une  indifférence  gros- 
sière des  choses  rarales  et  champêtres  ;  on  distingue 
à  peine  la  plante  qui  porte  le  chanvre  d'avec  celle  qui 
produit  le  lin,  et  le  blé  froment  d'avec  les  seigles, 
et  l'un  ou  l'autre  d'avec  le  méteil  :  on  se  contente  de 
se  nourrir  et  de  s'habiller.  Ne  parlez  pas  à  un  grand 
nombre  de  bourgeois  ni  de  guérets,  ni  de  baliveaux, 
ni  de  provins,  ni  de  regains,  si  vous  voulez  être  en- 
tendu ;  ces  termes  pour  eux  ne  sont  pas  français  : 
parlez  aux  uns  d'aunage,  de  tarif  ou  de  sou  pour 
livre,  et  aux  autres  de  voie  d'appel,  de  requête 
civile,  d'appointement,  d'évocation.  Ils  connaissent 
le  monde,  et  encore  par  ce  qu'il  a  de  moins  beau  et 
de  moins  précieux  ;  ils  ignorent  la  nature,  ses  com- 
mencements, ses  progrès,  ses  dons  et  ses  largesses. 
Leur  ignorance  souvent  est  volontaire  et  fondée  sur 
l'estime  qu'ils  ont  pour  leur  profession  et  pour  leurs 
talents.  Il  n'y  a  si  vil  praticien  qui,  au  fond  de  son 
étude  sombre  et  enfumée,  et  l'esprit  occupé  d'une  plus 
noire  chicane,  ne  se  préfère  au  laboureur  qui  jouit  du 
ciel,  qui  cultive  la  terre,  qui  sème  à  propos  et  qui 
fait  de  riches  moissons  ;  et  s'il  entend  quelquefois 
parler  des  premiers  hommes   ou  des  patriarches,  de 


154      UES  CARACTÈRES  DE  LA  BRUYÈRE. 

leur  vie  champêtre  et  de  leur  économie,  il  s'étonne 
qu'on  ail  pu  vivre  en  tels  temps,  où  il  n'y  avait  en- 
core ni  offices,  ni  commissions,  ni  présidents,  ni  pro- 
cureurs :  il  ne  comprend  pas  qu'on  ait  jamais  pu  se 
passer  du  greffe,  du  parquet  et  de  la  buvette. 

Les  empereurs  n'ont  jamais  triomphé  à  Rome  si 
moUement,  si  commodément,  ni  si  sûrement  niCme, 
contre  le  vent,  la  pluie,  la  poudre  et  le  soleil,  que  le 
bourgeois  sait  à  Paris  se  faire  mener  par  toute  la 
ville  :  quelle  distance  de  cet  usage  à  la  mule  de  leurs 
ancêtres  !  Ils  ne  savaient  point  encore  se  priver  du 
nécessaire  pour  avoir  le  superflu,  ni  préférer  le  faste 
aux  choses  utiles  :  on  ne  les  voyait  point  s'éclairer 
avec  des  bougies  et  se  chauffer  à  un  petit  feu  :  la  cire 
était  pour  l'autel  et  pour  le  Louvre.  Ils  ne  sortaient 
point  d'un  mauvais  diner  pour  monter  dans  leur 
carrosse  ;  ils  se  persuadaient  que  l'homme  avait  des 
jambes  pour  marcher,  et  ils  marchaient.  Ils  se  con- 
servaient propres  quand  il  faisait  sec,  et  dans  un  temps 
humide  ils  gâtaient  leur  chaussure,  aussi  peu  embar- 
rassés de  franchir  les  rues  et  les  carrefours,  que  le 
chasseur  de  traverser  un  guéret,  ou  le  soldat  de  se 
mouiller  dans  une  tranchée.  On  n'avait  pas  encore 
imaginé  d'atteler  deux  hommes  à  une  litière  ;  il  y 
avait  même  plusieurs  magistrats  qui  allaient  à  pied  à 
la  chambre,  ou  aux  enquêtes,  daussi  bonne  grâce 
qu'Auguste  autrefois  allait  de  son  pied  au  Capitole. 
L'étain,  dans  ce  temps,  brillait  sur  les  tables  et  sur 
les  buffets,  comme  le  fer  et  le  cuivre  dans  les  foyers; 
l'argent  et  l'or  étaient  dans  les  coffres.  Les  femmes 
se  faisaient  servir  par  des  femmes  ;  on  mettait  celles- 
ci  jusqu'à  la  cuisine.  Les  beaux  noms  de  gouverneurs 


LES  CARACTÈRES  DE  LA  BRUYÈRE.      ISJ 

€t  de  gouvernantes  n'étaient  pas  inconnus  à  nos 
pères  ;  ils  savaient  à  qui  l'on  confiait  les  enfants  des 
rois  et  des  plus  grands  princes  ;  mais  ilspartagaientle 
service  de  leurs  domestiques  avec  leurs  enfants;  con- 
tents de  veiller  eux-mêmes  immédiatement  à  leur 
éducation.  Ils  comptaient  en  toutes  choses  avec  eux- 
mêmes  :  leur  dépense  était  proportionnée  à  leur 
recette  :  leurs  livrées,-  leurs  équipages,  leurs  meubles, 
leur  table,  leurs  maisons  de  la  ville  et  de  la  cam- 
pagne, tout  était  mesuré  sur  leurs  rentes  et  sur  leur 
condition.  Il  y  avait  entre  eux  des  distinctions  exté- 
rieures qui  empêchaient  qu'on  ne  prit  la  femme  du 
patricien  pour  celle  du  magistrat,  et  le  roturier  ou  le 
simple  valet  pour  le  gentilhomme.  Moins  appliqués 
à  dissiper  ou  à  grossir  leur  patrimoine  qu'à  le  main- 
tenir, ils  le  laissaient  entier  à  leurs  héritiers,  et  pas- 
saient ainsi  d'une  vie  modérée  à  une  mort  tranquille. 
Ils  ne  disaient  point  :  «  le  siècle  est.  dur,  la  misère 
grande,  l'argent  est  rare  ;  »  ils  en  avaient  moins  que 
nous  et  en  avaient  assez  ;  plus  riches  par  leur  écono- 
mie et  par  leur  modestie,  que  de  leurs  revenus  et  de 
leurs  domaines.  Enfin  l'on  était  alors  pénétré  de  cette 
maxime,  que  ce  qui  est  dans  les  grands  '  splendeur, 
somptuosité,  magnificence,  est  dissipation,  folie, 
ineptie,  dans  le  particulier. 


156  lES   CARACTÈRES   DE   LA   BRUYÈRE. 


VIII 


DE  LA  COUR. 

T  e  reproche  en  un  sens  le  plus  honorable  que  l'on 
-*— 'puisse  faire  à  un  homme,  c'est  de  lui  dire  qu'il  ne 
sait  pas  la  cour:  il  n'y  a  sorte  de  vertus  qu'on  ne  ras- 
semble en  lui  par  ce  seul  mot. 

Un  homme  qui  sait  la  cour,est  maitre  de  son  geste, 
de  ses  yeux  et  de  son  visage,  il  est  profond,  impéné- 
trable ;  il  dissimule  les  mauvais  offices,  sourit  à  ses 
ennemis,  contraint  son  humeur,  déguise  ses  passions, 
dément  son  cœur,  parle,  agit  contre  ses  sentiments. 
Tout  ce  grand  raffinement  n'est  qu'un  vice,  que  l'on 
appelle  fausseté, quelquefois  aussi  inutile  au  courtisan 
pour  sa  fortuné,  que  la  franchise,  la  sincérité  et  la 
vertu. 

Qui  peut  nommer  de  certaines  couleurs  chan- 
geantes, et  qui  sont  diverses  selon  les  divers  jours 
dont  on  ICs  regarde  ?  de  même  qui  peut  définir  la 
cour  ? 

Se  dérober  à  la  cour  un  seul  moment,  c'est  y 
renoncer  ;  le  courtisan  qui  l'a  vue  le  matin,  la  voit  le 
so'îr,  pour  la  reconnaître  le  lendemain,  ou  afin  que 
lui-même  y  soit  connu.  L'on  est  petit  à  la  cour,  et 
quelque  vanité  que  l'on  ait,  on  s'y  trouve  tel;  mais 
le  mal  est  commun,  et  les  grands  mêmes  y  sont 
petits. 

La  province  est  l'endroit  d'où  la  cour,  comme  dans 


LES    CARACTÈRES   r>E    LA   BRUYÈRE.  I57 

son  point  de  vue,  parait  une  chose  admirable  :  si  l'on 
s'en  approche,  ses  agréments  diminuent  comme  ceux 
d'une  perspective  que  l'on  voit  de  trop  près. 

L'op.  s'accoutume  difficilement  à  une  vie  qui  se 
nasse  dans  une  antichambre,  dans  des  cours  ou  sur 
l'escalier. 

La  cour  ne  rend  pas  content,  elle  empêche  qu'on 
ne  le  soit  ailleurs. 

Il  faut  qu'un  honnête  homme  ait  tâté  de  la  cour  : 
il  découvre  en  y  eqtrant,  comme  un  nouveau  monde 
qui  lui  était  inconnu,  où  il  voit  régner  également  le 
vice  et  la  politesse,  et  où  tout  lui  est  utile,  le  bon  et 
le  mauvais. 

La  cour  est  comme  un  édifice  bâti  de  marbre  ;  je 
veux  dire  qu'elle  est  composée  d'hommes  fort  durs, 
mais  fort  polis. 

L'on  va  quelquefois  à  la  cour  pour  en  revenir,  et 
se  faire  par  là  respecter  du  noble  de  sa  province,  ou 
de  son  diocésain. 

Le  brodeur  et  le  confiseur  seraient  superflus  et  ne 
feraient  qu'une  montre  inutile  si  l'on  était  modeste  et 
sobre  ;  les  cours  seraient  désertes,  et  les  rois  presque 
seuls,  si  l'on  était  guéri  de  la  vanité  et  de  l'intérêt. 
Les  hommes  veulent  être  esclaves  quelque  part  et 
puiser  U  de  quoi  dominer  ailleurs.  Il  semble  qu'on 
hvre  en  gros  aux  premiers  de  la  cour  l'air  de  hauteur, 
de  fierté  et  de  commandement,  afin  qu'ils  le  distri- 
buent en  détail  dans  les  provinces  :  ils  font  précisé- 
ment comme  on  leur  fait,  vrais  singes  de  la  royauté. 

Il  n'y  a  rien  qui  enlaidisse  certains  courtisans 
comme  la  présence  du  prince  :  à  peine  les  puis-je 
reconnaître  à  leurs  visages  ;  leurs  traits  sont  altérés, 


158  LES   CARACTÈRES    DE   LA   BRUYÈRE. 

et  leur  connaissance  est  avilie.  Les  gens  fiers  et 
superbes  sont  les  plus  défaits,  car  ils  perdent  plus  du 
leur  :  celui  qui  est  honncte  et  modeste  s'y  soutient 
mieux  ;  il  n'a  rien  à  réformer, 

L'air  de  cour  est  contagieux,  il  se  prend  à  Ver- 
sailles, comme  l'accent  normand  à  Rouen  ou  à  Fa- 
laise :  on  l'entrevoit  en  des  fourriers,  en  de  petits 
contrôleurs  et  en  des  chefs  de  fruiterie  :  l'on  peut 
avec  une  portée  d'esprit  fort  médiocre  y  faire  Ji  • 
grands  progrès.  Un  homme  d'un  ^énie  élevé  et  d"u!i 
mérite  solide  ne  fait  pas  assez  de  cas  de  cette  espcjc 
de  talent  pour  faire  son  capital  de  l'étudier  et  de  se  le 
rendre  propre  :  il  l'acquiert  sans  réflexion,  et  il  ne 
pense  point  à  s'en  défaire. 

N...  arrive  avec  grand  bruit,  il  écarte  le  monde, se 
fait  faire  place,  il  gratte,  il  heurte  presque,  il  se 
nomme  :  on  respire,  et  il  n'entre  qu'avec  la  foule. 

Il  y  a  dans  les  cours  des  apparitions  de  gens  aven- 
turiers et  hardis,  d'un  caractère  libre  et  familier,  qui 
se  produisent  eux-mêmes,  protestent  qu'ils  ont  dans 
leur  art  toute  l'habileté  qui  manque  aux  autres,  et  qui 
sont  crus  sur  leur  parole.  Ils  profitent  cependant  de 
l'erreur  publique,  ou  de  l'amour  qu'ont  les  hommes 
pour  la  nouveauté  :  ils  percent  la  foule,  et  par- 
viennent jusqu'à  l'oreille  du  prince,  à  qui  le  courtisan 
les  voit  parler,  pendant  qu'il  se  trouve  heureux  d'en 
être  vu.  Ils  ont  cela  de  commode  pour  les  grands, 
qu'ils  en  sont  soufferts  sans  conséquence  et  congé- 
diés de  même  :  alors  ils  disparaissent  tout  à  la  fois 
riches  et  décrédités,  et  le  monde  qu'ils  viennent  de 
tromper  est  encore  prêt  à  être  trompé  par  d'autres. 

Vous  voyez  des  gens  qui  entrent  sans  saluer  que 


LES  CARACTERES  DE  LA  BRUYÈRE.      1)9 

légèrement,  qui  marchent  des  épaules  et  qui  se  ren- 
gorgent comme  une  femme  :  ils  vous  interrogent 
sans  vous  regarder  ;  ils  parlent  d'un  ton  élevé  et  qui 
marque  qu'ils  se  sentent  au-dessus  de  ceux  qui  se 
trouvent  présents.  Ils  s'arrêtent  et  on  les  entoure  ;  ils 
ont  la  parole,  président  au  cercle  et  persistent  dans 
cette  hauteur  ridicule  et  contrefaite,  jusqu'à  ce  qu'il 
survienne  un  grand,  qui,  la  faisant  tomber  tout  d'un 
coup  par  sa  présence,  les  réduise  à  leur  naturel,  qui 
est  moins  mauvais. 

Les  cours  ne  sauraient  se  passer  d'une  certaine 
espèce  de  courtisans,  hommes  flatteurs,  complaisants, 
insinuants,  dévoués  aux  femmes,  dont  ils  ménagent 
les  plaisirs,  étudient  les  faibles,  et  flattent  toutes  les 
passions.  Ils  font  les  modes,  rafl&nent  sur  le  luxe 
et  sur  la  dépense,  et  apprennent  à  ce  sexe  de  prompts 
moyens  de  consommer  de  grandes  sommes  en  ha- 
bits, en  meubles  et  eu  équipages  ;  ils  ont  eux-mêmes 
des  habits  où  brillent  l'invention  et  la  richesse,  er  ils 
n'habitent  d'anciens  palais  qu'après  les  avoir  renou- 
velés et  embellis.  Ils  maûgent  délicatement  et  avec 
réflexion  ;  il  n'y  a  sorte  de  volupté  qu'ils  n'essaj'ent 
et  dont  ils  ne  puissent  rendre  compte.  Ils  doivent  à 
eux-mêmes  leur  fortune,  et  ils  la  soutiennent  avec  la 
même  adresse  qu'ils  l'ont  élevée.  Dédaigneux  et  fiers, 
ils  n'abordent  plus  leurs  pareils,  ils  ne  les  saluent 
plus  ;  ils  parlent  où  tous  les  autres  se  taisent  ;  en- 
trent, pénètrent  en  des  endroits  et  à  des  heures  où  les 
grands  n'osent  se  faire  voir  :  ceux-ci,  avec  de  longs 
services,  bien  des  plaies  sur  le  corps,  de  beaux  em- 
plois ou  de  grandes  dignités,  ne  montrent  pas  un 
visage  si  assuré  ni  une  contenance  si  libre.  Ces  gens 


l60      LES  CARACTÈRES  DE  LA  BRUYÈRE. 

ont  l'oreille  des  plus  grands  princes,  sont  de  tous 
leurs  plaisirs  et  de  toutes  leurs  fêtes,  ne  sortent  pas 
du  Louvre  ou  du  Château  (i),  où  ils  marchent  et 
agissent  comme  chez  eux  et  dans  leur  domestique, 
semblent  se  multiplier  en  mille  endroits,  et  sont  tou- 
jours les  premiers  visages  qui  frappent  les  nouveaux 
venus  à  une  cour.  Ils  embrassent,  ils  sont  embrassés  : 
ils  rient,  ils  éclatent,  ils  sont  plaisants,  ils  font  des 
contes  :  personnes  commodes,  agréables,  riches,  qui 
prêtent  et  qui  sont  sans  conséquence. 

Ne  croirait-on  pas  de  Cimon  et  de  Clitandre, 
qu'ils  sont  seuls  chargés  des  détails  de  tout  l'Etat,  et 
que  seuls  aussi  ils  en  doivent  répondre  ?  l'un  a  du 
moins  les  affaires  de  terre,  et  l'autre  les  maritimes. 
Qui  pourrait  les  représenter  exprimerait  l'empresse- 
ment, l'inquiétude,  la  curiosité,  l'activité,  saurait 
peindre  le  mouvement.  On  ne  les  a  jamais  vus  assis, 
jamais  fixes  et  arrêtés  ;  qui  même  les  a  vus  marcher  ? 
On  les  voit  courir,  parler  en  courant,  et  vous  inter- 
roger sans  attendre  de  réponse.  Ils  ne  viennent 
d'aucun  endroit,  ils  ne  vont  nulle  part  ;  ils  passent 
et  ils  repassent.  Ne  les  retardez  pas  dans  leur  course 
précipitée,  vous  démonteriez  leur  machine  ;  ne  leur 
faites  pas  de  questions,  ou  donnez-leur  du  moins  le 
temps  de  respirer  et  de  se  ressouvenir  qu'ils  n'ont 
nulle  affaire,  qu'ils  peuvent  demeurer  avec  vous  et 
longtemps, vous  suivre  même  où  il  vous  plaira  de  les 
emmener.  Ils  ne  sont  pas  les  satellites  de  Jupiter,  je  veux 
dire  ceux  qui  pressent  et  qui  entourent  le  prince  ; 
mais  ils  l'annoncent  et  le  précèdent  ;  ils  se  lancent 

(l)  De  Versailles.  (Éd.) 


lES  CARACTÈRES  DE  LA  BRUYÈRE.      l6l 

impétueusement  dans  la  foule  des  courtisans,  tout  ce 
qui  se  trouve  sur  leur  passage  est  en  péril.  Leur  pro- 
fession est  d'être  vus  et  reviis  :  et  ils  ne  se  couchent 
jamais  sans  s'être  acquittés  d'un  emploi  si  sérieux  et 
si  utile  à  la  république.  Ils  sont  au  reste  instruits  à 
fond  de  toutes  les  nouvelles  indifterentes,  et  ils  savent 
à  la  cour  tout  ce  que  l'on  peut  y  ignorer  ;  il  ne  leur 
manque  aucun  des  talents  nécessaires  pour  s'avancer 
médiocrement.  Gens  néanmoins  éveillés  et  alertes 
sur  tout  ce  qu'ils  croient  leur  convenir,  un  peu  entre- 
prenants, légers  et  précipités,  le  dirai-je  ?  ils  portent 
au  vent  (i),  attelés  tous  deux  au  char  de  la  fortune, 
et  tous  deux  fort  éloignés  de  s'y  voir  assis. 

Un  homme  de  la  cour  qui  n'a  pas  un  assez  beau 
nom  doit  l'ensevelir  sous  un  meilleiïr  ;  mais  s'il  l'a 
tel  çiu'il  ose  le  porter,  il  doit  alors  insinuer  qu'il  est 
de  tous  les  noms  le  plus  illustre,  comme  sa  maison 
de  toutes  les  maisons  la  plus  ancienne  :  il  doit  tenir 
aux  princes  lorrains,  aux  Rohan;  aux  Foix,  aux  Châ- 
tillon,  aux  Montmorency,  et,  s'il  se  peut,  aux  princes 
du  sang  ;  ne  parler  que  de  ducs,  de  cardinaux  et  de 
ministres  ;  faire  entrer  dans  toutes  les  conversations 
ses  aïeux  paternels  et  maternels,  et  y  trouver  place 
pour  l'oriflamme  et  pour  les  croisades  ;  avoir  des 
salles  parées  d'arbres  généalogiques,  d'écussons  char- 
gés de  seize  quartiers  et  de  tableaux  de  ses  ancêtres 
et  des  alliés  de  ses  ancêtres  ;  se  piquer  d'avoir  un 
ancien  château  à  tourelles,  à  créneaux  et  à  mâchi- 
coulis ;  dire  en  toute  rencontre  :  ma  race,  ma  bran- 
che, mon  nom  et  mes  armes  ;   dire  de  celui-ci,  qu'il 

(i)  Locution  empruntée  à  la  science  de  l'équitation. 
(Éd.) 


102  LES   CARACTÈRES   DE   LA   BRUYÈRE. 

n'est  pas  homme  de  qualité  ;  de  celle-là,  qu'elle  n'est 
pas  demoiselle  (i)  ;  ou  si  on  lui  dit  qu'Hyacinthe  a 
eu  le  gros  lot,  demander  s'il  est  gentilhomme.  Quel- 
ques-uns riront  de  ces  contre-temps,  mais  il  les 
laissera  rire  ;  d'autres  en  feront  des  contes,  et  il  leur 
permettra  de  conter  :  il  dira  toujours  qu'il  marche 
après  la  maison  régnante,  et  à  force  de  le  dire,  il 
sera  cru. 

C'est  une  grande  simplicité  que  d'apporter  à  la 
cour  la  moindre  roture,  et  de  n'y  être  pas  gentil- 
homme. 

L'on  se  couche  à  la  cour  et  l'on  se  lève  sur  l'in- 
térêt ;  c'est  ce  que  l'on  digère  le  matin  et  le  soir,  lé 
jour  et  la  nuit  ;  c'est  ce  qui  fait  que  l'on  pense,  que 
l'on  parle,  que  l'on  se  tait,  que  l'on  agit  ;  c'est  dans 
cet  esprit  qu'on  aborde  les  uns  et  qu'on  néglige  les 
autres,  que  l'on  monte  et  que  l'on  descend  ;  c'est  sur 
cette  règle  que  l'on  mesure  ses  soins,  ses  complai- 
sances, son  estime,  son  indifférence,  son  mépris. 
Quelques  pas  que  quelques-uns  fassent  par  vertu  ' 
vers  la  modération  et  la  sagesse,  un  premier  mobile 
d'ambition  les  emmène  avec  les  plus  avares,  les  plus 
violents  dans  leurs  désirs,  et  les  plus  ambitieux  ;  quel 
mo3'en  de  demeurer  immobile  où  tout  marche,  où  1 
tout  se  remue,  et  de  ne  pas  courir  où  les  autres  S 
courent?  On  croit  même  être  responsable  à  soi-  ; 
même  de  son  élévation  et  de  sa  fortune  ;  celui  qui  » 
ne  l'a  point  faite  à  la  cour  est  censé  ne  l'avoir  pas  dû  ;■ 
faire  ;  on  n'en  appelle  pas.  Cependant  s'en  éloignera 
t-cn  avant  d'en  avoir  tiré  le  moindre  fruit,   ou  pcr 

(i)  Née  de  parents  nobles.  (Éd.) 


LES  CARACTÈRES  DE  LA  BRUYÈRE.      165 

sistera-t-on  à  y  demeurer  sans  grâces  et  sans  récom- 
penses ?  question  si  épineuse,  si  embarrassée,  et 
d'une  si  pénible  décision,  qu'un  nombre  infini  de 
courtisans  vieillissent  sur  le  oui  et  sur  le  non,  et 
meurent  dans  le  doute. 

Il  n'y  a  rien  à  la  cour  de  si  méprisable  et  de  si 
indigne  qu'un  homme  qui  ne  peut  contribuer  en 
rien  à  notre  fortune  ;  je  m'étonne  qu'il  ose  se  mon- 
trer. 

Celui  qui  voit  loin  derrière  soi  un  homme  de  son 
temps  et  de  sa  condition,  avec  qui  il  est  venu  à  la 
cour  la  première  fois,  s'il  croit  avoir  une  raison 
solide  d'être  prévenu  de  son  propre  mérite,  et  de  s'es- 
timer davajitage  que  cet  autre  qui  est  demeuré  en 
chemin,  ne  se  souvient  plus  de  ce  qu'avant  sa  faveur 
il  pensait  de  soi-même  et  de  ceux  qui  l'avaient 
devancé. 

C'est  beaucoup  tirer  de  notre  ami  si,  ayant  monté 
à  une  grande  faveur,  il  est  encore  un  homme  de  notre 
connaissance. 

Si  celui  qui  est  en  faveur  ose  s'en  prévaloir  avant 
qu'elle  lui  échappe,  s'il  se  sert  d'un  bon  vent  qui 
souffle  pour  faire  son  chemin,  s'il  a  les  yeux  ouverts 
sur  tout  ce  qui  vaque  :  poste,  abbaye,  pour  les  de- 
mander et  les  obtenir,  et  qu'il  soit  muni  de  pensions, 
de  brevets  et  de  survivances,  vous  lui  reprochez  son 
avidité  et  son  ambition  ;  vous  dites  que  tout  le  tente, 
que  tout  lui  est  propre,  aux  siens,  à  ses  créatures,  et 
que  par  le  nombre  et  la  diversité  des  grâces  dont  il 
se  trouve  comblé,  lui  seul  a  fait  plusieurs  fortunes. 
Cependant  qu'a-t-il  dû  faire  ?  Si  j'en  juge  moins  par 
vos  discours  que  par  le  parti   que  vons    auriez  pris 


164      LHS  CAKACTHKKS  DE  I.A  BRUYÈRE. 

vous-mcme  en  pareille  situation,  c'est  précisément 
ce  ou'il  a  fait. 

L'on  blâme  les  gens  qui  font  une  grande  fortune 
pendant  qu'ils  en  ont  les  occasions,  parce  que  l'on 
désespère,  par  la  médiocrité  de  la  sienne,  d'être 
jamais  en  état  de  faire  comme  eux,  et  de  s'attirer  ce 
reproche.  Si  l'on  était  à  portée  de  leur  succéder,  l'on 
commencerait  à  sentir  qu'ils  ont  moins  de  tort,  et 
l'on  serait  plus  retenu,  de  peur  de  prononcer 
d'avance  sa  condamnation. 

Il  ne  faut  rien  exagérer,  ni  dire  des  cours  le  mal 
qui  n'y  est  point  ;  l'on  n'y  attente  rien  de  pis  contre 
le  vrai  mérite,  que  de  le  laisser  quelquefois  sans 
récompense  ;  on  ne  l'y  méprise  pas  toujours,  quand 
on  a  pu  une  fois  le  discerner  ;  on  l'oublie  et  c'est  là 
où  l'on  sait  parfaitement  ne  faire  rien,  ou  faire  très 
peu  de  chose  pour  ceux  que  l'on  estime  beaucoup. 

Il  est  difficile  à  la  cour  que  de  toutes  les  pièces 
que  l'on  emploie  à  l'édifice  de  sa  fortune  il  n'y  en 
ait  quelqu'une  qui  porte  à  faux  :  l'un  de  mes  amis 
qui  a  promis  de  parler  ne  parle  point,  l'autre  parle 
mollement  :  il  échappe  à  un  troisième  de  parler 
contre  mes  intérêts  et  contre  ses  intentions  :  à  celui- 
là  manque  la  bonne  volonté,  à  celui-ci  l'habileté  et 
la  prudence  :  tous  n'ont  pas  assez  de  plaisir  à  me  voir 
heureux  pour  contribuer  de  tout  leur  pouvoir  à  me 
rendre  tel.  Chacun  se  souvient  assez  de  tout  ce  que 
son  établissement  lui  a  coûté  à  faire,  ainsi  que  des 
secours  qui  lui  en  ont  frayé  le  chemin  :  on  serait 
même  assez  porté  à  justifier  les  services  qu'on  a 
reçus  des  uns  par  ceux  qu'en  de  pareils  besoins  on 
rendrait  aux  autres,  si  le  premier   et    l'unique   soin 


LES  CARACTÈRES  DE  LA  BRUYÈRE.      165 

qu'on  a  après  sa  fortune  faite  n'était  pas  de  songer 
à  soi. 

Les  courtisans  n'emploient  pas  ce  qu'ils  ont  d'es- 
prit, d'adresse  et  de  finesse  pour  trouver  les  expé- 
dients d'obliger  ceux  de  leurs  amis  qui  implorent  leur 
secours,  mais  seulement  pour  leur  trouver  des  rai-  . 
sons  apparentes,  de  spécieux  prétextes,  ou  ce  qu'ils 
appellent  une  impossibilité  de  le  pouvoir  faire  ;  et  ils 
se  persuadent  d'être  quittes  par  là  en  leur  endroit 
de  tous  les  devoirs  de  l'amitié  ou  de  la  reconnais- 
sance. 

Personne  à  la  cour  ne  veut  entamer  ;  on  s'offre 
i'appuyer,  parce  que,  jugeant  des  autres  par  soi- 
■nême,  on  espère  que  nul  n'entamera,  et  qu'on  sera 
linsi  dispensé  d'appuyer  :  c'est  une  manière  douce  et 
3olie  de  refuser  son  crédit,  ses  offices  et  sa  médiation 
i  qui  en  a  besoin. 

Combien  de  gens  vous  étouffent  de  caresses  dans 
e  particulier,  vous  aiment  et  vous  estiment,  qui 
lont  embarrassés  de  vous  dans  le  public,  et  qui  au 
ever  ou  à  la  messe  évitent  vos  yeux  et  votre  ren- 
:ontre  !  Il  n'y  a  qu'un  petit  nombre  de  courtisans 
jui,  par  grandeur,  ou  par  une  confiance  qu'ils  ont 
l'eux-mêmes,  osent  honorer  devant  le  monde  le 
nérite  qui  est  seul  et  dénué  de  grands  établisse- 
nents. 

Je  vois  un  homme  entouré  et  suivi,  mais  il  est  en 
)lace  :  j'en  vois  un  autre  que  tout  le  monde  aborde, 
nais  il  est  en  faveur  :  celui-ci  est  embrassé  et  ca- 
essé,  même  des  grands  ;  mais  il  est  riche  :  celui-là 
:st  regardé  de  tous  avec  curiosité,  on  le  montre  du 
loigt,  mais  il  est  savant  et  éloquent  :  j'en  découvre 


l66      LES  CARACTÈRES  DE  LA  BRUYÈRE. 

un  que  personne  n'oublie  de  saluer,  mais  il  est  mé- 
chant ;  je  veux  un  homme  qui  soit  bon,  qui  ne  soit 
rien  davantage,  et  qui  soit  recherché. 

Vient-on  de  placer  quelqu'un  dans  un  nouveau 
poste,  c'est  un  débordement  de  louanges  en  sa  fa- 
veur qui  inonde  les  cours  et  la  chapelle,  qui  gagne 
l'escalier,  les  salles,  la  galerie,  tout  l'apparte- 
ment (i)  ;  on  en  a  au-dessus  des  yeux,  on  n'y  tient 
pas.  Il  n'y  a  pas  deux  voix  différentes  sur  ce  person- 
nage ;  l'envie,  la  jalousie  parlent  comme  l'adula- 
tion ;  tous  se  laissent  entraîner  au  torrent  qui  les 
emporte,  qui  les  force  de  dire  d'un  homme  ce  qu'ils 
en  pensent  ou  ce  qu'ils  n'en  pensent  pas,  comme  de 
louer  souvent  celui  qu'ils  ne  connaissent  point. 
L'homme  d'esprit,  de  mérite  ou  de  valeur  devient  en 
un  instant  un  génie  du  premier  ordre,  un  héros,  un 
demi-dieu.  Il  est  si  prodigieusement  flatté  dans  toutes 
les  peintures  que  l'on  fait  de  lui,  qu'il  parait  difforme 
près  de  ses  portraits  ;  il  lui  est  impossible  d'arriver 
jamais  jusqu'où  la  bassesse  et  la  complaisance  vien- 
nent de  le  porter  ;  il  rougit  de  sa  propre  réputation. 
Commence-t-il  à  chanceler  dans  ce  poste  où  on 
l'avait  mis,  tout  le  monde  passe  facilement  à  un 
autre  avis  ;  en  est-il  entièrement  déchu,  les  machines 
qui  l'avaient  guindé  si  haut  par  l'applaudissement  et 
les  éloges,  sont  encore  toutes  dressées  pour  le  faire 
tomber  dans  le  dernier  mépris  ;  je  veux  dire  qu'il  n'y 
en  a  point  qui  le  dédaignent  mieux,  qui  le  blâment 
plus  aigrement  et  qui  en  disent  plus  de  mal,  que  ceux 
qui  s'étaient  comme  dévoués  à  la  fureur  d'en  dire . 
du  bien. 

(i)  Il  s'agit  toujours  du  palais  de  Versailles.  (Ed.) 


LES  CARACTÈRES  DE  LA  BRUYÈRE.      167 

Je  crois  pouvoir  dire  d'un  poste  éminent  et  délicat, 
qu'on  y  monte  plus  aisément  qu'on  ne  s'y  conserve. 
L'on  voit  des  hommes  tomber  d'une  haute  fortune 
par  les  mcmes  défauts  qui  les  y  avaient  fait  monter. 

Il  y  a  dans  les  cours  deux  manières  de  ce  que  l'on 
appelle  congédier  son  monde  ou  se  défaire  des  gens, 
se  fâcher  contre  eux  ou  faire  si  bien  qu'ils  se  fâchent 
contre  vous  et  s'en  dégoûtent.  L'on  dit  à  la  cour  du 
bien  de  quelqu'un  pour  deux  raisons  :  la  première 
afin  qu'il  apprenne  que  nous  disons  du  bien  de  lui  ; 
la  seconde  afin  qu'il  en  dise  de  nous.  Il  est  aussi 
dangereux  à  la  cour  de  faire  les  avances,  qu'il  est 
embarrassant  de  ne  les  point  faire. 

Il  y  a  des  gens  à  qu  ne  connaître  point  le  nom 
et  le  visage  d'un  homme,  est  un  titre  pour  en  rire  et 
le  mépriser.  Ils  demandent  qui  est  cet  homme  ;  ce 
n'est  ni  Rousseau  (i),  ni  un  Fabry  (2),  ni  la  Cou- 
ture (3)  ;  ils  ne  pourraient  le  méconnaître. 

L'on  me  dit  tant  déniai  de  cet  homme,  et  j'y  en 
vois  si  peu,  que  je  commence  à  soupçonner  qu'il 
nait  un  mérite  importun  qui  éteigne  celui  des 
autres. 

Vous  êtes  homme  de  bien,  vous  ne  songez  ni  à 
plaire  ni  à  déplaire  aux  favoris,  uniquement  attaché 
à  votre  maître  et  à  votre  devoir  :  vous  êtes 
perdu. 

On  n'est  point  effronté  par  choix,  mais  par  com- 
plexion  ;  c'est  un  vice  de  l'être,  mais  naturel.  Celui 
qui  n'est  pas  né  tel  est  modeste,  et  ne  passe  pas  aisé- 

(i)  Un  cabaretier.  (Ed.) 

(2)  Un  criminel.  (Ed.) 

(3)  Fou  de  cour.  (Ed.) 


l68  LES    CARACTÈRES    DE   LA   BRUYÈRE. 

ment  de  cette  extrémité  à  l'autre  ;  c'est  une  leçon 
assez  inutile  que  de  lui  dire  :  soyez  effronté  et  vous- 
réussirez  ;  une  mauvaise  imitation  ne  lui  profiterait 
pas,  et  le  ferait  échouer.  Il  ne  faut  rien  de  moins 
dans  les  cours  qu'une  vraie  et  naïve  impudence  pour 
réussir. 

On  cherche,  on  s'empresse,  on  brigue,  on  se  tour- 
mente, on  demande,  on  est  refusé,  on  demande  et  on 
obtient,  mais,  dit-on,  sans  l'avoir  demandé,  et  dans 
le  temps  que  l'on  n'y  pensait  pas,  et  que  l'on  son- 
geait même  à  tout  autre  chose  :  vieux  style,  men- 
terie  innocente,  et  qui  ne  trompe  personne. 

On  fait  sa  brigue  pour  parvenir  à  un  grand  poste, 
on  prépare  toutes  ses  machines,  toutes  les  mesures 
sont  bien  prises,  et  l'on  doit  être  servi  selon  ses  sou- 
haits :  les  uns  doivent  entamer,  les  autres  appuyer  : 
l'amorce  est  déjà  conduite  et  la  mine  prête  à  jouer  : 
alors  on  s'éloigne  de  la  cour.  Qui  oserait  soupçonner 
d'Arlemon  qu'il  ait  pensé  à  se  mettre  dans  une  si  belle 
place,  lorsqu'on  le  tire  de  sa  terre  ou  de  son  gou- 
vernement pour  l'y  faire  asseoir  ?  Artifice  grossier, 
finesses  usées,  et  dont  le  courtisan  s'est  servi  tant 
de  fois,  que  si  je  voulais  donner  le  change  à  tout  le 
public,  et  lui  dérober  mon  ambition,  je  me  trouve- 
rais sous  l'œil  et  sous  la  main  du  prince,  pour  rece- 
voir de  lui  la  grâce  que  j'aurais  recherchée  avec  le 
plus  d'emportement. 

Les  hommes  ne  veulent  pas  que  l'on  découvre  les 
vues  qu'ils  ont  sur  leur  fortune,  ni  que  l'on  pénètre 
qu'ils  pensent  à  une  telle  dignité,  parce  que  s'ils  ne 
l'obtiennent  point,  il  y  a  de  la  honte,  se  persuadent- 
ils,  à  être  refusés  ;  et  s'ils  y  parviennent,  il  y  a   plus 


LES  CARACTÈRES  DE  LA  BRUYÈRE.      169 

de  gloire  pour  eux  d'en  être  crus  dignes  par  celui 
qui  la  leur  accorde,  que  de  s'en  juger  dignes  eux- 
mêmes  par  leurs  brigues  et  par  leurs  cabales  :  ils  se 
trouvent  parés  tout  à  la  fois  de  leur  dignité  et  de  leur 
modestie. 

Quelle  plus  grande  honte  y  a-t-il  d'être  refusé  d'un 
poste  que  l'on  mérite,  ou  d'y  être  placé  sans  le  méri- 
ter ?  Quelques  grandes  difficultés  qu'il  y  ait  à  se  pla- 
cer à  la  cour,  il  est  encore  plus  âpre  et  plus  difficile 
de  se  rendre  digne  d'être  placé.  Il  coûte  moins  à  faire 
dire  de  soi  :  pourquoi  a-t-il  obtenu  ce  poste?  qu'à  faire 
demander  :  pourquoi  ne  l'a-t-il  pas  obtenu  ?  L'on  se 
présente  encore  pour  les  charges  de  ville, l'on  postule 
une  place  dans  l'Académie  française  ;  l'on  deman- 
dait le  consulat  :  quelle  moindre  raison  y  aurait-il 
de  travailler  les  premières  années  de  sa  vie  à  se 
rendre  capable  d'un  grand  emploi,  et  de  demander 
ensuite  sans  nul  mystère  et  sans  nulle  intrigue,  mais 
ouvertement  et  avec  confiance,  d'y  servir  sa  patrie, 
son  prince,  la  république. 

Je  ne  vois  aucun  courtisan  à  qui  le  prince  vienne 
d'accorder  un  bon  gouvernement, une  place  éminente, 
ou  une  forte  pension,  qui  n'assure  par  vanité,  ou 
pour  marquer  son  désintéressement,  qu'il  est  bien 
moins  content  du  don  que  de  la  manière  dont  il  lui  a 
été  fait  :  ce  qu'il  y  a  en  cela  de  sûr  et  d'indubitable, 
c'est  qu'il  le  dit  ainsi. 

C'est  rusticité  que  de  donner  de  mauvaise  grâce  : 
le  plus  fort  et  le  plus  pénible  est  de  donner,  que 
coûte-t-il  d'y  ajouter  un  sourire  ? 

Il  faut  avouer  néanmoins  qu'il  s'est  trouvé  des 
hommes  qui  refusaient  plus  honnêtement  que  d'autres 


lyo  LES   CARACTÈRES   DE  LA   BRUYÈRE. 

ne  savaient  donner  ;  qu'on  a  dit  de  quelques-uns 
qu'ils  se  faisaient  si  longtemps  prier,  qu'ils  donnaient 
si  sèchement,  et  chargeaient  une  grâce  qu'on_  leur 
arrachait  de  conditions  si  désagréables,  qu'une  plus 
grande  grâce  était  d'obtenir  d'eux  d'être  dispensé  de 
rien  recevoir. 

L'on  remarque  dans  les  cours  des  hommes  avides 
qui  se  revêtent  de  toutes  les  conditions  pour  en  avoir 
les  avantages  :  gouvernement,  charge,  bénéfice,  tout 
leur  convient  :  ils  se  sont  si  bien  ajustés,  que  par 
leur  état  ils  deviennent  capables  de  toutes  les 
grâces  ;  ils  sont  amphibies,  ils  vivent  de  l'église  et  de 
l'épée,  et  auront  le  secret  d'y  joindre  la  robe.  Si  vous 
demandez:  que 'font  ces  gens  à  la  cour  ?  ils  reçoi- 
vent, et  envient  tous  ceux  à  qui  l'on  donne. 

Mille  gens  à  la  cour  y  traînent  leur  vie  à  embras- 
ser, serrer  et  congratuler  ceux  qui  reçoivent,  jusqu'à 
ce  qu'ils  y  meurent  sans  rien  avoir. 

Ménophile  emprunte  ses  mœurs  d'une  profession, 
et  d'une  autre  son  habit  :  il  masque  toute  l'année, 
quoiqu'à  visage  découvert  ;  il  parait  à  la  cour,  à  la 
ville,  ailleurs,  toujours  sous  un  certain  nom  et  sous 
le  même  déguisement.  On  le  reconnaît,  et  on  sait 
quel  il  est  à  son  visage. 

Il  y  a,  pour  arriver  aux  dignités,  ce  qu'on  appelle 
la  grande  voie  ouïe  chemin  détourné  ou  de  traverse, 
qui  est  le  plus  court. 

L'on  court  après  les  malheureux  pour  les  envisa- 
ger ;  l'on  se  range  en  haie,  ou  l'on  se  place  aux 
fenêtres  pour  observer  les  traits  et  la  contenance  d'un 
homme  qui  est  condamné  et  qui-  sait  qu'il  va  mourir  : 
vaine,  maUgne,  inhumaine  curiosité  !  Si  les  hommes 


l'es  caractères  de  ^a  bruyère. 


étaient  sages,  la  place  publique  serait  abandonnée, 
et  il  serait  établi  qu'il  y  aurait  de  l'ignominie  seule- 
ment à  voir  de  tels  spectacles.  Si  vous  êtes  si  touchés 
'  •  curiosité,  exercez-la  du  moins  en  un  sujet  noble  : 

yez  un  heureux,  contemplez-le  dans  le  jour  même 
où  il  a  été  nommé  à  un  nouveau  poste,  et  qu'il  en 
reçoit  les  compliments  :  lisez  dans  ses  yeux  et  au 
travers  d'un  calme  étudié  et  d'une  feinte  modestie 
combien  il  est  content  et  pénétré  de  soi-même  : 
voyez  quelle  sérénité  cet  accomplissement  de  ses 
désirs  répand  dans  son  cœur  et  sur  son  visage  ; 
comme  il  ne  songe  plus  qu'à  vivre  et  à  avoir  de  la 
santé  ;  comme  ensuite  sa  joie  lui  échappe  et  ne  peut 
plus  se  dissimuler  ;  comme  il  plie  sous  le  poids  de 
son  bonheur  ;  quel  air  froid  et  sérieux  il  conserve 
pour  ceux  qui  ne  sont  plus  ses  égaux  ;  il  ne  leur 
répond  pas,  il  ne  les  voit  pas  :  les  embrassements  et 
les  caresses  des  grands  qu'il  ne  voit  plus  de  si  loin, 
achèvent  de  lui  nuire  ;  il  se  déconcerte,  il  s'étourdit, 
c'est  une  courte  aliénation.  Vous  voulez  être  heu- 
reux, vous  désirez  des  grâces,  que  de  choses  pour 
vous  à  éviter  ! 

Un  homme  qui  vient  d'être  placé  ne  se  sert  plus 
de  sa  raison  et  de  son  esprit  pour  régler  sa  conduite 
et  ses  dehors  à  l'égard  des  autres.  Il  emprunte  sa 
règle  de  son  poste  et  de  son  état  ;  de  là  l'oubli,  la 
fierté,  l'arrogance,  la  dureté,  l'ingratitude. 

Théonas,   abbé  depuis  trente    ans,  se  lassait  de 

^    l'étiré.    On  a  moins  d'ardeur  et  d'impatience  de  se 

voir  habillé    de  pourpre,  qu'il  n'en  avait  de  porter 

une    croix  d'or  sur   sa  poitrine.    Et  parce  que  les 

grandes  fêtes  se  passaient  toujours  sans  rien  changer 


LES  CARACTÈRES  DE  I.A  BRUYÈRE. 


à  sa  fortune,  il  murmurait  contre  le  temps  présent, 
trouvait  l'État  mal  gouverné  et  n'en  prédisait  rien 
que  de  sinistre.  Convenant  en  son  cœur  que  le  mé- 
rite est  dangereux  dans  les  cours  à  qui  veut  s'avan- 
cer ;  il  avait  enfin  pris  son  parti  et  renoncé  à  la  pré- 
iature,  lorsque  quelqu'un  accourt  lui  dire  qu'il  est 
nommé  à  un  évtché.  Rempli  de  joie  et  de  confiance 
sur  une  nouvelle  si  peu  attendue,  vous  verrez,  dic-il, 
que  je  n'en  demeurerai  pas  là,  et  qu'ils  me  feroat 
archevêque. 

Il  faut  des  fripons  à  la  cour  auprès  des  grands  et 
des  ministres,  même  les  mieux  intentionnés  ;  mais 
l'usage  en  est  délicat,  et  il  faut  savoir  les  mettre  en 
œuvre.  Il  -y  a  des  temps  et  des  occasions  où  ils  ne 
peuvent  être  suppléés  par  d'autres.  Honneur,  vertu, 
conscience,  qualités  toujours  respectables,  souvent 
inutiles.  Que  voulez-vous  quelquefois  que  l'on  fasse 
d'un  homme  de  bien  ? 

Un  vieil  auteur,  et  dont  j'ose  rapporter  ici  les 
propres  termes,  de  peur  d'en  affaiblir  le  sens  par  ma 
traduction,  dit  que  «  seslongner  des  petits,  voire  de 
ses  pareils,  eticeulx  vilainer  et  despriser,  s'accointer 
de  grands  et  puissans  en  tous  biens  et  chevances,  et 
en  cette  leur  cointise  et  privauté  estre  de  tous  esbats, 
gabs,  mommeries  et  vilaines  besoignes  ;  estre 
eshonté,  safTrannier  et  sans  point  de  vergogne  ; 
endurer  brocards  et  gausseries  de  tous  chacuns,  sans 
pour  ce  feindre  de  cheminer  en  avant,  et  à  tout  son 
entregent,  engendre  heur  et  fortune.  » 

Jeunesse  du  prince,  source  des  belles  fortunes. 

Timante,  toujours  le  même,  et  sans  rien  perdre 
de  ce  mérite  qui  lui  a  attiré  la  première  fois  de  la 


LES  CARACTÈRES  DE  LA  BRUYÈRE.      17? 

•réputation  et  des  récompenses,  ne  laissait  pas  de 
dégénérer  dans  l'esprit  des  courtisans.  Ils  étaient  las 
de  l'estimer  ;  ils  le  saluaient  froidement,  ils  ne  lui 
souriaient  plus  ;  ils  commençaient  à  ne  le  plus 
joindre,  ils  ne  l'embrassaient  plus,  ils  ne  le  tiraient 
plus  à  l'écart  pour  lui  parler  mystérieusement  d'une 
chose  indifférente,  ils  n'avaient  plus  rien  à  lui  dire. 
Il  lui  fallait  cette  pension  ou  ce  nouveau  poste  dont 
il  vient  d'être  honoré,  pour  faire  revivre  ses  vertus 
à  demi  effacées  de  leur  mémoire,  et  en  rafraîchir 
l'idée.  Ils  lui  font  comme  dans  les  commencements, 
et  encore  mieux. 

Que  d'amis,  que  de  parents  naissent  en  une  nuit 
au  nouveau  ministre  !  Les  uns  font  valoir  leurs 
anciennes  liaisons,  leur  société  d'études,  les  droits 
du  voisinage.  Les  autres  feuillettent  leur  généalogie, 
remontent  jusqu'à  un  trisaïeul,  rappellent  le  côté 
paternel  et  le  maternel  ;  l'on  veut  tenir  à  cet  homme 
par  quelque  endroit,  et  l'on  dit  plusieurs  fois  le  jour 
que  l'on  y  tient  ;  on  l'imprimerait  volontiers  : 
«  C'est  mon  ami,  et  je  suis  fort  aise  de  son  élé- 
vation ;  j'y  dois  prendre  part,  il  m'est  assez 
proche.  » 

Hommes  vains  et  dévoués  à  la  fortune,  fades 
courtisans,  parliez-vous  ainsi  il  y  a  huit  jours?  Est-il 
devenu  depuis  ce  temps  plus  homme  de  bien, plus 
digne  du  choix  que  le  prince  en  vient  de  faire. 
Attendiez-vous  cette  circonstance  pour  le  mieux  con- 
naître ? 

Ce  qui  me  soutient  et  me  rassure  contre  les  petits 
dédains  que  j'essuie  quelquefois  des  grands  et  de  mes 
égaux,  c'est  que  je  me  dis  à  moi-même  :  Ces  gens 
T.  I.  10 


174      LES  CARACTÈRES  DE  LA  BRUYÈRE. 

n'en  veulent  peut-être  qu'à  ma  fortune,  et  ils  ont 
raison,  elle  est  bien  petite.  Ils  m'adoreraient  sans 
doute  si  j'étais  ministre. 

Dois-je  bientôt  être  en  place,  le  sait-il,  est-ce  en 
lui  un  pressentiment  ?  il  me  prévient,  il  me  salue. 

Celui  qui  dit  :  «  Je  dinai  hier  à  Tibur,  ou  j'y  soupe 
ce  soir,  »  qui  le  répète,  qui  fait  entrer  dix  fois  le 
nom  de  Plancus  dans  les  moindres  conversations, 
qui  dit  :  «  Plancus  me  demandait...  je  disais  à  Plan- 
cus... »  Celui-là  même  apprend  dans  ce  moment 
que  son  héros  vient  d'être  enlevé  par  une  mort 
extraordinaire.  Il  part  de  la  maison,  il  rassemble  le 
public  dans  les  places  ou  sous  les  portiques,  accuse 
le  mort,  décrie  sa  conduite,  dénigre  son  consulat, 
lui  ôte  jusqu'à  la  science  des  dé^'ails  que  la  voix 
pubUque  lui  accorde,  ne  lui  passe  point  une  mémoire 
heureuse,  lui  refuse  l'éloge  d'un  homme  sévère  et 
laborieux,  ne  lui  fait  pas  l'honneur  de  lui  croire 
parmi  les  ennemis  de  l'empire  un  ennemi. 

Un  homme  de  mérite  se  donne,  je  crois,  un  joli 
spectacle  lorsque  la  même  place  à  une  assemblée  ou 
à  un  spectacle,  dont  il  est  refusé,  il  la  voit  accorder 
à  un  homme  qui  n'a  point  d'yeux  pour  voir,  ni 
d'oreilles  pour  entendre,  ni  d'esprit  pour  connaître 
et  pour  juger,  qui  n'est  recom:nandable  que  par  de 
certaines  livrées,  que  même  il  ne  porte  plus. 

Théodote,  avec  un  habit  austère,  a  un  visage 
comique  et  d'un  homme  qui  entre  sur  la  scène  ;  sa 
voix,  sa  démarche,  son  geste,  son  attitude  accom- 
pagnent son  visage  ;  il  est  fin,  cauteleux,  doucereux, 
mystérieux  ;  il  s'approche  de  vous,  et  il  vous  dit  à 
.  l'oreille   :    voilà  un    beau    temps,    voilà  un    grand 


LES  CARACTÈRES  DE  LA  BRUYÈRE.      175 

dégel.  S'il  n'a  pas  les  grandes  manières,  il  a  du 
moins  toutes  les  petites,  et  celles  même  qui  ne  con- 
viennent guère  qu'à  une  jeune  précieuse.  Imaginez- 
vous  l'application  d'un  enfant  à  élever  un  château 
de  carte  ou  à  se  saisir  d'un  papillon,  c'est  celle  de 
Théodote  pour  une  affaire  de  rien,  et  qui  ne  mérite 
pas  qu'on  se  remue  ;  il  la  traite  sérieusement  et 
comme  quelque  chose  qui  est  capital  ;  il  agit,  il 
s'empresse,  il  la  fait  réussir  ;  le  voilà  qui  respire  et 
qui  se  repose,  et  il  a  raison,  elle  lui  a  coûté  beaucoup 
de  peine.  L'on  voit  des  gens  enivrés,  ensorcelés  de 
la  faveur  ;  ils  y  pensent  le  jour,  ils  y  rêvent  la  nuit; 
ils  montent  l'escalier  d'un  ministre  et  ils  en  des- 
cendent ;  ils  sortent  de  son  antichambre  et  ils  y 
rentrent  ;  ils  n'ont  rien  à  lui  dire  et  ils  lui  parlent  ; 
ils  lui  parlent  une  seconde  fois,  les  voilà  contents, 
ils  lui  ont  parlé.  Pressez-les,  tordez-les,  ils  dégout- 
tent l'orgueil,  l'arrogance,  la  présomption  ;  vous 
leur  adressez  la  parole,  ils  ne  vous  répondent  point, 
ils  ne  vous  connaissent  point  ;  ils  ont  les  yeux 
égarés  et  l'esprit  aliéné  ;  c'est  à  leurs  parents  à  en 
prendre  soin  et  à  les  renfermer,  de  peur  que  leur 
folie  ne  devienne  fureur,  et  que  le  monde  n'en 
souffire.  Tliéodote  a  une  plus  douce  manie,  il  aime 
la  faveur  éperdument,  mais  sa  passion  a  moins 
d'éclat  ;  il  lui  fait  des  vœux  en  secret,  il  la  cultive, 
il  la  sert  mystérieusement  ;  il  est  au  guet  et  à  la  dé- 
couverte sur  tout  ce  qui  parait  de  nouveau  avec  les 
livrées  de  la  faveur  ;  ont-ils  une  prétention,  il  s'offre 
à  eux,  il  s'intrigue  pour  eux,  il  leur  sacrifie  sourde- 
ment mérite,  alliance,  amitié,  engagement,  recon- 
naissance. Si  la  place  d'un  Cassini  devenait  vacante, 


lyô  LES   CARACTÈRES   DE  tA   BRUYÈRE. 

et  que  le  suisse  ou  le  postillon  du  favori  s'avisât  de 
la  demander,  il  appuierait  sa  demande,  il  le  jugerait 
digne  de  cette  place,  il  le  trouverait  capable  d'ob- 
server et  de  calculer,  de  parler  de  parhélies  et  de 
parallaxes. 

Si  vous  demandiez  de  Théodote  s'il  est  auteur  ou 
plagiaire,  original  ou  copiste,  je,  vous  donnerais  ses 
ouvrages  et  je  vous  dirais  :  lisez  et  jugez  ;  mais  s'il 
est  dévot  ou  courtisan,  qui  pourrait  le  décider  sur  le 
portrait  que  j'en  viens  de  faire?  Je  prononcerais  plus 
hardiment  sur  son  étoile.  Oui,  Théodote,  j'ai  observé 
le  point  de  votre  naissance  :  vous  serez  placé  et 
bientôt  ;  ne  veillez  plus,  n'imprimez  plus  ;  le  public 
vous  demande  quartier. 

N'espérez  plus  de  candeur,  de  franchise,  d'équité, 
de  bons  offices,  de  services,  de  bienveillance,  de  gé- 
nérosité, de  fermeté  dans  un  homme  qui  s'est  depuis 
quelque  temps  livré  à  la  cour  et  qui  secrètement  veut 
sa  fortune.  Le  reconnaissez-vous  à  son  visage,  à  ses 
entretiens  ?  Il  ne  nomme  plus  chaque  chose  par  son 
nom  ;  il  n'y  a  plus  pour  lui  de  fripons,  de  fourbes, 
de  sots  et  d'impertinents.  Celui  dont  il  lui  échappe- 
rait de  dire  ce  qu'il  en  pense  est  celui-là  même  qui, 
venant  à  le  savoir,  l'empêcherait  de  cheminer.  Pen- 
sant mal  de  tout  le  monde.,  il  n'en  dit  de  personne  ; 
ne  voulant  du  bien  qu'à  lui  seul,  il  veut  persuader 
qu'il  en  veut  à  tous,  afin  que  tous  lui  en  fassent  ou 
que  nul  du  moins  lui  soit  contraire.  Non  content 
de  n'être  pas  sincère,  il  ne  souffre  pas  que  personne 
le  soit  ;  la  vérité  blesse  son  oreille  ;  il  est  froid  et 
indifférent  sur  les  observations  que  l'on  fait  sur  la 
cour  et  sur  le  courtisan  :  et  parce  qu'il  les  a  enten- 


LES  CARACTÈRES  DE  LA  BRUYÈRE.      177 

dues,  il  s'en  croit  complice  et  responsable.  Tyran 
de  la  société  et  martyr  de  son  ambition,  il  a  une  triste 
circonspection  dans  sa  conduite  et  dans  ses  discours, 
une  raillerie  innocente,  mais  froide  et  contrainte, 
un  rire  forcé,  des  caresses  contrefaites,  une  conversa- 
tion interrompue  et  des  distractions  fréquentes  ;  il  a 
une  profusion,  le  dirai-je  ?  des  torrents  de  louanges 
pour  ce  qu'a  fait  ou  ce  qu'a  dit  un  homme  placé  et 
qui  est  en  faveur,  et  pour  tout  autre  une  sécheresse 
de  pulmonique  :  il  a  des  formules  de  compliments 
différents  pour  l'entrée  et  pour  la  sortie  à  l'égard  de 
ceux  qu'il  visite  ou  dont  il  est  visité  ;  et  il  n'y  a  per- 
sonne de  ceux  qui  se  payent  de  mines  et  de  façons 
de  parler  qui  ne  sorte  d'avec  lui  fort  satisfait.  Il  vise 
également  à  se  faire  des  patrons  et  des  créatures  ; 
il  est  médiateur,  confident,  entremetteur  :  il  veut 
gouverner  ;  il  a  une  ferveur  de  novice  pour  toutes 
les  pet'tes  pratiques  de  cour;  il  sait  où  il  faut  se  placer 
pour  être  vu  ;  il  sait  vous  embrasser,  prendre  part  à 
votre  Joie,  vous  faire  coup  sur  coup  des  questions 
empressées  sur  votre  santé,  sur  vos  affaires  ;  et  pen- 
dant que  vous  lui  répondez,  il  perd  le  fil  de  sa  cu- 
riosité, vous  interrompt,  entame  un  autre  sujet  ;  ou, 
s'il  survient  quelqu'un  à  qui  il  doive  un  discours  tout 
différent,  il  sait,  en  achevant  de  vous  congratuler, 
lui  faire  un  compliment  de  condoléance  ;  il  pleure 
d'un  œil  et  rit  de  l'autre.  Se  formant  quelquefois  sur 
les  ministres  ou  sur  le  favori,  il  parle  en  public  de 
choses  frivoles,  du  vent,  de  la  gelée  ;  il  se  tait,  au 
contraire,  et  fait  le  mystérieux  sur  ce  qu'il  sait  de 
plus  important,  et  plus  volontiers  encore  sur  ce  qu'il 
ne  sait  point. 


lyS      LES  CARACTÈRES  DE  LA  BRUYÈRE. 

Il  y  a  un  pays  où  les  joies  sont  visibles,  mais 
fausses,  et  les  chagrins  cachés,  mais  réels.  Qui  croi- 
rait que  l'empressement  pour  les  spectacles,  que  les 
éclats  et  les  applaudissements  aux  théâtres  de  Mo- 
lière et  d'Arlequin,  les  repas,  la  chasse,  les  ballets, 
les  carrousels,  couvrissent  tant  d'inquiétudes,  de 
soins  et  de  divers  intérêts,  tant  de  craintes  et  d'espé- 
rances, des  passions  si  vives  et  des  affaires  si  sé- 
rieuses ? 

La  vie  de  la  cour  est  un  jeu  sérieux,  mélanco- 
lique, qui  applique  ;  il  faut  arranger  ses  pièces  et  ses 
batteries,  avoir  un  dessein,  le  suivre,  parer  celui  de 
son  adversaire,  hasarder  quelquefois  et  jouer  de  ca- 
price, et  après  toutes  ses  rêveries  et  toutes  ses  me- 
sures, on  est  échec,  quelquefois  mat.  Souvent,  avec 
des  pions  qu'on  ménage  bien,  on  va  à  dame,  et  l'on 
gagne  la  partie  :  le  plus  habile  l'emporte  ou  le  plus 
heureux. 

Les  roues,  les  ressorts,  les  mouvements  sont 
cachés  ;  rien  ne  parait  d'une  montre  que'son  aiguille, 
qui  insensiblement  s'avance  et  achève  son  tour  : 
image  du  courtisan  d'autant  plus  parfaite,  qu'après 
avoir  fait  assez  de  chemin,  il  revient  au  même  point 
d'où  il  est  parti. 

Les  deux  tiers  de  ma  vie  sont  écoulés,  pourquoi 
tant  m'inquiéter  sur  ce  qui  m'en  reste  ?  La  plus  bril- 
lante fortune  ne  mérite  point  ni  le  tourment  que  je 
me  donne,  ni  les  petitesses  où  je  me  surprends,  ni 
les  humiliations,  ni  les  hontes  que  j'essuie  :  trente 
années  détruiront  ces  colosses  de  puissance  qu'on  ne 
voyait  bien  qu'à  force  de  lever  la  tête.  Nous  dispa- 
raîtrons, moi  qui  suis  si  peu  de  chose,  et  ceux  que  je 


LES  CARACTERES  DE  LA  BRUYERE.      I79 

contemplais  si  avidement,  et  de  qui  j'espérais  toute 
ma  grandeur.  Le  meilleur  de  tous  les  biens,  s'il  y  a 
des  biens,  c'est  le  repos,  la  retraite,  et  un  endroit 
qui  soit  son  domaine.  N***  a  pensé  cela  dans  sa  dis- 
grâce et  l'a  oublié  dans  la  prospérité. 

Un  noble,  s'il  vit  chez  lui  dans  sa  province,  il  vit  ■ 
libre,  mais   sans  appui  ;    s'il  vit   à  la  cour,  il  est 
protégé,   mais  il  est  esclave  ;  cela  se  compense. 

Xantippe,  au  fond  de  sa  province,  sous  un  vieux 
toit  et  dans  un  mauvais  lit,  a  rêvé  pendant  la  nuit 
qu'il  voyait  le  prince,  qu'il  lui  parlait  et  qu'il  en  res- 
sentait une  extrême  joie.  Il  a  été  triste  à  son  réveil  ; 
il  .a  conté  son  songe  et  il  a  dit  :  «  Quelles  chimères 
ne  tombent  point  dans  l'esprit  des  hommes  pendant 
qu'ils  dorment  !  »  Xantippe  a  continué  de  vivre,  il 
est  venu  à  la-  cour,  il  a  vu  le  prince,  il  lui  a  parlé, 
et  il  a  été  plus  loin  que  son  songe,  il  est  favori. 

Qui  est  plus  esclave  qu'un  courtisan  assidu  si  ce 
n'est  un  courtisan  plus  assidu  ?  L'esclave  n'a  qu'un 
maître  ;  l'ambitieux  en  a  autant  qu'il  y  a  de  gens 
utiles  à  sa  fortune. 

Mille  gens  à  peine  connus  font  la  foule  au  lever 
pour  être  vus  du  prince,  qui  n'en  saurait  voir  mille  à^ 
la  fois,  et  s'il  ne  voit  aujourd'hui  que  ceux  qu'il 
vit  lùer  et  qu'il  verra  demain,  combien  de  malheu- 
reux !  • 

De  tous  ceux  qui  s'empressent  auprès  des  grands 
et  qui  leur  font  la  cour,  un  petit  nombre  les  re- 
cherche par  des  vues  d'ambition  et  d'intérêt,  un  plus 
grand  nombre  par  une  ïidicule  vanité  ou  par  une 
sotte  impatience  de  se  faire  voir. 

Il  y  a  de  certaines  familles  qui,  par  les  lois   du 


l80  LLJ   CARACTÈRES   DE    _\. BRUYÈRE. 

monde,  ou  ce  qu'on  appelle  de  la  bienséance,  doivent 
être  irréconciliables  :  les  voilà  réunies,  et  où  la  reli- 
gion a  échoué  quand  elle  a  voulu  l'entreprendre,  l'in- 
térct  s'en  joue  et  le  fait  sans  peine. 

L'on  parle  d'une  région  où  les  vieillards  sont  ga- 
lants, polis  et  civils,  les  J2unes  gens  au  contraire 
durs,  féroces,  sans  mœurs  ni  politesse  ;  ils  se  trou- 
vent affranchis  de  la  passion  des  femmes  dans  un  âge 
où  l'on  commence  ailleurs  à  la  sentir  ;  ils  leur  pré- 
fèrent des  repas,  des  viandes  et  des  amours  ridicules. 
Celui-là,  chez  eux,  est  sobre  et  modéré  qui  ne 
s'enivre  que  de  vin  :  l'usage  trop  fréquent  qu'ils  en  ont 
fait  le  leur  a  rendu  insipide.  Ils  cherchent  à  réveiller 
leur  goût  déjà  éteint  par  des  eaux-de-vie  et  par  toutes 
les  liqueurs  les  plus  violentes  ;  il  ne  manque  à  leur 
débauche  que  de  boire  de  l'eau-forte.  Ceux  qui  habi- 
tent cette  contrée  ont  une  physionomie  qui  n'est  pas 
nette,  mais  confuse,  embarrassée  dans  une  épaisseur 
de  cheveux  étrangers  qu'ils  préfèrent  aux  naturels,  et 
dont  ils  font  un  long  tissu  pour  couvrir  leur  tête  ;  il 
descend  à  la  moitié  du  corps,  change  les  traits  et 
empêche  qu'on  ne  connaisse  les  hommes  à  leur  vi- 
dage. Ces  peuples  d'ailleurs  ont  leur  dieu  et  leur  roi. 
Les  grands  de  la  nation  s'assemblent  tous  les  "jours, 
à  une  certaine  heure,  dans  un  temple  qu'ils  nomment 
église.  Il  y  a  au  fond  de  ce  temple  un  autel  consacré 
à  leur  dieu,  où  un  prêtre  célèbre  des  mystères  qu'ils 
appellent  saints,  sacrés  et  redoutables.  Les  grands 
forment  un  vaste  cercle  au  pied  de  cet  autel,  et  pa- 
raissent debout,  le  dos  tourné  directement  aux  prê- 
tres et  aux  saints  mystères,  et  les  faces  élevées  vers 
leur  roi,  que  l'on  voit  à  genoux  sur  une  tribune,  et  à 


LES  CARACTÈRES  DE  LA  BRUYÈRE. 


qui  ils  semblent  avoir  tout  l'esprit  et  tout  le  cœur  ap- 
pliqués. On  ne  laisse  pas  de  voir  dans  cet  usage  iftie 
espèce  de  subordination  ;  car  le  peuple  parait  adorer 
le  prince,  et  le  prince  adorer  Dieu.  Les  gens  du  pays 
le  nomment  Versailles  ;  il  est  à  quelque  quarante- 
huit  degrés  d'élévation  du  pôle,  et  à  plus  de  onze 
cents  lieues  de  mer  des  Iroquois  et  des  Hurons. 

Qui  considérera  que  le  visage  du  prince  fait  toute 
la  félicité  du  courtisan,  qu'il  s'occupe  et  se  remplit 
pendant  toute  sa  vie  de  le  voir  et  d'en  être  vu,  com- 
prendra un  peu  comment  voir  Dieu  peut  faire  toute 
la  gloire  et  tout  le  bonheur  des  saints.  Les  grands 
seigneurs  sont  pleins  d'égards  pour  les  princes  ;  c'est 
leur  affaire,  ils  ont  des  inférieurs  ;  les  petits  courti- 
sans se  relâchent  sur  ces  devoirs,  font  les  familiers, 
et  vivent  comme  gens  qui  n'ont  d'e.xemples  à  donner 
à  personne. 

Que  manque-t-il  de  nos  jours  à  la  jeunesse  ?  elle 
peut,  et  elle  sait  :  ou  du  moins  quand  elle  saurait 
autant  qu'elle  peut,  elle  ne  serait  pas  plus  décisive. 

Faibles  hommes  !  un  grand  dit  de  Timagène,  votre 
ami,  qu'il  est  un  sot,  et  il  se  trompe  ;  je  ne  demande 
pas  que  vous  répliquiez  qu'il  est  homme  d'esprit;  osez 
seulement  penser  qu'il  n'est  pas  un  sot. 

De  même  il  prononce  d'Iphicrate  qu'il  manque  de 
cœur  :  vous  lui  avez  vu  faire  une  belle  action,  ras- 
surez-vous ;  je  vous  dispense  de  la  raconter,  pourvu 
qu'après  ce  que  vous  venez  d'entendre,  vous  vous 
souveniez  encore  de  la  lui  avoir  vu  faire. 

Qui  sait  parler  aux  rois,  c'est  peut-être  où  se  ter- 
mine toute  la  prudence  et  toute  la  souplesse  du  cour- 
tisan. Une  parole  échappe  et  elle  tombe  de  l'oreille 


l82  LES   CARACTÈRES  DE   LA   BRUYÈRE. 

du  prince  bien  avant  dans  sa  mémoire,  et  quelquefois 
jusque  dans  son  cœur  :  il  est  impossible  de  la  ravoir  ; 
tous  les  soins  que  l'on  prend  et  toute  l'adresse  dont 
on  use  pour  l'expliquer  ou  pour  l'affaiblir,  servent  à 
la  graver  plus  profondément  et  à  l'enfoncer  davan- 
tage. Si  ce  n'est  que  contre  nous-mêmes  que  nous 
ayons  parlé,  outre  que  ce  malheur  n'est  pas  ordi- 
naire, il  y  a  encore  un  prompt  remède,  qui  est  de 
nous  instruire  par  notre  faute,  et  de  souffrir  la  peine 
de  notre  légèreté  :  mais  si  c'est  contre  quelque  autre, 
quel  abattement,  quel  repentir  !  Y  a-t-il  une  règle 
plus  utile  contre  un  si  dangereux  inconvénient,  que 
de  parler  des  autres  aux  souverains,  de  leurs  person- 
nes, de  leurs  ouvrages,  de  leurs  mœurs,  ou  de  leur 
conduite,  du  moins  avec  l'attention,  les  précautions 
et  les  mesures  dont  on  parle  de  soi  ? 

Diseurs  de  bons  mots,  mauvais  caractère  (i)  ;  je  le 
dirais  s'il  n'avait  été  dit.  Ceux  qui  nuisent  à  la  répu- 
tation ou  à  la  fortune  des  autres,  plutôt  que  de  per- 
dre un  bon  mot,  méritent  une  peine  infamante  :  cela 
n'a  pas  été  dit,  et  je  l'ose  dire. 

Il  y  a  un  certain  nombre  de  phrases  toutes  faites, 
que  l'on  prend  comme  dans  un  magasin,  et  dont  l'on 
se  sert  pour  se  féliciter  les  uns  les  autres  sur  les  évé- 
nements.Bien  qu'elles  se  disent  souvent  sansaffection, 
et  qu'elles  soient  reçues  sans  reconnaissance,  il  n'est 
pas  permis  avec  cela  de  les  omettre,  parce  que  du 
moins  elles  sont  l'image  de  ce  qu'il  y  a  au  monde  de 
meilleur,  qui  est  l'amitié,  et  que  les  hommes,  ne 
pouvant  guère  compter  les  uns  sur  les  autres  pour  la 

(i)  Pefisiesàt  Pascal. 


LES   CARACTÈRES   DE   LA   BRUYÈRE.  183 

réalité,  semblent  être  convenus  entre  eux  de  se  con- 
tenter des  apparences. 

Avec  cinq  ou  six  termes  de  l'art,  et  rien  de  plus, 
l'on  se  donne  pour  connaisseur  en  musique  y  en 
tableaux,  en  bâtiments,  et  en  bonne  chère,  l'on 
croit  avoir  plus  de  plaisir  qu'un  autre  à  entendre,  à. 
voir  et  à  manger  :  l'on  impose  à  ses  semblables,  et 
l'on  se  trompe  soi-même. 

La  cour  n'est  jamais  dénuée-  d'un  certain  nombre 
de  gens  en  qui  l'usage  du  monde,  la  politesse  ou  la 
fortune  tiennent  lieu  d'esprit,  et  suppléent  au  mérite. 
Ils  savent  entrer  et  sortir  ;  ils  se  tirent  de  la  conver- 
sation en  ne  s'y  mêlant  point  ;  ils  plaisent  à  force  de 
se  taire,  et  se  rendent  importants  par  un  silence 
longtemps  soutenu,  ou  tout  au  plus  par  quelques 
monosyllables  ;  ils  payent  de  mines,  d'une  inflexion 
de  voix,  d'un  geste  et  d'un  sourire  ;  ils  n'ont  pas,  si 
je  l'ose  dire,  deux  pouces  de  profondeur  ;  si  vous  les 
enfoncez  vous  rencontrez  le  tuf. 

Il  y  a  des  gens  à  qui  la  faveur  arrive  comme  un 
accident  ;  ils  en  sont  les  premiers  surpris  et  conster- 
nés :  ils  se  reconnaissent  enfin  et  se  trouvent  dignes 
de  leur  étoile  ;  et  comme  si  la  stupidité  et  la  fortune 
étaient  deux  choses  incompatibles,  ou  qu'il  fût  impos- 
sible d'être  heureux  et  sot  tout  à  la  fois,  ils  se  croient 
de  l'esprit.  Us  hasardent,  que  dis-je  !  ils  ont  la  con- 
fiance de  parler  en  toute  rencontre,  et  sur  (Quelque 
matière  qui  puisse  s'offrir,  et  sans  nul  discerne- 
ment des  personnes  qui  les  écoutent  :  ajouterai-j^e 
qu'ils  épouvantent,  ou  qu'ils  donnent  le  dernier 
dégoût  par  leur  fatuité  et  par  leurs  fadaises  ?  il 
est  vrai  du  moins  qu'ils  déshonorent  sans  ressource 


l84      LES  CARACTÈRES  DE  LA  BRUYÈRE. 

ceux  qui  ont  quelque  part  au  hasard  de  leur  éléva- 
tion. 

Comment  nommerai-je  cette  sorte  de  gens  qui  ne 
sont  fins  que  pour  les  sots  ?  je  sais  du  moins  que  les 
habiles  les  confondent  avec  ceux  qu'ils  savent 
tromper. 

C'est  avoir  fait  un  grand  pas  dans  la  finesse  que 
de  faire  penser  de  soi  que  l'on  n'est  que  médiocre- 
ment fin. 

La  finesse  n'est  ni  une  trop  bonne  ni  une  trop 
mauvaise  qualité  :  elle  flotte  entre  le  vice  et  la  vertu; 
il  n'y  a  point  de  rencontre  où  elle  ne  puisse,  et 
peut-être  où  elle  ne  doive  être  suppléée  par  la  pru- 
dence. 

La  finesse  est  l'occasion  prochaine  de  la  fourberie; 
de  l'une  à  1  autre  le  pas  est  glissant  :  le  mensonge 
seul  en  fait  la  différence;  si  on  l'ajoute  à  la  finesse, 
c'est  fourberie. 

Avec  les  gens  qui  par  finesse  écoutent  tout  et 
parlent  peu,  parlez  encore  moins,  ou  si  vous  parlez 
beaucoup,  dites  peu  de  chose. 

Vous  dépendez,  dans  une  affaire  qui  est  juste  et 
importante,  du  consentement  de  deux  personnes. 
L'un  vous  dit,  j'y  donne  les  mains  pourvu  qu'un  tel 
y  condescende  ;  et  ce  tel  y  condescend,  et  ne  désire 
plus  que  d'être  assuré  des  intentions  de  l'autre  ; 
cependant  rien  n'avance  :  les  mois,  les  années  s'é- 
coulent inutilement.  Je  m'y  perds,  dites-vous,  et  je 
n'y  comprends  rien  :  il  ne  s'agit  que  de  faire  qu'ils 
s'abouchent  et  qu'ils  se  parlent.  Je  vous  dis,  moi, 
que  j'y  vois  clair,  et  que  j'y  comprends  tout  ;  ils  se 
sont  parlé. 


LES   CARACTÈRES   DE    LA   Br^UYÈlH.  l8) 

Il  me  semble  que  qui  sollicite  pour  les  autres  a  la 
confiance  d'un  homme  qui  demande  justice  et  qu'en 
parlant  ou  en  agissant  pour  soi-même,  on  a  l'em- 
barras et  la  pudeur  de  celui  qui  demande  grâce. 

Si  l'on  ne  se  précautionne  à  la  cour  contre  les 
pièges  que  l'on  y  tend  sans  cesse  pour  faire  tomber 
dans  le  ridicule,  l'on  est  étonné,  avec  tout  son 
esprit,  de  se  trouver  la  dupe  de  plus  sots  que  soi. 

Il  y  a  quelques  rencontres  dans  la  vie  où  la  vérité 
et  la  simplicité  sont  le  meilleur  manège  du  monde. 
Ètes-vous  en  faveur  ?  tout  manège  est  bon,  vous  ne 
faites  point  de  fautes,  tous  les  chemins  vous  mènent 
au  terme  ;  autrement  tout  est  faute,  rien  n'est  utile, 
il  n'y  a  point  de  sentier  qui  ne  vous  égare. 

Un  homme  qui  a  vécu  dans  l'intrigue  un  certain 
temps  ne  peut  plus  s'en  passer  ;  toute  autre  vie  pour 
lui  est  languissante. 

Il  faut  avoir  de  l'esprit  pour  être  homme  de  cabale; 
l'on  peut  cependant  en  avoir  à  un  certain  point,  que 
l'on  est  au-dessus  de  l'intrigue  et  de  la  cabale,  et  que 
l'on  ne  saurait  s'y  assujettir  ;  l'on  va  alors  à  une 
grande  fortune  ou  à  \ine  haute  réputation  par  d'autres 
chemins. 

Avec  un  esprit  sublime,  une  doctrine  universelle, 
une  probité  à  toutes  épreuves  et  un  mérite  très  accom- 
pli, n'appréhendez  pas,  ô  Aristide,  de  tomber  à  la 
cour,  ou  de  perdre  la  faveur  des  grands,  pendant  tout 
le  temps  qu'ils  auront  besoin  de  vous. 

Qu'un  favori  s'observe  de  fort  près  ;  car  s'il  me 
fait  moins  attendre  dans  son  antichambre  qu'à  l'or- 
dinaire, s'il  a  le  visage  plus  ouvert,  s'il  fronce  moins 
le  sourcil,  s'il  m'écoute  plus  volontiers,  et  s'il  me 

T.    I.  II 


l86      I-ES  CARACTÈRES  DE  I.A  BRUYÈRE. 

reconduit  un  peu  loin,  je  penserai  qu'il  commence  à 
tomber,  et  je  penserai  vrai. 

L'homme  a  bien  peu  de  ressources  dans  soi-même, 
puisqu'il  lui  faut  une  disgrâce  ou  une  mortification 
pour  le  rendre  plus  humain,  plus  traitable,  moins 
féroce,  plus  honnête  homme. 

L'on  contemple  dans  les  cours  de  certaines  gens, et 
l'on  voit  bien  à  leurs  discours  et  à  toute  leur  conduite 
qu'ils  ne  songent  ni  à  leurs  grands-pères,  ni  à  leurs 
petits-fils  ;  le  présent  est  pour  eux  ;  ils  n'en  jouissent 
pas,  ils  en  abusent. 

Straton  est  né  sous  deux  étoiles  :  malheureux, 
heureux  dans  le  même  degré.  Sa  vie  est  un  roman  : 
non,  il  lui  manque  le  vraisemblable.  Il  n'a  point 
eu  d'aventures,  il  a  eu  de  beaux  songes,  il  en  a  eu  de 
mauvais  ;  que  dis-je  !  on  ne  rêve  point  comme  il  a 
vécu.  Personne  n'a  tiré  d'une  destinée  plus  qu'il  a 
fait  ;  l'extrême  et  le  médiocre  lui  s-'nt  connus.  Il  a 
brillé,  il  a  souffert,  il  a  mené  une  vie  commune  ; 
rien  ne  lui  est  échappé.  Il  s'est  fait  ^•aloir  par  des 
vertus  qu'il  assurait  fort  sérieusement  qui  étaient  en 
lui  :  il  a  dit  de  soi  :  «  J'ai  de  l'esprit,  j'ai  du  courage  ;  » 
et  tous  ont  dit  après  lui  :  «  li  a  de  l'esprit,  il  a  du 
ccurage.  »  Il  a  exercé  dans  l'une  et  dans  l'autre  for- 
tune le  génie  du  courtisan,  qui  a  dit  de  lui  plus  de 
bien  peut-être  et  plus  de  mal  qu'il  n'y  en  avait.  Le 
joli,  l'aimable,  le  rare,  le  merveilleux,  l'héroïque,  ont 
été  emploj'és  à  son  éloge  ;  et  tout  le  contraire  a 
servi  depuis  pour  le  ravaler  :  caractère  équivoque, 
mêlé,  enveloppé  ;  une  énigme,  une  question  presque 
indécise  (i). 

(i;  Lav.zun.  (Ed.) 


LES    CARACTERES   DE    LA    BRUYERE. 


La  faveur  met  l'homme  au-dessus  de  ses  égaux  ; 
et  sa  chute  au-dessous.  Celui  qui  un  beau  jour  sait 
renoncer  fermement  ou  à  un  grand  nom,  ou  à  une 
grande  fortune,  se  délivre  en  un  moment  de  bien  des 
peines,  de  bien  des  veilles,  et  quelquefois  de  bien  des 
crimes. 

Dans  cent  ans,  le  monde  subsistera  encore  en  son 
entier  :  ce  sera  le  même  théâtre  et  les  mêmes  déco- 
rations, ce  ne  seront  plus  les  mêmes  acteurs.  Tout 
ce  qui  se  réjouit  sur  une  grâce  reçue,  ou  ce  qui  s'at- 
triste et  se  désespère  sur  un  refus,  tous  auront  dis- 
paru de  dessus  la  scène.  li  s'avance  déjà  sur  le  théâtre 
d'autres  hommes  qui  vont  jouer  dans  une  même 
pièce  les  mêmes  rôles  ;  iis  s'évanouiront  à  leur  tour  ; 
et  ceux  qui  ne  sont  pas  encore  un  jour  ne  seront 
plus  ;  de  nouveaux  acteurs  ont  pris  leur  place.  Quel 
fond  à  faire  sur  un  personnage  de  comédie  ! 

Qui  a  vu  la  cour  a  vu  du  monde  ce  qui  est  le  plus 
beau,  le  plus  précieux  et  le  plus  orné  ;  qui  méprise  la 
cjur  après  l'avcir  vue  méprise  le  monde. 

La  vilh  (i)  dégoûte  de  la  province  ;  la  cour  dé- 
trompe de  la  ville  et  guérit  de  la  cour. 

Un  esprit  sain  puise  à  la  cour  le  goût  de  la  soli- 
tude et  de  la  retraite. 


(I)  Paris.  (Ed). 


l88  LES   CARACTÈRES   DE   LA   BRUYÈRE. 


DES    GRANDS. 

T  a  prévention  du  peuple  en  faveur  des  grands  est 
-•—'si  aveugle,  et  l'entêtement  pour  leur  geste,  leur 
visage,  leur  ton  de  voi.K  et  leurs  manières  si  général, 
que  s'ils  s'avisaient  d'être  bons,  cela  irait  à  l'idolâ- 
trie. 

Si  vous  êtes  né  vicieux,  ô  Théagène,ie  vous  plains  ; 
si  vous  le  devenez  par  faiblesse  pour  ceux  qui  ont 
intérêt  que  vous  le  soyez,  qui  ont  juré  entre  eux  de 
vous  corrompre,  et  qui  se  vantent  déjà  de  pouvoir  y 
réussir,  souffrez  que  je  vous  méprise.  Mais  si  vous 
êtes  sage,  tempérant,  modeste,  civil,  généreux, 
reconnaissant,  laborieux,d'un  rang  d'ailleurs  et  d'une 
naissance  à  donner  des  exemples  plutôt  qu'à  les  pren- 
dre d'autrui,  et  à  faire  des  règles  plutôt  qu'à  les  rece- 
voir, convenez  avec  cette  sorte  de  gens  de  suivre 
par  complaisance  leurs  dérèglements,  leurs  vices  et 
leur  folie,  quand  ils  auront,  par  la  déférence  qu'ils 
vous  doivent,  exercé  toutes  les  vertus  que  vous  ché- 
rissez :  ironie  forte,  mais  utile,  très  propre  à  mettre 
vos  mœurs  en  sûreté,  à  renverser  tous  leurs  projets 
et  à  les  jeter  dans  le  parti  de  continuer  d'être  ce  qu'ils 
sont,  et  de  vous  laisser  tel  que  vous  êtes. 

L'avantage  des  grancfs  sur  les  autres  hommes  est 
immense  par  un  endroit.  Je  leur  cède  leur  bonne 
chère,  leurs  riches  ameublements,  leurs  chiens,  leurs 


lES  CARACTÈRES  DE  LA  BRUYÈRE.      189 

■  chevaux,  leurs  singes,  leurs  nains,  leurs  fous  et  leurs 
flatteurs  ;  mais  je  leur  envie  le  bonheur  d'avoir  à  leur 
service  des  gens  qui  les  égalent  par  le  cœur  et  par 
l'esprit,  et  qui  les  passent  quelquefois. 

Les  grands  se  piquent  d'ouvrir  une  allée  dans  une 
forêt,  de  soutenir  des  terres  par  de  longues  murailles, 
de  dorer  des  plafonds,  de  faire  venir  dix  pouces 
d'eau,  de  meubler  une  orangerie  ;  mais  de  rendre 
un  cœur  content,  de  combler  une  âme  de  joie,  de 
prévenir  d'extrêmes  besoins  ou  d'y  remédier,  leur 
curiosité  ne  s'étend  point  jusque-là. 

On  demande  si,  en  comparant  ensemble  les  diffé- 
rentes conditions  des  hommes,  leurs  peines,  leurs 
avantages,  on  n'y  remarquerait  pas  un  mélange  ou 
une  espèce  de  compensation  de  bien  et  de  mal,  qui 
établirait  entre  elles  l'égalité,  ou  qui  ferait  du  moins 
que  l'une  ne  serait  guère  plus  désirable  que  l'autre. 
Celui  qui  est  puissant,  riche  et  à  qui  il  ne  manque 
rien,  peut  former  cette  question,  mais  il  faut  que  ce 
soit  un  homme  pauvre  qui  la  décide. 

Il  ne  laisse  pas  d'y  avoir  comme  un  charme  attaché 
à  chacune  des  différentes  conditions,et  qui  y  demeure, 
jusqu'à  ce  que  la  misère  l'en  ait  ôté.  Ainsi  les  grands 
se  plaisent  dans  l'excès,  et  les  petits  aiment  la  modé- 
ration :  ceux-là  ont  le  goût  de  dominer  et  de  com- 
mander, et  ceux-ci  sentent  du  plaisir  et  même  de  la 
vanité  à  les  servir  et  à  leur  obéir  :  les  grands  sont 
entourés,  salués,  respectés  ;  les  petits  entourent, 
saluent,  se  prosternent,  et  tous  sont  contents. 

Il  coûte  si  peu  aux  grands  à  ne  donner  que  des 
paroles,  et  leur  condition  les  dispense  si  fort  de  tenir 
les  belles  promesses  qu'ils  vous  ont  faites,  que  c'est 


IÇO      I.HS  CARACTÈRES  DE  LA  BRUYÈRE. 

modestie  à  eux  de  ne  promettre  pas  encore  plus  lar- 
gement. 

Il  est  vieux  et  usé,  dit  un  grand,  il  s'est  crevé  à 
me  suivre,  qu'en  faire  ?  Un  autre  plus  jeune  enlève 
ses  espérances,  et  obtient  le  poste  qu'on  ne  refuse  à 
ce  malheureux  que  parce  qu'il  l'a  trop  mérité. 

Je  ne  sais,  dites-vous  avec  un  air  froid  et  dédai- 
gneux ;  PliiLinte  a  du  mérite,  de  l'esprit,  de  l'agré- 
ment, de  l'exactitude  sur  son  devoir  ;  de  la  fidélité 
et  de  l'attachement  pour  son  maitre,  et  il  en  est 
médiocrement  considéré,  il  ne  plait  pas,  il  n'est  pas 
goûté.  »  —  «  expliquez-vous,  est-ce  Philante  ou  le 
grand  qu'il  sert  que  vous  condamnez?  » 

Il  est  souvent  plus  utile  de  quitter  les  grands  que 
de  s'en  plaindre. 

Qui  peut  dire  pourquoi  quelques-uns  ont  le  gros 
lot,  ou  quelques  autres  la  faveur  des  grands  ? 

Les  grands  sont  si  heureux,  qu'ils  n'essuient  pas 
même,  dans  toute  leur  vie,  l'inconvénient  de  regret- 
ter la  perte  de  leurs  meilleurs  serviteurs,  ou  des  per- 
sonnes illustres  dans  leur  genre,  dont  ils  ont  tiré  le 
plus  de  plaisir  et  le  plus  d'utilité.  La  première  chose 
que  la  flatterie  sait  faire  après  la  mort  de  ces  hommes 
uniques,  et  qui  ne  se  réparent  point,  est  de  leur  sup- 
poser des  endroits  faibles,  dont  elle  prétend  que  ceux 
qui  leur  succèdent  sont  très  exempts  ;  elle  assure  que 
l'un,  avec  toute  la  capacité  et  toutes  les  lumières  de 
l'autre  dont  il  prend  la  place,  n'en  a  point  les  défauts, 
et  ce  style  sert  aux  princes  à  se  consoler  du  grand  et 
de  l'excellent  par  le  médiocre. 

Les  grands  dédaignent  les  gens  d'esprit  qui  n'ont 
que  de  l'esprit  ;  les  gens  d'esprit  méprisent  les  grands 


LES  CARACTÈRES  DE  LA  BRUYÈRE.      19I 

qui  n'ont  que  de  la  grandeur  ;  les  gens  de  bien  plai- 
gnent les  uns  et  les  autres,  qui  ont  de  la  grandeur  ou 
de  l'esprit,  sans  nulle  vertu. 

Quand  je  vois  d'une  part  auprès  des  grands,  à  leur 
table,  et  quelquefois  dans  leur  familiarité,  de  ces 
hommes  alertes,  empressés,  intrigants,  aventuriers, 
esprits  dangereux  et  nuisibles,  et  que  je  considère 
d'autre  part  quelle  peine  ont  les  personnes  de  mérite 
à  en  approcher,  je  ne  suis  pas  toujours  disposé  à 
croire  que  les  méchants  soient  soufferts  par  intérêt, 
ou  que  les  gens  de  bien  soient  regardés  comme  inu- 
tiles ;  je  trouve  plus  mon  compte  à  me  confirmer 
dans  cette  pensée,  que  grandeur  et  discernement 
sont  deux  choses  différentes,  et  l'amour  pour  la  vertu 
et  pour  les  vertueux  une  troisième  chose. 

Lucile  aime  mieux  user  sa  vie  à  se  faire  supporter 
de  quelques  grands,  que  d'être  réduit  à  vivre  fami- 
lièrement avec  ses  égaux. 

La  règle  de  voir  de  plus  grands  que  soi  doit  avoir 
ses  restrictions.  Il  faut  quelquefois  d'étranges  talents 
pour  la  réduire  en  pratique. 

Quelle  est  Tincurable  maladie  de  Théophile  !  elle 
lui  dure  depuis  plus  de  trente  années,  il  ne  guérir 
point.  Il  a  voulu,  il  veut,  et  il  voudra  gouverner  les 
grands  ;  la  mort  seule  lui  ôtera  avec  la  vie  cette  soif 
d'empire  et  d'ascendant  sur  les  esprits. Est-ce  en  lui  zèle 
du  prochain  ?  est-ce  habitude  ?  est-ce  une  excessive 
opinion  de  soi-même  ?  Il  n'y  a  point  de  palais  où  il 
ne  s'insinue  ;  ce  n'est  point  au  milieu  d'une  chambre 
qu'il  s'arrête,  il  passe  à  une  embrasure  ou  au  cabinet; 
on  attend  qu'il  ait  parlé,  et  longtemps  et  avec  action, 
pour  avoir   audience,  pour  être  vu.    Il  entre  dans  le 


192  LES   CARACTHRl-S    DI-:    LA   URUYÈRE. 

secret  des  familles,  il  est  de  quelque  chose  dans  tout 
ce  qui  leur  arrive  de  triste  ou  d'avantageux  -^  il  pré- 
vient, il  s'offre,  il  se  fait  de  f^jte,  il  faut  l'admettre.  Ce 
n'est  pas  assez  pour  remplir  son  temps  ou  son  am- 
bition que  le  sain  de  dix  mille  âmes  dont  il  répond  à 
Dieu  comme  de  la  sienne  propre  ;  il  y  en  a  d'un  plus 
haut  rang  et  d'une  plus  grande  distinction  dont  il  ne 
doit  aucun  compte,  et  dont  il  se  charge  plus  volon- 
tiers. Il  écoute,  il  veiUe  sur  tout  ce  qui  peut  servir  de 
pâture  à  son  esprit  d'intrigue,  de  médiation  ou  de 
manège  ;  à  peine  un  grand  est-il  débarqué,  qu'il 
l'empoigne  et  s'en  saisit  ;  on  entend  plutôt  dire  à 
ThécpMle  qu'il  le  gouverne,  qu'on  n'a  pu  soupçonner 
qu'il  pensait  à  le  gouverner. 

Une  froideur  ou  une  incivilité  qui  vient  de  ceux  qr.i 
sont  au-dessus  de  nous  nous  les  fait  haïr,  mais  un 
salut  ou  un  sourire  nous  les  réconcilie.  Il  y  a  des 
hommes  superbes  que  l'élévation  de  leurs  rivaux 
humilie  et  apprivoise  ;  ils  en  viennent  par  cette  dis- 
grâce jusqu'à  rendre  le  salut  ;  mais  le  temps,  qui 
adoucit  toutes  choses,  les  remet  enfin  dans  leur 
naturel. 

Le  mépris  que  les  grands  ont  pour  le  peuple  les 
rend  indifférents  sur  les  flatteries  ou  sur  les  louanges 
qu'ils  en  reçoivent,  et  tempère  leur  vanité.  De  mâme 
les  princes  loués  sans  firt  et  sans  relâche  des  grands 
ou  des  courtisans  en  seraient  plus  vains  s'ils  esd- 
maient  davantage  ceux  qui  les  louent. 

Les  grands  croient  être  seuls  parfaits,  n'admettent 
qu'à  peine  dans  les  autres  hommes  la  droiture  d'es- 
prit, l'habileté,  la  délicatesse,  et  s'emparent  de  ces 
riches  talents  comme  de  choses  dues  à  leur  naissance. 


LES  CARACTÈRES  DE  LA  BRUYÈRE.      195 


C'est  cependant  en  eux  une  erreur  grossière  de  se 
nourrir  de  si  fausses  préventions  ;  ce  qu'il  y  a  jamais 
eu  de  mieux  pensé,  de  mieux  dit,  de  mieux  écrit,  et 
peut-être  d'une  conduite  plus  délicate,  ne  nous  est 
pas  toujours  venu  de  leur  fonds.  Ils  ont  de  grands 
domaines  et  une  longue  suite  d'ancêtres,  cela  ne  leur 
peut  être  contesté. 

Avez-vous  de  l'esprit,  de  la  grandeur,  de  l'habileté, 
du  goût, du  discernement?  Encroirai-jela  prévention  et 
la  flatterie  qui  publient  hardiment  votre  mérite  ?  elles 
me  sont  suspectes,  je  les  récuse.  Me  laisserai-je 
éblouir  par  un  air  de  capacité  ou  de  hauteur  qui  vous 
met  au-dessus  de  tout  ce  qui  se  fait,  de  ce  qui  se  dit 
et  de  ce  qui  s'écrit  ;  qui  vous  rend  sec  sur  les  louan- 
ges, et  empêche  qu'on  ne  puisse  arracher  de  vous  la 
moindre  approbation  ?  Je  conclus  de  là  plus  naturel- 
lement que  vous  avez  de  la  faveur,  du  crédit  et  de 
grandes  richesses.  Quel  moyen  de  vous  définir,  Télé- 
phon  ?  on  n'approche  de  vous  que  comme  du  feu,  et 
dans  une  certaine  distance,  et  il  faudrait  vous  déve- 
lopper, vous  manier,  vous  confronter  avec  vos  pareils 
pour  porter  de  vous  un  jugement  sain  et  raisonnable. 
Votre  homme  de  confiance,  qui  est  dans  votre  fami- 
liarité, dont  vous  prenez  conseil,  pour  qui  vous  quittez 
Socrate  et  Aristide,  avec  qui  vous  riez,  et  qui  rit  plus 
haut  que  vous,  Dave,  enfin,  m'est  très  connu  ;  serait- 
ce  assez  pour  vous  bien  connaître  ? 

Il  y  en  a  de  tels,  que  s'ils  pouvaient  connaître  leurs 
subalternes  et  se  connaître  eux-mêmes,  ils  auraient 
honte  de  primer. 

S'il  y  a  peu  d'excellents  orateurs,  y  a-t-il  bien  des 
gens  qui  puissent  les  entendre  ?  S'il  n'y  a  pas  assez  de 


194      I-ES  CARACTÈRES  DE  LA  BRUYÈRE. 

tons  écrivains,  où  sont  ceux  qui  savent  lire  ?  De 
même  on  s'est  toujours  plaint  du  petit  nombre  de 
personnes  capables  de  conseiller  les  rois  et  de  les 
aider  dans  l'administration  de  leurs  affaires.  Mais  s'ils 
naissent  enfin,  ces  hommes' habiles  et  intelligents, 
s'ils  agissent  selon  leurs  vues  et  leurs  lumières,  ^ont- 
ils  aimés,  s^nt-ils  estimés  autant  qu'ils  le  méritent  ? 
sont-ils  loués  de  ce  qu'ils  pensent  et  de  ce  cu'ils  font 
pour  la  patrie  ?  Ils  vivent,  il  suffit  ;  on  les  censure 
s'ils  échouent, et  on  les  envie  s'ils  réussissent.  Blâmons 
le  peuple  où  il  serait  ridicule  de  vouloir  l'excuser  : 
son  chagrin  et  sa  jalousie, -regardés  des  grands  ou  des 
puissants  comme  inévitables,  les  ont  conduits  insen- 
siblement à  le  compter  pour  rien,  et  à  négliger  ses 
suffrages  dans  toutes  leurs  entreprises,  à  s'en  faire 
même  une  règle  de  politique. 

Les  petits  se  haïssent  les  uns  les  autres,  lorsqu'ils 
se  nuisent  réciproquement.  Les  grands  sont  odieux 
aux  petits  par  le  mal  qu'ils  leur  font,  et  par  tout  le 
bien  qu'ils  ne  leur  font  pas  :  ils  leur  sont  respon- 
sables de  leur  obscurité,  de  leur  pauvreté  et  de  leur 
infortune;  ou  du  moins  ils  leur  paraissent  tels. 

C'est  déjà  trop  d'avoir  avec  le  peuple  une  même 
religion  et  un  même  dieu  ;  quel  moyen  encore  de 
s'appeler  Pierre,  Jean,  Jacques,  comme  le  marchand 
ou  le  laboureur?  évitons  d'avoir  rien  de  commun 
avec  la  multitude  ;  affectons  au  contraire  toutes  les 
distinctions  qui  nous  en  séparent  ;  qu'elle  s'approprie 
les  douze  apôtres,  leurs  disciples,  les  premiers  mar- 
t>'rs  (telles  gens,  tels  patrons)  ;  qu'elle  voie  avec 
plaisir  revenir  toutes  les  années  ce  jour  particulier 
que  chacun  célèbre  comme  sa  fête.  Pour  nous  autres 


ÎES    CAKACTI-RES    DE    LA    BRUVHRE.  I95 

grands,  ayons  recours  aux  noms  profanes,  faisons- 
nous  baptiser  sous  ceux  d'Annibal,  de  César,  de  Pom- 
pée, c'étaient  de  grands  hommes  ;  sous  celui  de 
Lucrèce,  c'était  une  illustre  Romaine  ;  sous  ceux  de 
Renaud,  de  Roger,  d'Olivier  et  de  Tancrède,  c'étaient 
des  paladins,  et  le  roman  n'a  point  de  héros  plus 
merveilleux  ;  sous  ceux  d'Hector,  d'Achille,  d'Her- 
cule, tous  demi-dieux  ;  sous  ceux  même  de  Phébus  et 
et  de  Diane  ;  et  qui  nous  empêchera  de  nous  faire 
nommer  Jupiter,  ou  Mercure,  ou  Vénus,  ou  Adonis  ? 

Pendant  que  les  grands  négligent  de  rien  connaître, 
je  ne  dis  pas  seulement  aux  intérêts  des  princes  et  aux 
affaires  publiques,  mais  à  leurs  propres  affaires  ; 
qu'ils  ignorent  l'économie  et  la  science  d'un  père  de 
famille  et  qu'ils  se  louent  eux-mên-.es  de  cette  igno- 
rance ;  qu'ils  se  laissent  appauvrir  et  maîtriser  par  des 
intendants  ;  qu'ils  se  contentent  d'être  gourmets  ou 
coteaux  (i),  de  parler  de  la  meute  et  de  la  vieille 
meute,  de  dire  combien  il  y  a  de  postes  de  Paris  à 
Besançon  ou  à  Pliilisbourg  ;  des  citoyens  s'instruisent 
du  dedans  et  du  dehors  d'un  royaume,  étudient  le 
gouvernenient,_  deviennent  fins  et  politiques,  savent 
le  fort  et  le  faible  de  tout  un  État,  songent  à  se 
mieux  placer,  se  placent,  s'élèvent,  deviennent  puis- 
sants, soulagent  le  prince  d'une  partie  des  soins  pu- 
blics. Les  grands  qui  les  dédaignaient,  les  révèrent, 
heureux  s'ils  deviennent  leurs  gendres. 

Si  je  compare  ensemble  les  deux  conditions  des 
hommes  les  plus  opposées,  je  veux  dire  les  grands 
avec  le  peuple,  ce  dernier  me  parait  content  du  néces- 

(i)  On  nommait  ainsi  les  connaisseurs  en  vins.  (Ed.) 


196      Î-ES  CARACTERES  DE  LA  BRUYÈRE. 

saire,  et  les  autres  sont  inquiets  et  pauvres  avec  le 
superflu.  Un  homme  du  peuple  ne  saurait  faire  aucun 
mal  ;  un  grand  ne  veut  faire  aucun  bien,  et  est  ca- 
pable de  grands  maux  :  l'un  ne  se  forme  et  ne  s'exerce 
que  dans  les  choses  qui  sont  utiles,  l'autre  y  joint  les 
pernicieuses  :  là  se  montrent  ingénument  la  grossiè- 
reté et  la  franchise  ;  ici  se  cache  une  sève  maligne  et 
corrompue  sous  l'écorce  de  la  politesse  :  le  peuple  n'a 
guère  d'esprit  et  les  grands  n'ont  point  d'âme  :  celui- 
là  a  un  bon  fonds  et  n'a  point  de  dehors  ;  ceux-ci  n'on; 
que  des  dehors  et  qu'une  simple  superficie.  Faut-il 
opter  ?  je  ne  balance  pas,  je  veux  être  peuple. 

Quelque  profonds  que  soient  les  grands  de  la 
cour,  et  quelque  art  qu'il  aient  pour  paraître  ce  qu'ils 
ne  sont  pas  et  pour  ne  point  paraître  ce  qu'ils  sont, 
ils  ne  peuvent  cacher  leur  malignité,  leur  extrême 
pente  à  rire  aux  dépens  d'autrui  et  à  jeter  du  ridicule 
souvent  où  il  n'y  en  peut  avoir.  Ces  beaux  talents  se 
découvrent  en  eux  du  premier  coup  d'œil  ;  admirables 
sans  doute  pour  envelopper  une  dupe,  et  rendre  sot 
celui  qui  l'est  déjà  ;  mais  encore  plus  propres  à  leur 
ôter  tout  le  plaisir  qu'ils  pourraient  tirer  d'un  homme 
d'esprit,  qui  saurait  tourner  et  se  plier  en  mille  ma- 
nières agréables  et  réjouissantes,  si  le  dangereux 
caractère  du  courtisan  ne  l'engageait  pas  à  une  fort 
grande  retenue.  Il  lui  oppose  un  caractère  sérieux 
dans  lequel  il  se  retranche  ;  et  il  fait  si  bien  que  les 
railleurs,  avec  des  intentions  si  mauvaises,  manquent 
d'occasions  de  se  jouer  de  lui. 

Les  aises  de  la  vie,  l'abondance,  le  calme  d'une 
grande  prospérité,  font  que  les  princes  ont  de  la  joie 
de  reste  pour  rire  d'un  nain,  d'un  singe,  d'un  imbécile 


LES   CARACTÉI^S   DE   LA   BRUYÈRE.  I97 

et  d'un  mauvais  conte.  Les  gens  moins  lieureux  ne 
rient  qu'à  propos. 

Un  grand  aime  la  Champagne,  abhorre  la  Brie,  il 
s'enivre  de  meilleur  vin  que  l'homme  du  peuple  : 
seule  différence  que  la  crapule  laisse  entre  les  condi- 
tions les  plus  disproportionnées,  entre  le  seigneur  et 
l'estafier. 

Il  semble  d'abord  qu'il  entre  dans  les  plaisirs  des 
princes  un  peu  de  celui  d'incommoder  les  autres  : 
mais  non,  les  princes  ressemblent  aux  hommes  ;  ils 
songent  à  eux-mêmes,  suivent  leur  goût,  leurs  pas- 
sions, leur  commodité  ;  cela  est  naturel. 

Il  semble  que  la  première  règle  des  compagnies, 
des  gens  en  place  ou  des  puissants,  est  de  donner  à 
ceux  qui  dépendent  d'eus  pour  le  besoin  de  leurs 
affaires,  toutes  les  traverses  qu'ils  en  peuvent  craindre. 
Si  un  grand  a  quelque  degré  de  bonheur  sur  les 
autres  hommes,  je  ne  devine  pas  lequel,  si  ce  n'est 
peut-être  de  se  trouver  souvent  dans  le  pouvoir  et 
dans  l'occasion  de  faire  plaisir  ;  et  si  elle  naît,  cette 
conjoncture,  il  semble  qu'il  doive  s'en  servir.  Si 
c'est  en  faveur  d'un  homme  de  bien,  il  doit  appréhen- 
der qu'elle  ne  lui  échappe  :  mais  comme  c'est  en  une 
chose  juste,  il  doit  prévenir  la  sollicitation,  et  n'être 
vu  que  pour  être  remercié  ;  et  si  elle  est  facile,  il  ne 
doit  pas  même  la  lui  faire  valoir  :  s'il  la  lui  refuse, 
je  les  plains  tous  deux. 

Il  3'  a  des  hommes  nés  inaccessibles,  et  ce  sont 
précisément  ceux  de  qui  les  autres  ont  besoin,  de 
qui  ils  dépendent  ;  ils  ne  sont  jamais  que  sur  un  pied. 
Mobiles  comme  le  mercure,  ils  pirouettent,  ils  gesti- 
culent, ils   crient,   ils    s'agitent;    semblables  à  ces 


IÇS  LES   CARACTÈRES    DE    !.A    BRUYÈRE. 

figures  de  carton  qui  servent  de  montre  à  une  fCte 
publique,  ils  jettent  feu  et  flamme,  tonnent  et  f  ui- 
droyent  :  on  n'en  approche  pas,  jusqu'à  ce  que 
venant  à  s'éteindre,  ils  tombent,  et,  par  leur  chute 
deviennent  traitables  mais  inutiles. 

Le  suisse,  le  valet  de  chambre,  l'homme  délivrée, 
s'ils  n'ont  plus  d'esprit  que  ne  porte  leur  condition, 
ne  jugent  plus  d'eux-mêmes  par  leur  première  bas- 
sesse, mais  par  l'élévation  de  la  fortune  des  gens 
qu'ils  servent,  et  mettent  tous  ceux  qui  entrent  par 
leur  porte  et  montent  leur  escalier  indifféremment 
au-dessous  d'eux  et  de  leurs  mairres  :  tant  il  est  vrai 
qu'on  est  destiné  à  sounrir  des  grands  et  de  ce  qui 
leur  appartient. 

Un  homme  en  place  doit  aimer  son  prince,  sa 
femme,  ses  enfants  et  après  eux  les  gens  d'esprit  ;  il 
les  doit  adopter,  il  doit  s'en  fournir  et  n'en  jamais 
manquer.  Il  ne  saurait  payer,  je  ne  dis  pas  de  trop 
de  pensions  et  de  bienfaits,  mais  de  trop  de  familia- 
rité et  de  caresses,  les  secours  et  les  services  qu'il  en 
tire,  môme  sans  le  savoir.  Quels  petits  bruits  ne 
dissipent-ils  pas,  quelles  liistoires  ne  réduisent-ils  pas 
à  la  fable  et  à  la  fiction  ?  Ne  savent-ils  pas  justifier 
les  mauvais  succès  par  les  bonnes  intentions,  prouver 
la  bonté  d'un  dessein  et  la  justesse  des  mesures  par 
le  bonheur  des  événements,  s'élever  contre  la  mali- 
gnité et  l'envie  pour  accorder  à  de  bonnes  entreprises 
de  meilleurs  motifs,  donner  des  explications  favo- 
rables à  des  apparences  qui  étaient  mauvaises,  dé- 
tourner les  petits  défauts,  ne  montrer  que  les  vertus 
et  les  mettre  dans  leur  jour,  semer  en  mille  occa- 
sions des  faits  et  des  détails    qui  soient  avantageux. 


LES   CARACri-RKS    DE   I.A   BRUVÉItE.  I99 

et  tourner  le  rire  et  la  moquerie  contre  ceux  qui  ose- 
raient en  douter  ou  avancer  des  faits  contrrjres  ?  Je 
sais  que  les  grands  ont  pour  maxime  de  laisser  parler 
et  de  continuer  d'agir  ;  mais  je  sais  aussi  qu'il  leur 
arrive  en  plusieurs  rencontres  que  laisser  dire  les  em- 
pêche de  faire. 

Sentir  le  mérite,  et,  quand  il  est  une  f^is  connu, 
le  bien  traiter  :  deux  grandes  démarches  à  faire  tout 
de  suite,  et  dont  la  plupart  des  grands  sont  fort  inca- 
pables. Tu  es  grand,  tu  es  puissant,  ce  n'est  pas 
assez  :  fais  que  je  t'estime,  afin  que  je  sois  triste 
d'être  déchu  de  tes  bonnes  grâces  ou  de  n'avoir  pu 
les  acquérir. 

Vous  dites  d'un  grand  ou  d'un  homme  en  place, 
qu'il  est  prévenant,  officieux,  qu'il  aime  à  faire  plai- 
sir, et  vous  le  confirmez  par  un  long  détail  de  ce 
qu'il  a  fait  en  une  aiTaire  où  il  a  su  que  vous  preniez 
intérêt.  Je  vous  entends,  on  va  pour  vous  au-devant 
de  la  sollicitation,  vous  avez  du  crédit,  vous  êtes 
connu  du  ministre,  vous  êtes  bien  avec  les  puissances: 
désiriez-\  ous  que  je  susse  autre  cliose? 

Quelqu'un  vous  dit  :  «  Je  me  plains  d'un  tel,  il  est 
fier  depuis  son  élévation,  il  me  dédaigne  ;  il  ne  me 
connaît  plus.  —  Je  n'ai  pas  pour  moi,  lui  répondez- 
vous,  sujet  de  m'en  plaindre  ;  au  contraire,  je  m'en 
loue  fort,  et  il  me  semble  même  qu'il  est  assez  civil.» 
Je  crois  encore  vous  entendre  :  vous  voulez  qu'on 
sache  qu'un  homme  en  place  a  de  l'attention  pour 
vous,  et  qu'il  vous  démêle  dans  l'antichambre  entre 
mille  honnêtes  gens  de  qui  il  détourne  ses  yeux,  de 
peur  de  tomber  dans  l'inconvénient  de  leur  rendre  le 
salut  ou  de  leur  sourire. 


I.ES   CARACTÈRES   DE   LA   BRUYÈRE. 


Se  louer  de  quelqu'un,  se  louer  d'un  grand, phrase 
délicate  dans  son  origine,  et  qui  .signifie  sans  doute  se 
louer  soi-même,  en  disant  d'un  grand  tout  le  bien 
qu'il  nous  a  fait  ou  qu'il  n'a  pas  songé  à  nous  faire. 

On  loue  les  grands  pour  marquer  qu'on  les  voit  de 
près,  rarement  par  estime  ou  par  gratitude  :  on  ne 
connaît  pas  souvent  ceux  que  l'on  loue.  La  vanité  ou 
la  légèreté  l'emporte  quelquefois  sur  le  ressentiment  : 
on  est  mal  content  d'eux  et  on  les  loue. 

S'il  est  périlleux  de  tremper  dans  une  affaire  sus- 
pecte, il  l'est  encore  davantage  de  s'y  trouver  com- 
plice d'un  grand  :  il  s'en  tire  et  vous  laisse  paj^er 
doublement  pour  lui  et  pour  vous. 

Le  prince  n'a  peint  assez  de  toute  sa  fortune  pour 
payer  une  basse  complaisance,  si  l'on  en  juge  par 
tout  ce  que  celui  qu'il  veut  récompenser  y  a  mis  du 
sien,  et  il  n'a  pas  trop  de  toute  sa  puissance  pour  le 
punir,  s'il  mesure  sa  vengeance  au  tort  qu'il  en  a  reçu. 

La  noblesse  expose  sa  vie  pour  le  salut  de  l'État 
et  pour  la  gloire  du  souverain.  Le  magistrat  décharge 
le  prince  d'une  partie  du  soin  de  juger  les  peuples. 
Voilà  de  part  et  d'autre  des  fonctions  bien  sublimes 
et  d'une  merveilleuse  utilité  :  les  hommes  ne  sont 
guère  capables  de  plus  grandes  choses,  et  je  ne  sais 
d'où  la  robe  et  l'épée  ont  puisé  de  quoi  se  mépriser 
réciproquement. 

S'il  est  vrai  qu'un  grand  donne  plus  à  la  fortune 
lorsqu'il  hasarde  une  vie  destinée  à  couler  dans  les 
ris,  le  plaisir  et  l'abondance,  qu'un  particulier  qui 
ne  risque  que  des  jours  qui  sont  misérables,  il  faut 
avouer  aussi  qu'il  a  un  tout  autre  dédommagement, 
qui  est  la  gloire  et  la  haute  réputation.  Le  soldat  ne 


LES   CARACTERES   DE   LA   BRUYERE. 


sent  pas  qu'il  soit  connu,  il  meurt  obscur  et  dans  la 
foule  ;  il  vivait  de  même  à  la  vérité,  mais  il  vivait  ; 
et  c'est  l'une  des  sources  du  défaut  de  courage  dans 
les  conditions  basses  "et  serviles.  Ceux  au  contraire 
que  la  naissance  démCle  d'avec  le  peuple,  et  expose 
aux  yeux  des  homriies,  à  leur  censure  et  à  leurs 
éloges,  sont  même  capables  de  sortir  par  effort  de 
leur  tempérament,  s'il  ne  les  portait  pas  à  la  vertu  ; 
et  cette  disposition  de  cœur  et  d'esprit  qui  passe  des 
aïeux  par  les  pères  dans  leurs  descendants,  est  cette 
bravoure  si  familière  aux  personnes  nobles,  et  peut- 
être  la  noblesse  même.  Jetez-moi  dans  les  troupes 
comme  un  simple  soldat,  je  suis  Tbersite  :  mettez- 
moi  à  la  tête  d'une  armée  dont  j'aie  à  répondre  à 
toute  l'Europe,  je  suis  Achille. 

Les  princes,  sans  autre  science,  ni  autre  règle,  ont 
un  goût  de  comparaison  ;  ils  sont  nés  et  élevés  au 
milieu  et  comme  dans  le  centre  des  meilleures  choses, 
à  quoi  ils,  rapportent  ce  qu'ils  lisent,  ce  qu'ils  voient 
et  ce  qu'ils  entendent.  Tout  ce  qui  s'éloigne  trop  de 
Lulli,  de  Racine  et  de  Le  Brun  est  condamné. 

Ne" parler  aux  jeunes  gens  que  du  soin  de  leur 
rang,  est  un  excès  de  précaution,  lorsque  toute  une 
cour  met  son  devoir  et  une  partie  de  sa  politesse  à 
les  respecter,  et  qu'ils  sont  bien  moins  sujets  à  igno- 
rer aucun  des  égards  dus  à  leur  naissance  qu'à  con- 
fondre les  personnes  et  les  traiter  indifféremment 
et  sans  distinction  des  conditions  et  des  titres.  Us  ont 
une  fierté  naturelle  qu'ils  retrouvent  dans  les  occa- 
sions ;  il  ne  leur  faut  de  leçons  que  pour  la  régler, 
que  pour  leur  inspirer  la  bonté,  l'honnêteté  et  l'esprit 
de  discernement. 


ÎES    CARACTliKES   DU    !A    lillUVElin. 


C'est  une  pure  hypocrisie  à  un  homme  d'une  cer- 
taine élévation,  de  ne  pas  prendre  d'abord  le  rang  qui 
lui  est  dû,  et  que  tout  le  monde  lui  cède.  Il  ne  lui 
coûte  rien  d'être  modeste,  de  se  mêler  dans  la  mul- 
titude qui  va  s'ouvrir  pour  lui,  de  prendre  dans  une 
assemblée  une  dernière  place,  afin  que  tous  l'y  voient 
et  s'empressent  de  l'en  ôter.  La  modestie  est  d'une 
pratique  plus  amère  aux  hommes  d'une  condition 
ordinaire  ;  s'ils  se  jettent  dans  la  foule,  on  les 
écrase  ;  s'ils  choisissent  un  poste  incommode,  il  leur 
demeure. 

Aristarque  se  transporte  dans  la  place  avec  un 
héraut  et  un  trompette  ;  celui-ci  commence,  toute  la 
multitude  accourt  et  se  rassemble.  «  Ecoutez,  peuple, 
dit  le  héraut,  soj'ez  attentifs,  silence,  silence  ;  Aris- 
tarque, que  vous  voj'ez  présent,  doit  faire  demain  une 
bonne  action.  »  Je  dirai  plus  simplement  et  sans 
figure  ;  quelqu'un  fait  bien,  veut-il  faire  mieux  ;  que 
je  ne  sache  pas  qu'il  fait  bien,  ou  que  je  ne  le  soup- 
çonne pas  du  moins  de  me  l'avoir  appris. 

Les  meilleures  actions  s'altèrent,  et  s'affaiblissent 
par  la  manière  dont  on  les  fait,  et  laissent  même  dou- 
ter des  intentions.  Celui  qui  protège  ou  qui  loue  la 
vertu  pour  la  vertu,  qui  corrige  ou  qui  blâme  le  vice 
à  cause  du  vice,  agit  simplement,  naturellement,  sans 
aucun  tour,  sans  nulle  singularité,  sans  faste,  sans 
affectation  ;  il  n'use  point  de  réponses  graves  et 
sentencieuses,  encore  moins  de  traits  piquants  et  sati- 
riques :  ce  n'est  jamais  une  scène  qu'il  joue  pour  le 
public,  c'est  un  bon  exemple  qu'il  donne,  et  un  devoir 
dont  il  s'acquitte  ;  il  ne  fournit  rien  aux  visites  des 
femmes,  ni  au  cabinet,  ni  aux  nouvellistes  ;  il  ne 


n-;S    CARACTIiRES    DE    TA    TRUVI-RE.  20> 

donne  point  à  un  homme  agréable  la  matière  d'un 
joli  conte.  Le  bien  qu'il  vient  de  faire  est  un  peu 
moins  su  à  la  vérité  ;  mais  il  a  fait  ce  bien,  que 
voudrait-il  davantage  ? 

Les  grands  ne  doivent  point  aimer  les  premiers 
temps,  ils  ne  leur  sont  point  favorables  ;  il  est  triste 
pour  eux  d'y  voir  que  nous  sortions  tous  du  frère  et 
de  la  sœur.  Les  hommes  composent  ensemble  une 
même  famille  ;  il  n'y  a  que  le  plus  ou  le  moins  dans 
le  degré  de  parenté. 

Théognis  est  recherché  dans  son  ajustement,  et  il 
sort  paré  comme  une  femme  ;  il  n'est  pas  hors  de  sa 
maison,  qu'il  a  déjà  ajusté  ses  yeux  et  son  visage, 
afin  que  ce  soit  une  chose  faite  quand  il  sera  dans  le 
public,  qu'il  y  paraisse  tout  concerté,  que  ceux  qui 
passent  le  trouvent  déjà  gracieux  et  leur  s  ^uriant,  et 
que  nul  ne  lui  échappe.  Marche-t-il  dans  les  salles,  il 
se  tourne  à  droite  où  il  y  a  un  grand  monde,  et  à 
gauche  où  il  n'y  a  personne,  et  il  salue  ceux  qui  y 
sont  et  ceux  qui  n'y  sont  pas.  Il  embrasse  un  h  jmme 
qu'il  trouve  sous  sa  main,  il  lui  presse  la  tCte  contre 
sa  poitrine,  il  demande  ensuite  qui  est  celui  qu'il  a 
embrassé.  Qiielqu'un  a  besoin  de  lui  dans  une  afiaire 
qui  est  facile,  il  va  le  trouver,  lui  fait  sa  prière  : 
Théognis  l'écoute  favorablement,  il  est  ravi  de  lui 
être  bon  à  quelque  chose,  il  le  conjure  de  faire  naître 
des  occasions  de  lui  rendre  service  ;  et  comme  celui-ci 
insiste  sur  son  affaire,  il  lui  dit  qu'il  ne  la  fera  point  ; 
il  le  prie  de  se  mettre  en  sa  place,  il  l'en  fait  juge  ; 
le  client  sort,  reconduit,  caressé,  confus,  presque 
content  d'être  refusé. 

C'est  avoir  une  très  mauvaise  opinion  des  hommes, 


204  IKS    CARACTÈRES    DE    I.A   BRUYERE. 

et  néanmoins  les  bien  connaître,  que  de  croire  dans 
un  grand  poste  leur  imposer  par  des  caresses  étu- 
diées, par  de  longs- et  stériles  embrassements. 

Pamphile  ne  s'entretient  pas  avec  les  gens  qu'il 
rencontre  dans  les  salles,  ou  dans  les  cours  ;  si  l'on  en 
croit  sa  gravité  et  l'élévation  de  sa  voix,  il  les  reçoit, 
leur  donne  audience,  les  congédie.  Il  a  des  termes 
tout  à  la  fois  civils  et  hautains,  une  honnêteté  impé- 
rieuse et  qu'il  emploie  sans  discernement  ;  il  a  une 
fausse  grandeur  qui  l'abaisse,  et  qui  embarrasse  fort 
ceux  qui  sont  ses  amis,  et  qui  ne  veulent  pas  le 
mépriser. 

Un  Pamphile  est  plein  de  lui-même,  ne  se  perd  pas 
de  vue,  ne  sort  point  de  l'idée  de  sa  grandeur,  de  ses 
alliances,  de  sa  charge,  de  sa  dignité  ;  il  ramasse, 
pour  ainsi  dire,  toutes  ses  pièces,  s'en  enveloppe  pour 
se  faire  valoir  ;  il  dit  mon  ordre,  mon  cordon  bleu  ; 
il  l'étalé  ou  il  le  cache  par  ostentation.  Un  Pamphile, 
en  mi  mot,  veut  être  grand  ;  il  croit  l'être  ;  il  ne  l'est 
pas  :  il  est  d'après  un  grand.  Si  quelquefois  il  sourit  à 
un  homme  du  dernier  ordre,  à  un  homme  d'esprit,  il 
choisit  s^n  temps  si  juste  qu'il  n'est  jamais  pris  sur  le 
fait.  Aussi  la  rougeur  lui  monterait-elle  au  visage  s'il 
était  malheureusement  surpris  dans  la  moindre  fami- 
liarité avec  quelqu'un  qui  n'est  ni  opulent,  ni  puis- 
sant, ni  ami  d'un  ministre,  ni  son  allié,  ni  son  domes- 
tique. 11  est  sévère  et  inexorable  à  qui  n'a  point 
encore  fait  sa  fortune  :  il  vous  aperçoit  un  jour  dans 
une  galerie,  et  il  vous  fuit  ;  et  le  lendemain,  s'il  voua 
trouve  en  un  endroit  moins  public,  ou,  s'il  est  public, 
en  la  compagnie  d'un  grand,  il  prend  courage,  il 
vient  à  vous  et  il  vous  dit  :  «  Vous  ne  faisiez  pas  hier 


LES   CARACTÈRES    DE    LA   BRUYÈRE. 


semblant  de  me  voir.  »  Tantôt  il  vous  quitté  brus- 
quement pour  joindre  un  seigneur  ou  un  premier 
commis  ;  et  tantôt,  s'il  les  trouve  avec  vous  eh  con- 
versation, il  vous  coupe  et  vous  les  enlève.  Vous 
l'abordez  une  autre  fois,  et  il  ne  s'arrête  pas  ;  il  se 
fait  suivre,  vous  parle  si  haut  que  c'est  une  scène 
pour  ceux  qui  passent.  Aussi  les  Pamphiles  sont- ils 
toujours  comme  sur  un  théâtre  :  gens  nourris  dans  le 
faux,  qui  ne  haïssent  rien  tant  que  d'être  naturels  ; 
vrais  personnages  de  comédie,  des  Floridor,  des  Mon-  . 
doris. 

On  ne  tarit  point  sur  les  Pamphiles.  Ils  sont  bas 
et  timides  devant  les  princes  et  les  ministres, pleins  de 
hauteur  et  de  confiance  avec  ceux  qui  n'ont  que  de  la 
vertu  ;  muets  et  embarrassés  avec  les  savants  ;  vifs, 
hardis  et  décisifs  avec  ceux  qui  ne  savent  rien.  Ils 
parlent  de  guerre  à  un  homme  de  robe  et  de  politique 
à  un  financier  ;  ils  savent  l'histoire  avec  les  femmes; 
ils  sont  poètes  avec  un  docteur  et  géomètres  avec  un 
poète.  De  maximes  ils  ne  s'en  chargent  pas,  de  prin- 
cipes encore  moins.  Ils  vivent  à  l'aventure,  poussés  et 
entraînés  par  le  vent  de  la  faveur  et  par  l'attrait  des 
richesses.  Ils  n'ont  point  d'opinion  qui  soit  à  eux,  qui 
leur  soit  propre  ;  ils  en  empruntent  à  mesure  qu'ils  en 
ont  besoin  ;  et  celui  à  qui  ils  ont  recours  n'est  guère 
un  homme  sage,  ou  habile,  ou  vertueux,  c'est  un 
homme  à  la  mode  (i). 

Nous  avons  pour  les  grands  et  pour  les  gens  en 
place  une  jalousie  stérile  ou  une  haine  impuissante, 
qui  ne  nous  venge  point  de  leur  grandeur  et  de  leur 

(i)  On  a  cru  voir  dans  ce  caractère  le  portrait  du  marqiiis 
de  Dangeau.  (Ed.) 


LES   CARACTERES   DE    LA    BRUYERE. 


clévation  et  qui  ne  fait  qu'ajouter  à  notre  propre 
misère  le  poids  insupp.irtable  du  bonheur  d'autrui. 
Que  faire  contre  une  maladie  de  l'àme  si  invét(^rée  et 
si  contagieuse  ?  Contentons-nous  de  peu,  et  de  moins 
encore,  s'il  est  possible.  Sachons  perdre  dans  l'occa- 
sion, la  recette  est  infaillible,  et  je  consens  à  l'éprou- 
ver. J'évite  par  là  d'apprivoiser  un  suisse  ou  de  fléchir 
un  commis,  d'être  repoussé  à  une  porte  par  la  foule 
innombrable  de  cHents  ou  de  courtisans  dont  la 
maison  d'un  ministre  se  dégorge  plusieurs  fois  le 
jour,  de  languir  dans  sa  salle  d'audience,  de  lui  de- 
mander en  tremblant  et  en  balbutiant  une  chose  juste, 
d'essuyer  sa  gravité,  son  rire  amer  et  son  laconisme. 
Alors,  je  ne  le  hais  plus,  je  ne  lui  porte  plus  d'envie  ; 
il  ne  me  fait  aucune  prière,  je  ne  lui  en  fais  pas:  nous 
sommes  égaux,  si  ce  n'est  peut-être  qu'il  n'est  pas 
tranquille  et  que  je  le  suis. 

Si  les  grands  ont  des  occasions  de  nous  faire  du 
bien,  ils  en  ont  rarement  la  volonté  ;  et  s'ils  désirent 
de  nous  faire  du  mal,  ils  n'en  trouvent  pas  toujours 
les  occasions.  Ainsi  l'on  peut  être  trompé  dans  l'es- 
pèce de  culte  qu'on  leur  rond,  s'il  n'est  fondé  que  sur 
l'espérance  ou  sur  la  crainte  ;  et  une  longue  vie  se 
termine  quelquefois  sans  qu'il  arrive  de  dépendre 
d'eux  p:ur  le  moindre  intérêt  ou  qu'on  leur  doive  sa 
bonne  ou  sa  mauvaise  fortune.  Nous  devons  les 
honorer  parce  qu'ils  sont  grands  et  que  nous  sommes 
petits,  et  qu'il  y  en  a  d'autres  plus  petits  que  nous  qui 
nous  honorent. 

A  la  cour,  à  la  ville,  mêmes  passions,  mêmes  fai- 
blesses, mêmes  petitesses,  mêmes  travers  d'esprit, 
mêmes    brouilleries   dans  les   familles   et  entre  les 


lES   CARACTERES   DE   LA   BRU^'ERE.  207 


proches,  menues  envies,  mcmes  antipathies.  Partout 
des  brus  et  des  belles-mères,  des  maris  et  des 
femmes,  des  divorces,  des  ruptures  et  de  mauvais 
raccommodements  ;  partout  des  humeurs,  des  co- 
lères, des  partialités,  des  rapports,  et  ce  qu'on 
appelle  de  mauvais  discours.  Avec  de  bons  yeux,  on 
voit  sans  peine  la  petite  ville,  la  rue  Saint-Denis, 
comme  transportée  à  Versailles  ou  à  Fontainebleau. 
Ici,  l'on  croit  se  haïr  avec  plus  de  fierté  et  de  hau- 
teur, et  peut-être  avec  plus  de  dignité  ;  on  se  nuit 
réciproquement  avec  plus  d'habileté  et  de  finesse  ; 
les  colères  sont  plus  éloquentes,  et  l'on  se  dit  des 
injures  plus  poliment  et  en  de  meilleurs  termes  ;  l'on 
n'y  blesse  point  la  pureté  et  la  langue  ;  l'on  n'y 
offense  que  les  hommes  ou  que  leur  réputation. 
Tousles  dehors  du  vice  y  sont  spécieux,  mais  le  fond, 
encore  une  fois, y  est  le  même  que  dans  lesconditions 
les  plus  ravalées  :  tout  le  bas,  tout  le  faible  et  tout 
Tindigne  s'y  trouvent.  Ces  hommes  si  grands  ou  par 
leur  naissance,  ou  par  leur  faveur,  ou  par  leurs  di- 
gnités, ces  têtes  si  fortes  et  si  habiles,  ces  femmes  si 
polies  et  si  spirituelles,  tous  méprisent  le  peuple,  et 
ils  sont  peuple. 

Qui  dit  le  peuple  dit  plus  d'une  chose  ;  c'est  une 
vaste  expression  et  l'on  s'étonnerait  de  voir  ce  qu'elle 
embrasse  et  jusqu'où  elle  s'étend.  Il  y  a  le  peuple  qui 
est  opposé  aux  grands,  c'est  la  populace  et  la  multi- 
tude :  il  y  a  le  peuple  qui  est  opposé  aux  sages,  aux 
habiles  et  aux  vertueux,  ce  sont  les  grands  comme 
les  petits. 

Les  grands  se  gouvernent  par  sentiment  :  âmes 
oisi^■es  sur  lesquelles  tout  fait  d'abord  une  vive  im- 


208      LES  CARACTÈRES  DE  LA  BRUYÈRE. 

pression.  Une  chose  arrive,  ils  en  parlent  trop,  bien 
tôt  ils  en  parlent  peu,  ensuite  ils  n'en  parlent  plus  e 
Us  n'en  parleront  plus  :  action,  conduite,  ouvrage 
événement,  tout  est  oublié  ;  ne  leur  demandez  n 
correction,  ni  prévoyance,  ni  réflexion,  ni  reconnais 
sance,  ni  récompense. 

L'on  se  porte  aux  extrémités  opposées  à  l'égar 
de  certains  personnages.  La  satire,  après  leur  mori 
court  parmi  le  peuple,  pendant  que  les  voûtes  de 
temples  retentissent  de  leurs  éloges.  Ils  ne  mériten 
quelquefois  ni  libelles,  ni  discours  funèbres  ;  que 
quefois  aussi  ils  sont  dignes  de  tous  les  deux. 

L'on  doit  se  taire  sur  les  puissants  :  il  y  a  presqu 
toujours  de  la  flatterie  à  en  dire  du  bien  ;  il  y  a  d 
péril  à  en  dire  du  mal  pendant  qu'ils  vivent,  et  de  1  ' 
lâcheté  quand  ils  sont  morts. 


-a  Blblloth? 
:ver»ité  d» 
Echéan 


Umvo 


CE    PQ        1803 
• A6L     1884     VI 
COO        LA     BRUYERE, 
ACC*     1388527 


LES     CARACT